Iñigo de Satrustegui, "Tientos"
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« Représente-toi ce que cela veut dire, mourir : n’avoir jamais été. » Attrapée je ne sais où, enfant, dans un livre qui ne m’était pas destiné, cette phrase m’a imprimé par viol le sceau de la Ténèbre — mais encore, et comme un contrecoup, de tout ce qui vient et qui subsiste.
Rien d’autre, peut-être, malgré la frappe et ma jeunesse, que de très ancien et de très fruste, trop éprouvé, trop usé ; pourtant, cela se concentrait peu à peu sans que je fusse en mesure d’en rendre compte, avec la frayeur et la joie, dans le double sentiment, plus précis au fil des années, que toujours ce qui semblerait s’offrir d’abord à mes yeux se creuserait de soi-même, me demeurerait étranger sans recours possible et que les paroles destinées à le rapprocher comme à le soutenir se disperseraient dans je ne sais quel vide et pourraient aussi bien aller s’appliquer ailleurs. Ma ville, le fleuve, son port et, au-delà des faubourgs de maisons sans étage, ses zones marécageuses d’arbres rabougris et de roseaux, je la retrouvais dans la descriptions d’autres villes, en Amérique, au bord d’autres estuaires, et des ciels vastes tout pareils ; mais surtout mon étang au fond d’une combe boisée où le matin, venant à la pêche, qui fut ma passion jusqu’à quinze ans, je voyais se dessiner le jour dans la montée de la brume sur l’eau parmi toutes sortes des chants de l’aube et les sauts des poissons et le vol rasant et rabattu des hirondelles et les cris, certains jours, sans raison, il m’avalait ainsi que la baleine fit Jonas: je me trouvais séparé des choses familières mais compris dans un monde et comme par ce monde.
À quoi d’autre occupé-je ma vie, hors le travail par lequel je gagne mon pain, qu’à laisser advenir ce sentiment, parce que c’est ma vocation si ce peut en être une de ne rien faire de positif ? À vrai dire, je n’ai guère le choix: pour moi, tout se joue toujours là, et j’entre dans le discours convaincu que seuls les accents qui y résonnent apportent une réponse satisfaisante à son interrogation du monde et à la mienne — une réponse toujours spectrale, au-delà de son contenu, qui ne peut sourdre que dans le train de la création ou de la contemplation esthétiques, et à ses interstices. Reprendre, dès lors, comme ici, agencer, reculer, avancer, laisser inachevé, changer de pied, c’est-à-dire varier ce train et multiplier ces interstices, cela ne me semble pas vain.
Iñigo de Satrustegui
Tientos
in revue Fario n° 3
Iñigo de Satrustegui sera ce soir
jeudi 27 octobre à 18 h 30
à la Machine à lire
8, place du Parlement
où il présentera, en ma compagnie, son nouveau livre
Trois cahiers
publié à la William Blake & co. édit
« Si vous m’entendez, c’est que je serai morte depuis longtemps. »

« Les entrailles de l’âme qui ouvrent les plaines sans lier les convois qui l’enlacent entendent le pas du vent
carnet des morts
« Lire est une vie surnuméraire pour ceux à qui vivre ne suffit pas. Lire me tenait lieu de tous les liens qui me manquaient. Les personnages de romans, et les auteurs qui devinrent bientôt mes personnages de prédilection, étaient mes amis, mes compagnons de vie. Companion-books. Dans les heures d’esseulement et d’abandon, comme dans les heures de solitude épanouie ou dans celles où je jouissais d’une présence à mes côtés, lire fut toujours l’accompagnement — comme on dit en musique — indispensable.
« Si c’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief, c’est qu’à ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit des pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petit sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l’écouter, je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l’instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais que je portais. Quand elle avait tinté, j’existais déjà, et depuis, pour que je l’entendisse encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinuité, que je n’eusse pas un instant cessé d’exister, de penser, d’avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore retourner jusqu’à lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi. Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps, et les souvenirs, si indifférents, si pâlis, sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, mais en qui ils finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus.
David Gascoyne
« Ne nous ont pas quittés, c’est tout le contraire. Cela veut-il dire qu’ils nous ont emmenés là où ils sont ? Très certainement, une part considérable de nous-mêmes en tous cas, cette part qui ne saurait être détachée d’eux. Ou bien les avions-nous si peu que ce soit précédés, dans cette action d’ensemble ? Et tout de suite une voix : tu te prends pour qui, pour dire ça ? Je me prends pour ce que je suis, personne, à ce stade et depuis toujours. »