UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

gallimard - Page 7

  • J.-B. Pontalis, 15 janvier 1924 — 15 janvier 2013

     Avec toute notre affection pour Jenny, Élise, Flore & Mathieu…

     

    jean-bertrand-pontalis-en-analyse-le-silence-est-la-condition-de-la-parole,M25894.jpg

     

    Clairières

     

    « Souvenir d’une randonnée pédestre qui soudain nous fait déboucher après la longue traversée d’une forêt sur une clairière lumineuse. Souvenir de ce jour où nous étions étendus sur l’herbe, c’était au bord d’un lac de montagne, nous nous sommes plongés une minute dans l’eau glaciale, sur la rive le soleil nous brûlait, et ce moment, ce lac m’étaient une clairière. Souvenir plus ancien d’un rond-point entouré de chênes où s’étalait la nappe blanche attendant le pique-nique à l’abri dans ses paniers d’osier. Souvenir tout récent du visage de Claire, visage souvent maussade, fermé que venait ouvrir, quand je m’y attendais le moins, un sourire et alors c’était tout son corps qui irradiait de lumière.

    Clairière : lumière, fragiles rayons de soleil à travers les feuilles, ouverture, mais ouverture au creux de ce qui est longtemps resté opaque.

    Combien de fois, en analyse, ai-je eu le sentiment, après des semaines, des mois d’avancée laborieuse, de parvenir à une clairière !

    Quelqu’un m’a fait remarquer qu’on trouvait ce mot à plusieurs reprises dans mes livres. Est-ce le mot, sa sonorité, que j’aime ou ce qu’il désigne ? Fausse question : les deux se confondent.

    Je ne saurai pas démêler tout ce qui, au fil du temps, est venu se condenser dans ce mot de clairière. J’ignore pourquoi ce mot si clair est l’objet d’un attrait qui l’est si peu.

    Voici qu’une amie philosophe me rappelle avec malice que les heideggeriens se réservent quasiment l’exclusivité du mot. Que d’obscurs commentaires sur la “clairière de l’Être” !

    C’est égal : personne ne me confisquera ma clairière. Pas question de l’enfermer dans une métaphysique. C’est un mot qui touche tous mes sens. Je n’en fais pas l’objet d’une méditation infinie, je le goûte avec mes yeux, je le savoure dans ma bouche, je laisse doucement entrer dans le creux de mes oreilles. Il est mien mais je ne le garde pas pour moi. Dans mes clairières, je ne suis jamais seul. »

     

    J.-B. Pontalis

    Fenêtres

    Gallimard, 2000, rééd. Folio n° 3642, 2002

     

  • Georges Bataille, "Le Coupable"

     

    georges bataille,le coupable,gallimard


    «  Mon désir ? Sans limites…

    Pouvais-je être le Tout ? J’ai pu l’être — risiblement…

    Je sautai, de travers je sautai.

    Tout se défit, se disloqua.

    Tout en moi se défit

    Pourrai-je seul un instant cesser de rire ?


    (Rien qu’un homme, analogue à d’autres.

    Soucieux d’obligations qui lui reviennent.

    Nié dans la simplicité du grand nombre.

    Le rire est un éclair, en lui-même, en d’autres.)


    Dans la profondeur d’un bois, comme dans la chambre où les deux amants se dénudent, le rire et la poésie se libèrent.

    Hors du bois comme hors de la chambre, l’action utile est poursuivie, à laquelle chaque homme appartient. Mais chaque homme, dans sa chambre, s’en retire… ; chaque homme, en mourant, s’en retire… Ma folie dans le bois règne en souveraine… Qui pourrait supprimer la mort ? Je mets le feu au bois, les flammes du rire y pétillent.


    La rage de parler m’habite, et la rage de l’exactitude. Je m’imagine précis, capable, ambitieux. J’aurais dû me taire et je parle. Je ris de la peur de la mort : elle me tient éveillé ! Luttant contre elle (contre la peur de la mort).


    J’écris, je ne veux pas mourir.

    Pour moi, ces mots, “je serai mort”, ne sont pas respirables. Mon absence est le vent du dehors. Elle est comique. Je suis à l’abri, dans ma chambre. Mais la tombe ? déjà si voisine, sa pensée m’enveloppe de la tête aux pieds.


    Immense contradiction de mon attitude.

    Personne eut-il, aussi gaiement cette simplicité de mort ?

    Mais l’encre change l’absence en intention.

     

    Le vent du dehors écrirait ce livre ? Écrire est formuler mon intention… J’ai voulu cette philosophie “de qui la tête au ciel était voisine — et dont les pieds touchaient à l’empire des morts”. J’attends que la bourrasque déracine… À l’instant, j’accède à tout le possible ! j’accède à l’impossible en même temps. J’atteins le pouvoir que l’être avait de parvenir au contraire de l’être. Ma mort et moi, nous nous glissons dans le vent du dehors, où je m’ouvre à l’absence de moi. »

     

    Georges Bataille

    Le Coupable

    Gallimard, 1944, repris dans Œuvres complètes tome V, « La somme Athéologique », 1973


     Un lien : Georges Bataille. À perte de vue de André S. Labarthe

    http://elegendre.wordpress.com/2011/10/02/georges-bataille-a-perte-de-vue/

  • Jean Roudaut, « Autre part »

     

    AVT_Jean-Roudaut_5180.jpgFerme ses livres. Les regroupe. Range ses documents, ses photocopies, ses stylos. Allons. Pressons. On ferme. Porte son paquet de livres. Fait la queue pour reprendre sa carte. Revient à sa place. Enle son manteau. Prend sa serviette. L’ouvre au contrôle. Rend son carton. Salue l’abbé Eines. S’éloigne. La cour dans une nuit de loup. Le froid noir. Les pierres sur le sol comme des dalles funéraires. Peu à peu effacées. Les mots manquant. Des inscriptions lacunaires. Creuser dans la pierre de la façade des feuilles, des fruits, des lézards pour attendre le printemps. Dans moins d’un mois. Faire de chaque pierre un blason. Autour des fenêtres, de longs serpents enroulés. Dans les fenêtres des statues agenouillées face à face, les mains sur les épaules, les visages accolés. La façade, comme celle de S. Cristobal de Las Casas au Mexique, ondulant, s’avançant vers le soleil prochain, se retirant, se resserrant dans la pluie. Tenture dans le vent. Les colonnes torsadées poussent au-delà des toits leur vis sans n. La cour sans herbe, sans eau, sans arbre. S’arrête sous le porche. La salle de garde. Allume une cigarette. Cherche de la monnaie. Achète le journal. Lit : « Le journal a les lecteurs qu’il mérite. » Le jette. Acheter ailleurs un autre journal. La lourde porte déjà à demi fermée. Une phrase effacée. Inaudible. Répéter. Recopier. Écrire.

     

    Jean Roudaut

    Autre part

    Coll. Le Chemin

    Gallimard, 1979

    Photo de Jean Roudaut : © : David Collin

     

  • Catherine Millot « O Solitude »

    images.jpg« Lire est une vie surnuméraire pour ceux à qui vivre ne suffit pas. Lire me tenait lieu de tous les liens qui me manquaient. Les personnages de romans, et les auteurs qui devinrent bientôt mes personnages de prédilection, étaient mes amis, mes compagnons de vie. Companion-books. Dans les heures d’esseulement et d’abandon, comme dans les heures de solitude épanouie ou dans celles où je jouissais d’une présence à mes côtés, lire fut toujours l’accompagnement — comme on dit en musique — indispensable.

    Lire c’est comme une rencontre amoureuse qui n’aurait pas de fin. Ici, pas d’arrachement, mais une succession sans rupture, voire une coexistence heureuse de liens multiples, durant parfois toute la vie. Cela commence par un coup de foudre pour un livre. Alors je lis tout de son auteur, j’aime tout de lui. Puis vient l’accomplissement de l’amour qu’est l’écriture. Écrire, pour moi, veut dire élire un de ces compagnons de prédilection, un peu comme on se décide à s’engager dans une liaison qui durera des mois, voire des années, jusqu’à ce que son fruit arrive à terme.

    Mais écrire, c’est aussi s’engager dans une ascèse qui, d’ailleurs, comporte son plaisir propre. Il faut inventer à sa mesure, ses rythmes, ses rites, ses règles de vie, un cadre et une discipline, sans omettre de préserver la part due au lien avec les autres, car, dans l’ascétisme, il faut se garder des excès, tous les ascètes le savent. Roland Barthes l’a très bien vu, qui s’est longuement interrogé sur les modes de vie solitaires, l’aménagement des relations nécessaires avec les autres, qu’il souhaitait le plus légères possible afin de préserver le temps qu’il faut pour écrire, c’est-à-dire pour laisser la solitude s’épanouir. »

     

    Catherine Millot

    O Solitude

    Coll. L’Infini, Gallimard, 2011

  • Jean-Pierre Ostende - Et voraces ils couraient dans la nuit

    arton22832-bc6fe.jpgUn nouveau livre de Jean-Pierre Ostende à paraître le 2 février aux éditions Gallimard, voilà une bonne nouvelle.

    Et voraces ils couraient dans la nuit.

    En plus l'auteur s’est amusé à faire une bande annonce que l’on peut voir sur Dailymotion, histoire de donner envie.

    En tous cas on attend avec impatience la sortie du livre.

    http://www.dailymotion.com/video/xgh84n_jean-pierre-ostende-et-voraces-ils-couraient-dans-la-nuit_creation

  • Thomas Bernhard, « Maîtres anciens »

    39126115.jpg« Le monde et l’humanité sont parvenus à un état infernal auquel le monde et l’humanité n’étaient encore jamais parvenus au cours de l’histoire, voilà la vérité, voilà ce qu’à dit Reger. En fait, c’est positivement idyllique, tout ce que ces grands penseurs et ces grands écrivains ont prophétisé, a dit Reger, tous tant qu’ils sont, bien qu’ils aient estimé avoir décrit l’enfer, n’ont tout de même décrit qu’une idylle qui, comparée à l’enfer dans lequel nous vivons aujourd’hui, a été une idylle positivement idyllique, voilà ce qu’à dit Reger. Tout ce qu’on trouve aujourd’hui est rempli de grossièreté et rempli de méchanceté, de mensonge et de trahison, a dit Reger, jamais l’humanité n’a été aussi impudente et perfide qu’aujourd’hui. Où que nous regardions, où que nous allions, nous ne voyons que méchanceté et bassesse et trahison et mensonge et hypocrisie et jamais rien que l’abjection absolue, peu importe ce que nous regardons, peu importe où nous allons, nous sommes confrontés à la méchanceté et au mensonge et à l’hypocrisie. Que voyons-nous d’autre que mensonge et méchanceté, qu’hypocrisie et trahison, qu’abjection la plus abjecte lorsque nous sortons ici dans la rue, lorsque nous nous hasardons à sortir dans la rue, a dit Reger. Nous sortons dans la rue et nous entrons dans l’abjection, a-t-il dit, dans l’abjection et dans l’impudence, dans l’hypocrisie et dans la méchanceté. Nous disons, il n’y a pas de pays plus menteur, pas de plus hypocrite et pas de plus méchant que ce pays, mais quand nous sortons de ce pays ou que nous regardons seulement au-delà, nous voyons qu’en dehors de notre pays, aussi, seuls la méchanceté et l’hypocrisie et le mensonge et l’abjection donnent le ton. Nous avons le gouvernement le plus répugnant qu’on puisse imaginer, les plus hypocrite, le plus méchant, le plus grossier et en même temps le plus bête, disons-nous, et naturellement ce que nous pensons est juste, et nous le disons d’ailleurs à tout moment, a dit Reger, mais lorsque nous regardons en dehors de ce pays abject, hypocrite et méchant et menteur et bête, nous voyons que les autres pays sont tout aussi menteurs et hypocrites et, tout compte fait, tout aussi abjects, a dit Reger. »
     
    Thomas Bernhard
    Maîtres anciens
    Traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs
    Gallimard, coll. Du Monde entier,  1998, rééd. Folio n° 2276, 1991