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gallimard - Page 6

  • Pascal Quignard, « Vie secrète »

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    photogramme de

    À mi-mots, Pascal Quignard, film de Jacques Malaterre

     

     

    M à Sens

     

    Parfois il me semble que je m’approche d’elle. Je n’entends pas par là que je l’étreins. Je l’approche, c’est tout. Je deviens proche. Je m’assieds près d’elle sur le divan devant la porte-fenêtre qui donne sur le jardin de la maison de l’Yonne. Je lui prends la main, sa main si musclée, aux doigts si doux et ronds parce que les ongles et les envies en sont entièrement rongés. Mais ce n’est pas cette scène que je veux décrire exactement en utilisant le verbe s’approcher. “Je m’approche d’elle” veut dire : nous sommes l’un à côté de l’autre. Nous voyons la même chose. Nous sentons la même chose. Nous éprouvons la même chose. Nous pensons la même chose. Mon visage se confond à son visage. Nous nous taisons tous les deux mais ce n’est nullement le silence que nous partageons : c’est la même chose. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    Gallimard, 1997

  • James Sacré, « Des pronoms mal transparents »

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    © : Brigitte Palaggi

     

    « Je sais mal comment la rêverie arrondit un vert en forme de pré ; on irait dedans avec une allure de promenade ou bien c’est qu’on serait venu voir comment les châtrons profitent. On fait les maniements pas forcément d’un toucher sûr, mais ce qui compte c’est plutôt l’ombre des arbres qui grandit en cette fin de dimanche et la couleur des luzernes, celle du voisin est bien fournie. Un peu plus tard une perdrix appelle.

    Une joue pense au volume du temps : le cœur vivant, la mort, est-ce que c’est pas comme un peu cette solitude autrefois, silence, en l’après-midi d’un dimanche perdu entre des buissons ? 

     

    […]

     

    Quelqu’un voulait dire c’est la solitude, ma solitude.

    Mais c’est la solitude à personne seulement le temps qui,

    Un dimanche, et la lenteur.

    Quel souvenir est-ce qu’on entendrait sinon

    Un bruit qui revient dans quelques mots

    Dans un cœur défait ? on se demande.

    Le temps est là toujours tout seul.

    Quelqu’un veut dire et c’est personne sauf

    Comme un sourire qu’on mélange un peu à la misère, pas bien. »

     

    James Sacré

    Une petite fille silencieuse

    André Dimanche, 2001

    repris in Figures qui bougent un peu

    Préface d’Antoine Emaz

    Poésie / Gallimard, 2016

  • Ruan Ji, « Ce que j’ai au cœur »

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    « Profonde était la nuit. Le sommeil me fuyait.

    Je me levai, m’assis, jouai sur ma cithare.

    Sur les minces rideaux se reflétait la lune.

    Et un zéphyr très doux faisait frémir ma robe.

    Une oie solitaire pleura dans la broussaille ;

    Un oiseau en criant passa aux bois du nord.

    J’ai erré çà et là. Qu’espérais-je donc voir ?

    Seul un chagrin profond a tourmenté mon cœur. »

     

    Ruan Ji (201-263, période des Trois royaumes)

    Ce que j’ai au cœur est composé de 183 poèmes, celui-ci est le premier

    Traduit par François Martin

    In Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2015

  • Ingeborg Bachmann, « Toute personne qui tombe a des ailes »

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    Une sorte de perte

     

    « Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.

    Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.

    Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.

    Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.

     

    De l’hiver, d’un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.

    Des cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.

    Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,

    porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,

     

    (­— le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)

    intrépide en religion, car ce lit était l’église.

     

    La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.

    Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.

     

    Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.

    Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.

     

    Ce n’est pas toi que j’ai perdu,

    c’est le monde. »

     

    Ingeborg Bachmann

     Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967)

     Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif

     Bilingue

    Poésie/Gallimard, 2015

  • Jón Kalman Stefánsson, « Entre ciel et terre »

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    « Certains poèmes nous conduisent en des lieux que nuls mots n’atteignent, nulle pensée, ils vous guident jusqu’à l’essence même, la vie s’immobilise l’espace d’un instant et devient belle, limpide de regrets ou de bonheur. Il est des poèmes qui changent votre journée, votre nuit, votre vie. Il en est qui vous mènent à l’oubli, vous oubliez votre tristesse, votre désespoir, votre vareuse, le froid s’approche de vous : touché ! dit-il et vous voilà mort. Celui qui meurt se transforme immédiatement en passé. Peu importe combien il était important, combien il était bon, combien sa volonté de vivre était forte et combien l’existence était impensable sans lui : touché ! dit la mort, alors, la vie s’évanouit en une fraction de seconde et la personne se transforme en passé. Tout ce qui lui était attaché devient un souvenir que vous luttez pour conserver et c’est une trahison que d’oublier. Oublier la manière dont elle buvait son café. La manière dont elle riait. Cette façon qu’elle avait de lever les yeux. Et pourtant, pourtant, vous oubliez. C’est la vie qui l’exige. Vous oubliez lentement, mais sûrement, et la douleur peut être telle qu’elle vous transperce le cœur. »

     Jón Kalman Stefánsson

     Entre ciel et terre

     Traduit de l’islandais par Éric Boury

     Gallimard, 2007

  • Juan Gelman, « Vers le sud »

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    sur la poésie

     

    « il y aurait deux choses à dire/

    que personne ne la lit beaucoup/

    que ce personne c’est très peu de gens/

    que tout le monde ne pense qu’aux problèmes de la crise mondiale/et

     

    au problème de manger tous les jours/il s’agit

    d’un sujet important/je me rappelle

    quand l’oncle juan est mort de faim/

    il disait que manger il ne s’en souvenait même pas et qu’il n’y avait pas de problème/

     

    mais le problème vint plus tard/

    il n’y avait pas d’argent pour le cercueil/

    et quand finalement le camion municipal passa pour l’emporter

    l’oncle juan ressemblait à un petit oiseau/

     

    ceux de la municipalité le regardèrent avec mépris et dédain/ils murmuraient

    qu’on leur casse toujours les pieds/

    qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enterraient des hommes/et non

    des oisillons comme l’oncle juan/spécialement

     

    parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voyage au crématorium municipal/

    ce qui leur avait semblé un manque de respect dont ils étaient très offensés/

    et quand ils lui donnaient une tape pour qu’il ferme sa boîte/

    le cui-cui volait dans la cabine du camion et ils sentaient que ça leur faisait cui-cui dans la tête/l’

     

    oncle juan était comme ça/il aimait chanter/

    et il ne voyait pas pourquoi la mort était une raison pour ne pas chanter/

    il entra dans le four en chantant cui-cui/on sortit ses cendres elles piaillèrent un moment/

    et les compagnons municipaux regardèrent leurs chaussures grises de honte/mais

     

    pour en revenir à la poésie/

    le poètes aujourd’hui vont assez mal/

    personne ne les lit beaucoup/ce personne c’est très peu de gens/

    le métier a perdu son prestige/pour un poète c’est tous les jours plus difficile

     

    d’obtenir l’amour d’une fille/

    d’être candidat à la présidence/d’avoir la confiance d’un épicier/

    d’avoir un guerrier de qui chanter les exploits/

    un roi pour lui payer trois pièces d’or le vers/

     

    et personne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles/d’épiciers/de guerriers/de rois/

    ou simplement de poètes/

    ou les deux choses à la fois et il est inutile

    de se casser la tête à penser au problème/

     

    ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui

    dans les plus étranges circonstances/

    l’oncle juan après sa mort/moi à présent

    pour que tu m’aimes/ »

     Juan Gelman

    Vers le sud et autres poèmes

    Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
    postface de Julio Cortázar

    Gallimard, coll. Poésie, 2014

  • Georges Bataille, « L’Expérience intérieure »

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    Georges Bataille est né le 10 septembre 1897 À Billom

     

     « Le génie poétique n’est pas le don verbal (le don verbal est nécessaire, puisqu’il s’agit de mots, mais il égare souvent) : c’est la divination des ruines secrètement attendues, an que tant de choses gées se défassent, se perdent, communiquent. Rien n’est plus rare. Cet instinct qui devine et le fait à coup sûr exige même, de qui le détient, le silence, la solitude : et plus il inspire, d’autant plus cruellement il isole. Mais comme il est instinct de destructions exigées, si l’exploitation que de plus pauvres font de leur génie veut être “expiée”, un sentiment obscur guide soudain le plus inspiré vers la mort. Un autre, ne sachant, ne pouvant mourir, faute de se détruire en entier, en lui détruit du moins la poésie.

    (Ce qu’on ne saisit pas : que la littérature n’étant rien si elle n’est poésie, la poésie étant le contraire de son nom, le langage littéraire — expression des désirs cachés, de la vie obscure — est la perversion du langage un peu plus même que l’érotisme n’est celle des fonctions sexuelles. D’où la “terreur” sévissant à la n “dans les lettres”, comme la recherche de vices, d’excitations nouvelles, à la n de la vie d’un débauché.) »

     

     Georges Bataille

    L’Expérience intérieure

    Gallimard 1943, rééd. 1954, rééd « Œuvres complètes tome V, La Somme Athéologique », 1981

  • Andrea Bajani, « Me reconnais-tu ? »

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    © : Claude Chambard

     

    « Comme disait le poète, la solitude de l’artiste est un numéro de cirque qui n’était pas prévu. Sous un chapiteau, des centaines de personnes qui retiennent leur soufe, le regard tourné vers un petit point. Les yeux des petits et aussi ceux des grands, redevenus enfants par la grâce de leur progéniture. Dehors, le monde. Dedans, au centre de la piste, un petit bonhomme qui est là pour montrer que, dans son univers, le danger existe aussi, même s’il l’affronte seul pour le compte des autres. C’est ce qui fait que les enfants l’applaudissent chaque fois et que les adultes, surtout, l’applaudissent chaque fois. Parce qu’il s’est chargé de faire face à tous les périls et qu’il l’a fait à leur place. Parfois, à la n du numéro, les enfants crient, ils en veulent encore. Les adultes, eux, restent muets. D’autre fois, il ne se passe rien et l’artiste retourne au néant d’où il était venu. Il retire son chapeau, d’une courbette il salue son public, puis il s’en va.

    Voilà ce qui s’est passé. »

     

     Andrea Bajani

    Me reconnais-tu ?

    Traduit de l’italien par Vincent Raynaud

     Gallimard, 2013

  • Roger Laporte, « La Veille »

    Pour saluer la réouverture du groupe consacré à Roger Laporte sur Facebook https://www.facebook.com/groups/45486574813/?fref=ts voici les premières lignes du premier livre de l’œuvre d’une vie…

     

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     « Il a disparu. — Le moment propice est donc enfin venu de mettre mon projet à exécution, mais pourquoi ce malaise inattendu ? Je redoutais, en décidant d’écrire, de commettre une imprudence, de lui offrir malgré moi un terrain propice, de susciter sa venue de manière si prompte que je n’aurais même pas eu le temps d’écrire le premier mot, et certes, pendant longtemps, il me suffisait d’envisager même timidement mon projet pour qu’il mît fin à ma tranquillité, mais cette fois mon appréhension a été vaine : j’écris, et pourtant il ne s’est toujours pas manifesté. — Ai-je vraiment craint son retour ? Je ne voulais exécuter mon projet qu’en toute quiétude, donc en son absence : cette condition préalable était réalisée, car, avant de me mettre à écrire, j’ai plusieurs fois, et en toute tranquillité, pensé à mon projet, et pourtant je ne l’ai pas mis à exécution. Il me harcelait, le répit dont je bénéficiais, pouvait donc sans préavis se terminer d’un moment à l’autre : pourquoi, bien loin de me saisir de l’occasion, ai-je longtemps tergiversé et perdu ce temps libre sans m’en émouvoir ? — Il me faut avouer ce que j’aurais pu dire dès le début : il s’était tout à fait effacé, mais, contrairement à mon attente, mon projet, au lieu d’être enfin exécutable, s’était décoloré de tout attrait à tel point que ce n’est pas par désir, mais par dépit, que j’ai commencé d’écrire.

    Je me suis mis au travail à un moment où j’aurais pu tout aussi bien ne pas écrire, j’ai espéré commettre ainsi une imprudence sans recours, mais elle a été sans conséquence : j’écris, mais il ne s’est toujours pas montré. Chaque fois qu’il était à proximité, je me suis gardé d’écrire ; depuis qu’il s’est retiré, condition que j’ai cru nécessaire à l’exécution de mon projet, je n’ai plus éprouvé la moindre envie d’écrire : c’est à contrecœur que je poursuis cette tâche inutile ; j’ai le sentiment que mon dessein est devenu irréalisable, mais je persévère dans la même voie, car j’espère encore provoquer son apparition en exposant pleinement mon projet. — Quel projet ? De quoi s’agissait-il donc ? Je suis incapable de le dire ! Peu m’importe que ce projet soit inexécutable, mais j’ai le sentiment d’être abandonné et je redoute qu’il ne s’éloigne encore davantage.

    Parler ainsi est inexact : naguère il était proche, trop proche, mais à présent je ne peux même pas dire qu’il est très loin, car le terme d’éloignement est impropre : la distance ne peut ni diminuer, ni augmenter, car aucun espace ne nous sépare. Je ne peux même pas me plaindre d’être délaissé, car je dois dire seulement : je n’ai avec lui aucun rapport. — Comment ai-je jamais pu écrire ! »

     

     Roger Laporte

     La Veille

     Coll. Le Chemin, Gallimard, 1963

     Repris dans Une Vie, P.O.L, 1986

  • Thomas Bernhard, « Montaigne. Un récit »

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    « J’ai toujours aimé Montaigne comme personne. Toujours je me suis réfugié auprès de mon Montaigne lorsque j’éprouvais cette peur mortelle. J’ai laissé Montaigne me guider et me conduire, me mener et me séduire. Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours. Quand bien même j’ai fini par me défier des autres, de ma pléthorique famille philosophique française, qui n’a jamais compté que quelques cousins et cousines venus d’Allemagne ou d’Italie, rapidement disparus qui plus est, Montaigne est toujours resté pour moi une sorte de refuge.

     

    Je n’ai jamais eu ni père ni mère, mais j’ai toujours eu mon Montaigne. Mes géniteurs que je ne saurais qualifier de père et de mère, m’ont rejetés dès l’origine, et j’ai tôt fait de tirer les conséquences de ce rejet, me réfugiant tout droit dans les bras de Montaigne, voilà la vérité. Montaigne, me suis-je toujours dit, est à la tête d’une famille philosophique extraordinairement prolifique, mais jamais je n’ai aimé les membres de cette famille philosophique autant que son chef, mon cher Montaigne. »

     

     Thomas Bernhard

     Goethe se mheurt

     Récits traduits de l’allemand par Daniel Mirsky

     Gallimard, 2013

  • Michel Chaillou, « Le Sentiment géographique »

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    « M’étais-je assoupi ? Il me semble avoir beaucoup parlé durant mon sommeil. Qu’ai-je bégayé ? le souvenir m’ombrage encore d’une espèce de causerie par moments fredonnée à deux sous un orme. Quelle heure est-il ? l’obscurité est si grande que je distingue à peine le livre tombé au pied du canapé. Est-ce moi ces ténèbres dans la glace ? d’Esguilly fut défiguré dit-on ; serait-ce son absence de visage qui annule le mien ou la folie du réveil tuméfiant passagèrement les traits ? les oreilles me tintent toujours d’une flûte achevant je ne sais quoi devant un courant emportant l’âme. Au lieu d’un clocher proche j’entends l’étourdissant battement de mon cœur. Est-ce la nuit, le jour ? Il faudrait repousser les lourds volets pour retrouver l’intelligence de la chambre, de cette bâtisse que mon angoisse tourmente d’une architecture compliquée, voire d’une rampe à pente douce débouchant sur un panorama aussi intime que celui de mes yeux actuellement aveuglés, il faudrait écarter les persiennes pour fixer l’esprit, clouer du cri du coq l’imagination qui trop vagabonde, il faudrait, mais le sentiment m’envahit, alors que tâtonnant je redresse du bras une chaise que mon genou renversa, le sentiment me submerge, et me voilà déjà loin dessous l’eau, que passer la tête à la fenêtre c’est courir le risque d’être interpellé dans une langue tournoyante comme le remous de la gueule des chiens, de meutes peut-être ségusiennes ou ségusiaves aboyant silencieusement à la lune d’une terre échevelée. Je n’ose ouvrir. »

     

     Michel Chaillou

    Le Sentiment géographique

    Gallimard, coll. Le Chemin, 1976

    rééd. Coll. L’Imaginaire, 1989

     

     pour accompagner Michel, ce jour, au Père-Lachaise

     

    Un document de 1969 : http://www.ina.fr/video/CPF10005607

  • Michèle Desbordes, « Le lit de la mer »

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    Marie Grubbe

     

    « On dit d’elle que trente années durant elle eut fiancés, maris et amants, et qu’il lui arriva d’aimer ; comme il convient et parfois amoureusement. Qu’à Copenhague où elle vécut elle restait des heures à contempler le Sund très bleu, attendant si fort le bonheur, que parfois elle criait, se tordait les mains. Quand en 1676 avec un autre mari qu’on lui donne elle revient dans son château de Tjele, elle commence, à force d’ennui, à errer dans les allées. Des années elle erre là, parlant de peine amère, de blessure inguérissable.

    Un soir que les écuries prennent feu, elle s’éprend du maître valet Soeren qu’elle voit, dans la nuit rougeoyante, sauver les chevaux. Elle pense à sa main large et brune, au jeune cops cabré devant les flammes, puis revêtant une robe de rude étoffe elle vient le trouver sur la paillasse des greniers.

    Quand alors on la chasse, elle part avec lui, quinze autres années allant de foire en foire avec l’orgue de Barbarie dont elle tourne la manivelle, tandis que lui, Soeren, sur son tapis soulève à n’en plus finir des barres de fer. Puis avec quelque argent qui arrive de Tjele, elle acquiert sur l’île de Falster le bac ainsi que la maison du passeur. Le soir, après qu’ils ont transporté hommes et bêtes, ils s’asseyent l’un près de l’autre devant la maison, et contemplent le Sund brillant et très bleu. Elle dit qu’elle ne saurait vivre sans lui, ni sans la mer qu’elle voit briller chaque soir de tous les bleus qu’il y a là-bas. Elle a soixante ans, puis soixante-cinq et soixante-dix. Bientôt soixante-treize quand meurt Soeren, à l’âge de quarante-sept ans.

    On dit que toute une année encore elle eut à supporter la vie. Puis qu’un jour de ciel bleu ceux de Falster l’enterrèrent près de lui qu’elle aimait comme personne, chantant, dans la grande chaleur qu’il fit ce jour-là, un chant à Dieu afin qu’il détournât d’elle son courroux. »

     

     Michèle Desbordes

    Le Lit de la mer

     Gallimard, 2000