vendredi, 26 juillet 2019
Peter Handke, « Lent retour »
DR
« Sorger étala sur la table les cahiers avec ses notes, chacun apparut avec sa couleur particulière et toute la surface devint en somme une carte géologique où les surfaces multicolores figuraient les divers âges de la terre. Un sentiment d’une douceur puissante et vague s’empara de lui ; bien sûr, il désirait un “supplément de lumière”. Et immobile il resta debout au-dessus de l’échantillonnage bariolé déjà pâli par l’âge, jusqu’à devenir lui-même une couleur tranquille parmi d’autres. Il feuilleta les cahiers et se vit disparaître dans l’écriture, dans l’histoire des histoires, une histoire de soleil et de neige. »
Peter Handke
Lent retour
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt
Gallimard, 1982
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jeudi, 04 juillet 2019
Pierre Bergounioux, « Hôtel du Brésil »
© cchambard
« La vie intérieure, entre quatre murs, sous plafond, sur parquet, dans les étages, comprime, exaspère la vie intérieure. Des pensées qui, dehors, se perdraient dans l’étendue, se dilueraient dans l’atmosphère, se trouveraient ramenées à leurs justes proportions par les choses prochaines, ici tournent en rond, se heurtent aux cloisons, reviennent sur celui qui les forme, l’accaparent, l’obsèdent.
Je me souviens d’avoir perçu, à tort ou à raison, comme une sourde affinité entre les livres de Freud et ceux, par exemple, de Kafka, de Thomas Mann, ses compatriotes et quasi contemporains, que je découvrais au même endroit, à la même époque. Une littérature d’appartement, de chambre, celle dans laquelle le pauvre Gregor Samsa s’éveille, un matin, métamorphosé en cloporte (en blaps mortifère, selon Nabokob), celle que regagne, chaque soir, Hans Castorp au sanatorium de La Montagne magique et puis la pièce, avec un divan, de lourdes tentures, de fragiles statuettes, Bergasse 19, à Vienne, où des citadins viennent confier leurs hantises, leurs rêves, leurs malheurs.
La contribution de Freud à la clarification de l’énigme que nous sommes à nous-mêmes est assurément éminente. Il est de ceux, peu nombreux, qui, d’âge en âge, ont illuminé notre nuit. Mais pour concerné que je fusse, étant homme, par ce qu’il nous a dit, mon humanité se trouvait augmentée ou diminuée d’une simplicité champêtre (ou d’une idiotie rurale) qui restait en dehors, aux deux sens du terme, du principe explicatif qu’il était descendu chercher, salon sa propre expression, aux Enfers – Acheronta movebo. »
Pierre Bergounioux
Hôtel du Brésil
Coll. Connaissance de l’inconscient / Le principe de plaisir, Gallimard, 2019
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lundi, 24 juin 2019
Maurice Blanchot, « Le dernier homme »
« Souvenir que je suis, que j’attends cependant, vers lequel je descend vers toi, loin de toi, espace de ce souvenir dont il n’y a pas de souvenir, qui me retient seulement là où depuis longtemps j’ai cessé d’être, comme si toi qui peut-être n’existes pas, dans la calme persistance de ce qui disparaît, tu continuais à faire de moi un souvenir et à rechercher ce qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire où nous sommes tous deux maintenus face à face, enveloppés dans la plainte que j’entends : éternels, éternels ; espace de froide lumière où tu m’as attiré sans y être et où je t’affirme sans te voir et sachant que tu n’y es pas, l’ignorant, le sachant. Croissance de ce qui ne veut pas croître, attente vaine des choses vaines, silence, et plus il y a de silence, plus il se change en rumeur. Silence, silence qui fait tant de bruit, agitation perpétuelle du calme, est-ce là ce que nous appelons le terrible, le cœur éternel ? Est-ce sur lui que nous veillons pour l’apaiser, le rendre calme et toujours plus calme, pour l’empêcher de cesser, de persévérer ? Est-ce moi qui serais pour moi le terrible ? Être mort et attendre encore quelque chose qui vous fasse souvenir de la mort. »
Maurice Blanchot
Le dernier homme
Gallimard, 1957
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jeudi, 18 avril 2019
Jean-Michel Delacomptée, « Écrire pour quelqu’un »
DR
« L’indicible sanglot en nous. Ce qu’on n’a pas dit, ce qu’on voulait dire, ce qu’il aurait fallu dire, le silence volontairement gardé ou gardé malgré soi, par crainte, pudeur, agenda chargé, négligence. Il y a quand même, quelquefois, à l’improviste, une image qui s’empare de nous. Un fait par lequel l’image du défunt surgit, une scène dans un film, une conversation entre amis, l’épisode d’un récit dans une réunion de famille, les mimiques d’un inconnu, et alors on étouffe, et ce qui nous écrase éclate en sanglots. Mais plus généralement, ce sont, je crois, les mots qu’on a tus. On a différé, on n’a pas osé, on a omis, on s’est contenté de peu, on n’a pas dit ce qu’on aurait dû, ou pas assez. Et maintenant c’est fini, les mots manqués nous manquent, moments irrécupérables qu’on n’a pas su ouvrir aux paroles qu’on devait prononcer et auxquelles, souvent sans claires raisons, on a renoncé.
Sanglots, encore lorsque nous submergent les phrases nécessaires pour rappeler ce qui a disparu et qu’aucun langage, si vaste soit-il, ne pourrait contenir. On parle d’elle ou de lui et tout à coup la voix se casse, là de même les mots nous manquent, un détail nous emporte, c’est une expression du visage, une intonation, une plaisanterie qui nous faisait rire, des cadeaux reçus, donnés, une attitude pleine de douleur, des caresses éperdues. Tout monte très vite, la gorge se serre, un spasme, l’enfant se débat en nous, cherche de l’air, et voici les sanglots, irrépressibles. »
Jean-Michel Delacomptée
Écrire pour quelqu’un
Coll. L’un et l’autre, dirigée par J.-B. Pontalis, Gallimard, 2014
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mercredi, 20 février 2019
Eugenio Montale, « Deux “papillons” »
DR
« Pour un “Hommage à Rimbaud”
Tard sortie du cocon, admirable aile
de papillon qui d’une chaire effeuilles
l’exilé de Charleville,
ne va pas le suivre en son fulgurant
vol de perdrix grise, ni laisser tomber
plumes brisées, feuilles de gardénia
sur l’asphalte, glace noire !... Ton vol
sera plus terrible porté par
ce déploiement de pollen et de soie
dans le halo de pourpre auquel tu crois,
fille du soleil, esclave de sa première
pensée, qui désormais le domines là-haut…
* * *
Descendons le chemin qui dévale
parmi les ronces enchevêtrées ;
le vol d’un papillon nous guidera
face aux horizons que brisent les rivières.
Refermons derrière nous comme une porte
ces heures de doute et de nœuds dans la gorge.
De nostalgies non dites que nous importe ?
Même l’air autour de nous vole !
Et voici qu’à un détour
surgit la ligne argentée de la mer ;
nos vies anxieuses jettent encore l’ancre.
Je l’entends plonger — Adieu, sentier ! À présent
je me sens tout fleuri, est-ce d’ailes ou de voiles… »
Eugenio Montale
Poèmes choisis 1916-1980
Préface de Gianfranco Contini
Édition nouvelle de Patrice Dyerval Angelini
Poésie / Gallimard, 1991
Le premier poème, écrit le 30 juin 1950 est extrait de La Tourmente ; le second, écrit en juillet 1923, est extrait de Autres vers et poésies éparses.
& tout spécialement pour Philippe & Sophie https://www.youtube.com/watch?v=kDUybI2ZTgc
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samedi, 05 janvier 2019
Wislawa Szymborska, « Un chat dans un appartement vide »
DR
« Mourir ! – ça ne se fait pas à un chat.
Car, enfin, que peut-il faire, le chat
dans un appartement vide ?
Grimper aux murs.
Se frotter aux meubles.
Rien n’a changé par ici,
et pourtant rien n’est pareil.
Rien n’a été déplacé,
mais rien n’est plus à sa place.
Et le soir, la lampe reste éteinte.
Des pas dans l’escalier,
mais ce ne sont pas les bons.
Et la main qui met du poisson dans l’assiette
pas non plus celle qui mettait.
Quelque chose ne commence plus
à l’heure où les choses commencent.
Quelque chose ne se passe plus
comme les choses devraient.
Quelqu’un était là, tout le temps,
puis, soudain, il a disparu
et s’obstine à ne plus être du tout.
On a fouillé les armoires.
Parcouru tous les rayons.
Rampé sous le tapis, au cas où.
Même violé l’interdit, et fichu
la pagaille dans les papiers.
Qu’y a-t-il à faire désormais.
Dormir on peut, et attendre.
Mais qu’il revienne seulement,
qu’il se montre tout à coup, celui-là.
On va lui apprendre, qu’avec
un chat ça ne passe pas.
On avancera vers lui
comme si on ne voulait pas,
très, très lentement,
sur des pattes fières et boudeuses.
Pas question de petits sauts, de miaous au début. »
Wislawa Szymborska
« Fin et début » – 1993
in De la mort sans exagérer, poèmes 1957-2009
Préface et traduction de Piotr Kaminski
Poésie / Gallimard, 2018
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mercredi, 12 décembre 2018
Peter Handke, « L’histoire du crayon »
DR
« Au sortir de certains films je me suis, un instant, senti un héros ; après la lecture de certains livres, je sais que j’en suis un (et je sais que c’est un devoir qui m’incombe)
Les acteurs japonais (chez Ozu par exemple) savent porter le deuil (sans exemple et de façon exemplaire); ils portent le deuil comme je n’ai jamais vu le faire qu’en rêve; ils sont là, les visages illuminés, et portent le deuil
Grande impression de réalité – c’est-à-dire : d’être dans la réalité – à la simple vue d’un chat qui au loin, saute du haut d’un mur ou de la marque des cheveux sur la buée d’une fenêtre du train. À partit de maintenant, je connais la réponse à la question : “Qu’est-ce que la réalité ?” – la réalité, c’est le chat qui saute du haut d’un mur
Écrire quelque chose dont personne ne pourra demander : “Qu’est-ce que cela veut dire ?” et qui en même temps reste tout à fait énigmatique
Les lecteurs sont des gens forts : ils transmettent la lecture, ils sont ces “quelques opiniâtres”
En écrivant il ne faut pas que j’en arrive à mesurer les mots les uns aux autres – le seul mot juste il me faut l’atteindre sans mots. En écrivant, seule doit parler, mot pour mot, la voix intérieure. C’est la voix du dehors, celle des oiseaux par exemple. Écoute la voix du dehors, c’est la voix intérieure »
Peter Handke
L’histoire du crayon
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt
Gallimard, 1987
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jeudi, 29 novembre 2018
Su Shi, « Écrit pour les adieux de Cen »
Portrait imaginaire de Su Shi par Zhao Mengfu
« Paresse semble souvent pareille au calme,
Mais le calme est-il l’élève de la paresse ?
Maladresse est tout près de droiture
Mais la droiture est-elle maladroite ?
Vous êtes calme et droit, messire,
Naturel et délié au gré des circonstances.
Hélas ! moi, que fais-je encore ?
De vous avoir connu, je tire nouvelles joies.
Je ne vais pas contre le monde,
Nous sommes simplement différents.
Moins habile qu’un pigeon dans les bois,
Plus lent qu’un poisson sous les glaces.
La droiture parfois s’étire et se déploie,
Le calme n’est jamais définitif.
Et moi je souffre de ces maux
Que ne guérissent ni aiguilles ni simples.
Au moment du départ, étonné des alcools si légers,
Et après les adieux, laissé seul dans les larmes.
Nous nous reverrons un jour, c’est certain,
Même si, j’en ai peur, la vie publique nous éloigne.
Je m’en remets seulement au rêve des anciennes collines
Qui vous emmènera dans ma pauvre chaumière. »
Su Shi (Su Dungpo) – 1037-1101
« La dynastie des Song du Nord »
Traduit par Stéphane Feuillas
In Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade, Gallimard, 2015
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samedi, 13 octobre 2018
Pierre Bergounioux, « La mort de Brune »
© : cchambard
« Quelques figures juvéniles se détachent du paysage de trois siècles et plus qui, voilà trente ans, pâlit et soudain s’effaça, brillent de cet éclat auquel s’annonce, quand tout semble perdu, éteint, la jeunesse éternelle du monde. C’est cet autre gars qui a grandi à la périphérie, fréquenté les petits collèges campagnards et qui nous rejoignit à l’automne — celui du Rex —, en terminale. Il circulait, hiver comme été, à Solex et c’est miracle qu’il ne se soit pas tué, avec ce moteur idiot placé à un mètre du sol, au sommet de la fourche, mais relevé dix fois, étourdi, ensanglanté, colère après que le mauvais engin l’eut jeté sur le pavé des mauvais petits chemins. Peut-être fallait-il avoir grandi en marge, hors de l’enceinte, pour défier les interdits et, par le fait même, les conjurer, les rompre.
On était revenu au lycée. On croyait n’avoir fait que changer de classe alors que c’était d’époque et l’inconnu, parmi nous, en était le héraut. Sa main ouverte balaie d’un geste large, joyeux, ce qu’on a jusqu’alors imaginé, craint et qui empêchait qu’on ne respirât, qu’on ne fût. J’entends le mot qui était le sien — Allez ! — et c’est comme de sortir du sommeil où l’on rêvait ses jours. Quand il n’est pas parmi nous à s’enflammer, à rire, il seconde un très vieil original qui a passé sa vie à Paris et puis s’est replié avec ses archives, pour tout bien, dans une boutique désaffectée où il subsiste comme il peut, rédigeant seul, à quatre-vingt-cinq ans, la feuille hebdomadaire dans laquelle il réclame la Liberté, la Justice, le Grand Soir. Notre énergumène se noircit les doigts aux brochures incendiaires, aux vestiges confus d’un demi-siècle d’activisme et trouve encore le temps, la nuit, peut-être, d’écrire et d’imprimer de brefs poèmes en prose qui font l’effet du soleil, dehors, lorsqu’on quitte une pièce fermée, sans air, où l’on s’est attardé. La beauté du diable qu’il a touchée avec les paroles étonnantes et le rire qui sortent de sa bouche était sans doute destinée à faire pendant aux laideurs, aux ruines, à la vétusté blême du monde finissant par lequel on avait commencé. »
Pierre Bergounioux
La mort de Brune
Gallimard, 1996, rééd. Folio n°3012, 2014
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vendredi, 31 août 2018
Franck Venaille, « Le Descente de l’Escaut »
DR
« Mais je vous écrirai encore : j’ai tant de choses à vous dire ! J’aime ces petits magasins qui regardent le fleuve. Il s’y vend de la dentelle, des abat-jour, d’anciennes cartes postales humides d’avoir trop approché les âmes des enfants morts enfermées dans des coffrets d’argent. Désormais — mais vous le savez — ce n’est plus ma langue. J’éructe des mots étranges venus de loin, de là-haut et qui, lentement, de village en village, sont venus à ma rencontre. Ma bouche est pleine de sable. Et ma langue est salée. Topografische kaart van België. J’y ai mes points de repère, annotant, soulignant, encadrant courbes du fleuve, lieux et paysages. J’avance et je coche. Tantôt il me semble progresser sur un terrain miné, tantôt entendre quoi ? Des anges, peut-être ! Verrai-je un phoque ? Un cygne noir ! Descendrons-nous en bande hurlante cette eau jamais soumise ? Oui, je vous écrirai. Cette carte, que je tiens serrée, vous indiquera l’endroit exact où je me suis envolé — dispersé ô décembre ! Pardonnez-le moi : je ne crains plus la mort. La formule vaut ce qu’elle vaut, mais quel bel exercice mental de — sans cesse — comparer la réalité de ce relevé à celle du fleuve ! Il naît de tout cela un modeste bonheur dont j’ai presque honte de souligner l’impact. Somptueux tout cela ! Somptueux comme ces tapis que l’on déroule pour recevoir idiots et saints. Je marche en parlant. Çà ! Qu’ici l’on s’exprime et peu importe dans quelle langue ! Les mots craignent-ils la brume ? Ont-ils peur de ce livre ouvert : le brouillard ! Je fais ma guerre. J’attaque et viole la langue maternelle. Je la regarde se balancer sur les gibets. D’où me vient cette fureur ? Me mettrais-je à haïr ma mère après l’avoir, tant de mois, portée ? Eau trouble. Écluses qui, d’effroi, se vident. Voici l’instant où se mettent en marche les péniches et cela me rappelle le départ d’une manifestation où domineraient les drapeaux noirs jaunes et rouges. J’eusse dû m’engager comme soutier. Vivre dans la majesté du mazout. Ô grands arbres blancs ! Vos branches ploient sous une foule d’oiseaux fous. Croyez-moi bien : je sais parfaitement quel luxe m’accompagne, ne suis-je pas redevenu enfant ? Me voici organique au fleuve. Soutier, je suis, prenant des notes, écoutant vieilles et vieux parler. Soutier. Et sans état d’âme ! Je partirai. Le fleuve demeurera sur place. Mais je ne savais pas que tout, ici, serait si noir. La lumière semble tamisée par le diable lui-même. Grisaille. Cela n’empêche pas les enfants de se rendre à l’école, d’entasser leurs vélos à l’avant de la barque du passeur d’eau. Je perçois des rires. Et je poursuis ma route, sans douter, sans frémir, mettant mes pas dans les marques laissées par les fers des chevaux. C’est peut-être ce jour-là que j’osai me poser la seule question qui en vaille la peine : suis-je déjà venu ici, autrefois, tirant les péniches ? Vous m’avez bien compris : ai-je vraiment été cheval ? Il me vient une lente angoisse que je ne cherche plus à dominer. Elle flotte. On dirait de la gaze sur l’eau. La voici qui s’entoure de buée, de larmes oui de larmes. Ai-je été qui j’ai dit ? Mon père, peut-être, le sait. Mais comment oserais-je lui poser la question ? D’ailleurs, que répondrait-il ? Il faut aller plus loin dans le caveau, plus bas, hardiment dans la terre. Soutier, vous dis-je. Ah ! quel métier sain ! Les poumons s’encrassent mais, au moins, ils saisissent tout de la marche du monde. Père ! Hennissez donc, parfois, le soir, rien que pour me mettre sur la voie, rien que pour m’enlever un peu de ce poids d’anxiété qui m’écrase la poitrine. Je n’avais pas songé à la vase. Je n’imaginais pas que cela fût si noir. Les mots, comprenez-le, sont insuffisants pour dire et exprimer la chose. Ô, demain encore, pourtant je vous écrirai !
Franck Venaille
La Descente de l’Escaut
Obsidiane, 1995, rééd. Poésie / Gallimard, 2010
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mardi, 07 août 2018
Pier Paolo Pasolini, « La religion de notre temps »
PPP en Giotto dans Le Décaméron, 1971
« Si – ne les voyant plus depuis deux jours seulement,
maintenant, en les revoyant, à ma fenêtre, un court
instant, là-bas, ignorés, disgracieux,
tandis qu’ils grimpent sous un soleil blanc comme neige,
je retiens à grand-peine un enfantin sanglot –
que ferais-je, quand, ayant acquitté toute dette
ici-bas, se sera perdu mon dernier râle
depuis mille ans déjà, depuis l’éternité ?
Deux jours de fièvre ! Au point
de ne plus pouvoir supporter le décor,
si insensiblement changé soit-il par les chaudes
nuées d’octobre, et si moderne
désormais – qu’il me semble ne pouvoir plus
le comprendre – en ces deux gosses qui remontent la rue,
là-bas, au fond, à l’aube de la jeunesse…
Disgracieux, ignorés : et pourtant leurs cheveux
reluisent d’une joyeuse couche
de brillantine – volée dans l’armoire
d’un frère aîné ; tandis que sont fanés
par de millénaires soleils citadins
leurs pantalons de toile, que le soleil d’Ostie
et le vent ont décolorés ; et pourtant c’est un fin
travail que le peigne a consolidé
sur les chevelures aux mèches blondes bien démêlées.
À l’angle d’un immeuble, ils apparaissent,
debout, mais fatigués par la montée,
et je vois disparaître, en dernier, leurs jarrets,
à l’angle d’un second immeuble. Il semble
que la vie, depuis toujours, se soit arrêtée.
Le soleil, la couleur du ciel, cette hostile
douceur, que l’air assombri
de spectres de nuées, redonne aux choses,
tout se passe comme en une heure
révolue de ma vie : de mystérieux
matins de Bologne ou de Casarsa,
douloureux et parfaits comme des roses,
renaissent de nouveau, ici, dans la lumière
que contemplent les yeux abattus d’un enfant
qui ne connaît en tout et pour tout que l’art
de se perdre, motif lumineux sur fond sombre.
Alors que je n’ai jamais péché : je suis
aussi pur qu’un vieux saint, aussi
n’ai-je rien eu ; le don
désespéré du sexe, tout entier,
s’est enfui en fumée : je suis bon
comme un fou. Mon passé
tel que me l’a assigné le destin
n’est rien d’autre qu’un vide inconsolé…
et consolant. J’observe, en me penchant
à ma fenêtre, ces deux gamins qui vont, légers,
sous le soleil ; et je suis là, comme un enfant
que tourmente, bien sûr, ce qu’il n’a pas connu,
mais aussi tout ce qu’il ne connaîtra point…
Et en ces pleurs, le monde est une odeur,
rien d’autre : des violettes, des près, que connaît bien
ma mère, et en quels printemps…
Une odeur qui ondoie pour devenir, là
où les pleurs sont doux, matière
à expression, nuance… la voix
familière de cette langue folle et vraie
que j’eus à ma naissance et que suspend la vie. »
Pier Paolo Pasolini
Poésies 1953-1964
Bilingue
Traduit de l’italien par José Guidi
Gallimard, 1973, rééd. Poésir Gallimard n° 140, 2017
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dimanche, 29 juillet 2018
Anton Tchékhov, « La steppe »
DR
« Quand nous regardons longuement le ciel immense, nos idées et notre âme se fondent dans la conscience de notre solitude. Nous nous sentons irréparablement seuls, et tout ce que nous tenions auparavant pour familier et cher s’éloigne indéfiniment et perd toute valeur. Les étoiles, qui nous regardent du haut du ciel depuis des milliers d’années, le ciel incompréhensible lui-même et la brume, indifférents à la brièveté de l’existence humaine, lorsqu’on reste en tête à tête avec eux et qu’on essaie d’en comprendre le sens, accablent l’âme de leur silence ; on se prend à songer à la solitude qui attend chacun de nous dans sa tombe, et la vie, nous apparaît dans son essence, désespérée, effrayante…
Iégor pensait à sa grand-mère qui reposait au cimetière à l’ombre des cerisiers ; il la revit, couchée dans son cercueil, une pièce de cuivre sur chaque œil ; il se rappela qu’ensuite on avait mis un couvercle sur la bière et qu’on l’avait descendue dans la tombe ; il se souvint aussi du bruit sec des mottes sur le couvercle… Il se représenta sa grand-mère dans son cercueil étroit et sombre, abandonnée de tous et sans secours. Il l’imagina s’éveillant soudain, et, ne comprenant pas où elle était, frappant contre le couvercle, appelant à l’aide et, finalement, accablée d’horreur, mourant une seconde fois. Il imagina, comme s’ils étaient morts, sa mère, le Père Christophe, la comtesse Dranitski, Salomon. Mais quelque effort qu’il fît pour se représenter lui-même dans une tombe obscure, loin de sa maison, abandonné, sans secours et mort, il n’y réussit pas ; il n’admettait pas pour lui-même la possibilité de mourir, il avait le sentiment qu’il ne mourrait jamais… »
Anton Tchékov
La Steppe, suivie de Salle 6 et L’Évêque
Traduction d’Édouard Parayre, revue par Lily Denis
Préface et dossier de Roger Grenier
Folio / Gallimard, 2003
20:08 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : anton tchékhov, la steppe, édouard paraye, lilt denis, roger grenier, gallimard