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Un nécessaire malentendu - Page 76

  • Agnès Rouzier, « Maurice Blanchot : le fait même d’écrire »

    « (déchiffrer, désire. Déchiffrer est un mouvement, un déplacement rigoureux, une projection en avant admettant de pulvériser méthodiquement ses assises, là où même  “n’être rien” prend un sens fragmentaire, passage, petit abîme, léger abîme, complice de ce point où l’espace, là cependant, au plus court, l’espace, tout l’espace nous manque. Déchiffrer ne déchiffre à sa clé qu’un autre monde qui se veut provisoire. Métamorphoses comme autant de morts acceptées, comme autant de morts, tant que nous serons vivants, à minutieusement refaire, chute, vide soudain : la passivité, le neutre.)


    “Le désastre est séparé, ce qu’il y a de plus séparé.”

     

    (la passivité, le neutre, imperceptible décalage. Depuis nous ne sommes plus les mêmes. La légèreté devient dure, sans nimbe, sans arrière-plan : le oui, le non, le rire, les larmes. Nous attend un autre chemin aux bords étroitement décisifs. Nous attend de notre pensée comme une mutation (“passive”). “Vivre” le neutre (mots, actes, confrontés, défaits, dès que nous l’éprouvons en nous comme une stricte présence : cela qui maintenant est. Souffle. Manque de souffle.)

     

    “… regarder dans la nuit ce qui dissimule la nuit, l’autre nuit. La dissimulation qui apparaît.”

     

    (la légèreté, la transparence comme un noyau décentré, porté en soi et hors de soi, au bord du corps et sur le corps. (Te lisant quelque chose a peur, quelque chose devine, acquiesce, quelque chose qui n’est pas l’inconnaissable, quelque chose qui ne connaît pas.)

     

    (Transparence n’est pas transcendance : patiente, ta parole, au plus proche, trace la mobilité, le fragment par lequel tout, une première fois recommence, pour ne pas être dit : intact.)

     

    Agnès Rouzier

    « Maurice Blanchot : le fait même d’écrire » (1977-1979)

     in Le Fait même d’écrire

    Coll. Change. Seghers, 1985

     

     

  • Lambert Schlechter, « Jamais je n’ai eu soif autant »

     Nouvelle rubrique : “En fouillant ma bibliothèque…” j'en partage les pépites enfouies…

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    « Ma phrase, au départ de mon premier feuillet, je l’ai notée deux ou trois heures après avoir ingurgité la toute dernière gorgée, bouillie bouillante, stagnant au fond du dernier jerrycan, il y avait des grumeaux de rouille qui m’ont lacéré l’œsophage, j’ai toussé des caillots de sang, jerrycan à cinq gallons, notre bon vieux bidon de bidasse, il a sans doute fait la Normandie, le jerrycan d’Omaha Beach (quel superbe octosyllabe !), une minute après la dernière gorgée j’ai vomi, une noirâtre soupe de rouille et de sang, le véhicule entre-temps doit avoir disparu, naufragé dans un creux de la dune, à quelques kilomètres d’ici, dans l’infernale immensité de l’Erg Iguidi, il n’en restera trace aucune, milliards de milliards de grains de sables jaune qui n’arrêtent pas de bouger, inexorable ressac, houle d’une monstrueuse et impitoyable lenteur qui nira par nous engloutir, heureusement que j’arrive encore à me remémorer les averses d’avril, les anémones, les colchiques, au centre de ma cervelle il me reste des images et des mots, ça me rassure, me console presque, des images surgissent, clignotent puis disparaissent, combien de millions d’images ai-je pu engranger dans le grenier frontal, les Baigneuses de Renoir, les Cavaliers d’Ucello, les Miracoli de Marino Marini, combien de millions d’images sont déjà encapsulées à jamais dans les strates desséchées de mes méandres cervicaux, mais elles continuent à irradier loin de moi, sans moi, elles n’ont jamais eu besoin de moi, et je ne m’en étais pas rendu compte, ce qu’on ne peut pas taire, il faut le dire, eux aussi me clignotent dans la tête, Wittgenstein dans le blockhaus norvégien, Montaigne sans sa ronde tour, Urabe Kenko dans son pavillon, Han Shan dans sa grotte, Thoreau dans sa cabane, Wim le Toltèque dans son Angle Mort au milieu des champs de maïs, Perros dans ses successives mansardes, la petite Saumont séquestrée avec quelques bics et une épaisse rame din a4 90g sous les solives de la Villa Mont-Noir, Bernardo Soares coincé derrière son pupitre dans le bureau des Douradores, rafale d’images, ils me passent par la tête et s’abîment, ils m’ont tous, chacun à sa manière accompagné et protégé, je les évoque, invoque, ils ne peuvent rien pour moi, ils ont déjà tout donné, tout ça nira sous une épaisse couche de sable, j’aimais les nes observations de Sei Shonagon, elle remarqua comment une tige d’armoise se prit dans une roue du chariot, s’enroula autour de l’essieu, et, broyée, répandit sa senteur, elle nota tout ça, et ça m’est resté dans le système, l’armoise-mot et l’armoise-image. »

     

    Lambert Schlechter

    Jamais je n’ai eu soif autant (récit posthume)

    In “Frontière belge 98”, Histoires d’eaux

    Ouvrage collectif

    Coll. « Escales du nord », Le Castor Astral, 1998

    rééd. dans Partances, L’Escampette, 2003

     

     

  • Anne-Marie Albiach, « Le double »

    anne-marie albiach, bernard noël, flammarion

    a/     l’absence dans les degrés, l’excès du corps : il disparaît. Hors texte il donne lieu à l’instance de l’accident, à la pliure, elle efface le mouvement de lecture par la traverse d’une pause de papier excédé : un geste prévoit l’issue, l’“exécution” génitale remonte les dates en sens hiérarchique — il s’agit de la terre, gradins, marches hexagonales, issues de l’angle avant toute blancheur à porter sous le nom que dénonce le chiffre Suspendu dont l’absence dans le lieu vertical désigne le sens “clôture” l’instant du corps qui “… ne tombe pas” : l’horizon graduel dénonce l’italique elle a toujours froid depuis…

     

     

     

     

     

    b/      positif, espace : donnée

    la masse soutient une diagonale, se creuse dans la coupure vers le mouvement sectionné en libre cours du sujet qui s’abstrait, l’objet immédiat pénètre la lumière ; l’absence de l’objet mène à son détour, la dalle notifie ses degrés au premier plan daté

     

     

     

     

     

    l’Objet.     entre parenthèses, il exécute l’attrait à la terre Le sol se dissout, il résout l’équation de la disparité Un pas dans le froid avait-il suscité une image, telle “fragilité” alors qu’il disparaîtrait innervé de chaleur et de froid Se prend répétitif le sujet qui s’absente et devient objet : élaboré à cet “entretien de la surface”, tremplin labial, il s’énonce empreint à l’extrême de la corporéité Les outils arpègent le sens de la disparition, la distance donne le lieu géographique : la pierre suggère une fiction, support attentif Le texte se lit dans la désignation de la main ; balbutiements à son élaboration, une page double l’absence et la présence ; alternativement le sujet et l’objet deviennent cette “épaisseur” de livre et se réduit-il au geste qui lui rend l’identité, corpus en excès sur lequel le “doigt” accentue la pliure sans cesse récidivée : labeur liquide « dans la bouche ÷ de pleine terre” »

     

     Anne-Marie Albiach

     Mezza Voce

     Coll. Textes dirigée par Bernard Noël

    Flammarion, 1984


    La voix d’Anne-Marie Albiach lisant Mezza Voce :http://mediamogul.seas.upenn.edu/pennsound/authors/Albiach/Albiach-Anne-Marie_Etat_Mezza-Voce_Kenning.mp3 

    Merci à Angèle Paoli pour le lien.

    Anne-Marie Albiach, née en 1937, est morte hier dimanche. Quel sale automne.

     

  • Walter Benjamin

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    « Cet homme ne marche plus. Il refuse de se déguiser pour le carnaval mis en scène par ses contemporains — il a même laissé à la maison le bonnet du docteur en sociologie — et se fraye sans ménagements un chemin à travers la masse, en soulevant ici et là le masque d’un individu particulièrement effronté.

     

    […]

     

    Aussi notre auteur, comme de juste, reste-t-il pour finir un isolé. Un mécontent, pas un chef. Pas un fondateur : un trouble fête. Et si nous voulions nous le représenter tel qu’en lui-même, dans la solitude de son métier et de ses visées, nous verrions ceci : un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris des discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole, non sans de temps en temps faire sarcastiquement flotter au vent du matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisées “humanité”, “intériorité”, “approfondissement”. Un chiffonnier, au petit matin — dans l’aube du jour de la révolution. »


    Walter Benjamin

    Un marginal sort de l’ombre (à propos des Employés de Siegfried Kracauer)

    Traduit de l’allemand par Pierre Rusch

    In Œuvres II, Folio Essais, 2000

  • Jacques Dupin

    Jacques Dupin, né en 1927, vient de mourir. Lire & relire toujours :

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=64

    http://remue.net/spip.php?rubrique90

    http://www.youtube.com/watch?v=3rkYcZgT5MM&feature=relmfu

    http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-philippe-cazier/291012/propos-de-jacques-dupin

     

     

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    « S’en tenir à la terre, à l’écriture de la terre, et relever du feu — se lever avec le feu… notre rencontre future, des milliers de fois la première, et la seule… la rectitude, la syncope d’une seule nuit… des élans divergent qui se joignent dans l’épissure de la nuit, un cordage trempé, et le pas de l’un glissant sur le corps de l’autre à travers labours et forêts, déserts et glaciers…

     

    un pas, une enjambée, la dernière toujours — et la suivante, désaccordée, ici, tendue, entendue de personne… le pas qui gravit, qui marque la crête, le même pas descend au ravin… le même pas qui se tient plus haut, à l’aplomb de nous, vertigineux, et passe plus loin dans le souffle, dans l’attente du souffle et de la douleur… »

     

    Jacques Dupin

     Échancré

    P.O.L, 1990

  • Georges Bataille, "Le Coupable"

     

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    «  Mon désir ? Sans limites…

    Pouvais-je être le Tout ? J’ai pu l’être — risiblement…

    Je sautai, de travers je sautai.

    Tout se défit, se disloqua.

    Tout en moi se défit

    Pourrai-je seul un instant cesser de rire ?


    (Rien qu’un homme, analogue à d’autres.

    Soucieux d’obligations qui lui reviennent.

    Nié dans la simplicité du grand nombre.

    Le rire est un éclair, en lui-même, en d’autres.)


    Dans la profondeur d’un bois, comme dans la chambre où les deux amants se dénudent, le rire et la poésie se libèrent.

    Hors du bois comme hors de la chambre, l’action utile est poursuivie, à laquelle chaque homme appartient. Mais chaque homme, dans sa chambre, s’en retire… ; chaque homme, en mourant, s’en retire… Ma folie dans le bois règne en souveraine… Qui pourrait supprimer la mort ? Je mets le feu au bois, les flammes du rire y pétillent.


    La rage de parler m’habite, et la rage de l’exactitude. Je m’imagine précis, capable, ambitieux. J’aurais dû me taire et je parle. Je ris de la peur de la mort : elle me tient éveillé ! Luttant contre elle (contre la peur de la mort).


    J’écris, je ne veux pas mourir.

    Pour moi, ces mots, “je serai mort”, ne sont pas respirables. Mon absence est le vent du dehors. Elle est comique. Je suis à l’abri, dans ma chambre. Mais la tombe ? déjà si voisine, sa pensée m’enveloppe de la tête aux pieds.


    Immense contradiction de mon attitude.

    Personne eut-il, aussi gaiement cette simplicité de mort ?

    Mais l’encre change l’absence en intention.

     

    Le vent du dehors écrirait ce livre ? Écrire est formuler mon intention… J’ai voulu cette philosophie “de qui la tête au ciel était voisine — et dont les pieds touchaient à l’empire des morts”. J’attends que la bourrasque déracine… À l’instant, j’accède à tout le possible ! j’accède à l’impossible en même temps. J’atteins le pouvoir que l’être avait de parvenir au contraire de l’être. Ma mort et moi, nous nous glissons dans le vent du dehors, où je m’ouvre à l’absence de moi. »

     

    Georges Bataille

    Le Coupable

    Gallimard, 1944, repris dans Œuvres complètes tome V, « La somme Athéologique », 1973


     Un lien : Georges Bataille. À perte de vue de André S. Labarthe

    http://elegendre.wordpress.com/2011/10/02/georges-bataille-a-perte-de-vue/

  • Jean-Pierre Moussaron, poursuite : l'hommage de Philippe Méziat

    Ce matin, le frère, Philippe Méziat, sur Citizen Jazz, nous parle de Jean-Pierre & nous annonce : “Son deuxième tome de L’amour du jazz, rebaptisé Les blessures du désir, Pulsions et Puissances en jazz, a été publié grâce à Michel Arcens et Joël Mettay aux éditions Alter Ego, vous allez bientôt pouvoir le lire. Il contient des passages de pure poésie tout à fait fascinants, magnifiques, des lignes qui, sorties de leur contexte feraient d’étonnants poèmes en prose.”

     

    http://www.citizenjazz.com/Pour-l-amour-du-jazz-Jean-Pierre.html

  • Jean-Pierre Moussaron, poursuite : l'hommage de Catherine Pomparat

    Hier au cimetière des Pins-Francs, lors de la cérémonie d'enterrement de Jean-Pierre Moussaron, nous avons été quelques uns à faire entendre quelques mots & un peu de musique.

    Catherine Pomparat a dit ceci que je retiens & souhaite faire partager. Je la remercie & de ses mots, conjoints à ceux de Jean-Pierre & de Charles Baudelaire & de la confiance qu'elle me donne en m'autorisant à les reproduire ici.

     

     

    Samedi  6 octobre 2012

     

    Pour dire la date d’aujourd’hui

    je lirai un poème de Jean-Pierre Moussaron

    [publié dans la revue Po&sie, n° 58, 4e trimestre 1991]

    intitulé « Le désir de peindre »

    c’était une date passée

    je lirai un poème de Jean-Pierre Moussaron

    avec un petit poème en prose de Charles Baudelaire

    publié dans Le Spleen de Paris

    intitulé « Le tir et le cimetière »

    c’est une date promise

     

     V

     

    Scansion repliée d’un corps
    en sang contraint comme feu de marbre.


    Pourrons-nous mener ce que nous aimons
    hors les décombres de nos têtes ?


    Voici seulement que le dehors
    se rétrécit autour de moi
    jusqu’à la pointe du feutre
    qui trace ici ces mots.

     

    Jean-Pierre Moussaron

     

     

    À la vue du cimetière, Estaminet. — « Singulière enseigne, se dit notre promeneur, — mais bien faite pour donner soif ! À coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poètes élèves d’Épicure. Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens Egyptiens, pour qui il n’y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la vie. »       

     

    Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont l’herbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil. 

     

    En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l’air, — la vie des infiniment petits, — coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine.               

     

    Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l’atmosphère des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s’était assis. Et cette voix disait : « Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de leur divin repos ! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez étudier l’art de tuer auprès du sanctuaire de la Mort ! Si vous saviez comme le prix est facile à gagner, comme le but est facile à toucher, et combien tout est néant, excepté la Mort, vous ne vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le seul vrai but de la détestable vie ! »

     

    Charles Baudelaire

  • Jean-Pierre Moussaron

    Jean-Pierre Moussaron est mort hier & déjà il nous manque. J’invite quiconque voudrait le connaître mieux à se pencher sur son œuvre discrète & rare & à lire ce texte qu’il avait bien voulu donner à remue.net, à la demande de Catherine Pomparat — qui en préambule lui rend un sobre mais intense hommage —, texte où, alors qu'il n’aimait guère cela, il parle de lui, de son parcours, de ses amitiés, de ce qui l’a façonné comme nous l’aimons — http://remue.net/spip.php?article2640.

     

    En 1997, responsable d’une revue publiée par feu le Centre régional des lettres, j’avais eu l’honneur d’accompagner Philippe Méziat dans la préparation d’un numéro spécial consacré à « Jazz & littérature » dans lequel gurait un texte remarquable de Jean-Pierre dont je livre ici un extrait. Nous avions envisagé un numéro sur « Cinéma & littérature » sous sa direction. Il était bien avancé lorsqu’hélas l’arrivée d’un nouveau responsable de cette agence du livre a fait tomber ce projet aux oubliettes. Il l’a publié sous le titre Why Not ? aux éditions Rouge profond en 2003.

     

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    Surrection du corps

     

    Le corps comme référent : le cœur qui bat ou s’affole ; le corps qui se balance ou titube.

    Le corps comme acteur : il laisse entendre les bruits de son activité : raucités, growls, souffles ; la ponctuation de ses affects : soupirs, râles, cris ; et les multiples intégrations de sa voix. Mais aussi, les marques de son travail, notamment chez les saxophonistes : bruits des tampons et des feutres, menus chocs des clefs, sifflements d’anches ; si bien que les traces de la production ne sont pas effacées par le produit.

    Le corps comme retour du refoulé social de la culture occidentale : il affirme alors sa présence jusque dans la transe, communielle ou conduite, qui sollicite, par exemple, à tel moment, les formations des frères Adderley, d’Art Blakey ou d’Horace Silver. Mais aussi en tant de que sexe dévoilé : mimé ou affiché entre gestes, paroles et sons (du blues au free).

    Soit, précisément, tout ce qui subvertit l’empire de la raison occidentale —­ id de la ratio, qui, d’abord, calcule et organise — par l’opération disséminante de la jouissance, manifestée comme dépense sans revenu ni garantie : tout ce qui, dans le même temps, déstabilise le sujet musicien, et le déporte, ne serait-ce qu’un instant, hors des prises de la conscience maîtrisante.

    À quoi correspond, entre autres, dans le contenu musical lui-même, l’insistance d’éléments fortement expressionnistes : rires et mimiques de Rex Stewart et Clark Terry chez Ellington, parodies ou invectives de Charlie Mingus, pathos pluri-instrumenté de Roland Kirk, mais aussi couinements, cris et quasi-bruits tirés des saxes et des trompes par les freemen (d’Albert Ayler et Don Cherry à Charles Gayle et Lester Bowie), lesquels, plus systématiquement que les autres jazzmen, se sont attaqués à tous les canons européens de la beauté.

    Cette résurrection du corps, en tous sens, dans la musique d’Occident, vérifie aussi, intensément, la pensée de Nietzsche affirmant que “la musique est le langage figuré des passions” et qu’elle “permet aux passions de jouir d’elles-mêmes” (Par delà bien et mal). »

     

    Jean-Pierre Moussaron

    Le désir du jazz, in « Jazz & Littérature », sous la direction de Philippe Méziat, les Cahiers d’Atlantiques, Centre régional des lettres d’Aquitaine, 1997

    Repris dans  Limites des Beaux-Arts. Tome 2. Arts et philosophie mêlées, Galilée, 2002

     

  • Julien Blaine, bon anniversaire !

    julien blaine


    « D’une voix tonitruante et lourde (dont j’ai le secret) le futur spectateur-auditeur entendrait un texte puéril et juste :


    La création est le fruit de l’inculte :

    Comment celui-ci qui écrit

    pourrait-il lire et lire ?

    Comment celui-ci qui peint

    pourrait-il regarder et regarder ?

    Comment celui-ci qui compose

    pourrait-il écouter et écouter ?

    Comment celui-ci qui bâtit

    pourrait-il visiter et visiter ?

    Comment celui-ci qui fait

    pourrait-il analyser et étudier ?

    Comment celui-ci qui crée

    pourrait-il considérer et considérer ?

    La création est le fruit de l’inculte.

     

    Puis après un silence que je vous laisse imaginer (le public : bourdonnement, bruissement, brondissement, craquètement, gargouillement, gazouillement, gémissement, grognement, grondement, hurlement, vagissement, vociférations, ronron.)

    des enregistrements de tous les bruits (voir supra –plus flic ! flac ! floc !) des enregistrements vrais pris en pleine nature :

     

    de la mer :

    vagues,

    lames,

    tempête…

    de la terre :

    ruisseau

    torrent,

    fleuve,

    cascade,

    chute

    du ciel :

    pluie,

    averse,

    orage…

    pour renoncer à la barbarie

    renouer les débris des chants premiers :

    renoncer

    renouer

    renoner

    renoucer.

     

    Alors, alors seulement, j’imiterai le chant de la mer en trois mouvements, le chant de la terre en cinq mouvements et le chant du ciel en trois mouvements. »

     

     

    091119110612-du-sorcier-v-au-magicien-m.jpgJulien Blaine

    Du sorcier de V. au magicien de M.

    Galerie Roger Pailhas, 1997


    photo de Julien Blaine
    © Claude Chambard

     

  • Pascal Quignard, « Les désarçonnés »

    DSCN1492 - Version 2.jpg« Il n’y a jamais de présent présent : erre partout un intervalle mort. Une place vide qui est la faim puis qui est “comme la faim” et qui erre d’être en être. Un laps qui est comme l’Avent. Toujours une attente traîne entre le perdu et l’imminent. L’emplacement vide que creuse la faim au fond du corps devient la paroi où se projette le rêve. Puis cette grotte, qui est une vieille mâchoire, donne asile au monde du langage. Alors c’est toujours une image vivante absente qui hante derrière la perception.

     

    Visions qui est un passé, tel est toujours le rêve.

     

    Passé sans présence qui est comme l’Être avant l’Être. »

     

     

    Pascal Quignard

    Les Désarçonnés (Dernier royaume VII)

    Grasset, 2012


    photographie © Claude Chambard

     

  • Michel de Montaigne, « Essais »

    michel de montaigne,essais

    « Qu’on voye, en ce que j’emprunte, si j’ay sçeu choisir de quoi rehausser mon propos.  Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. & si je les eusse voulu faire savoir par nombre, je m’en fusse chargé deux fois autant. Ils sont touts, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux & anciens qu’ils me semblent se nommer assez sans moi. Ez raisons & inventions que je transplante en mon solage & confons aux miennes, j’ay à escient ommis parfois d’en marquer l’autheur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hastives qui se jettent sur toute sorte d’escrits, notamment jeunes escrits d’hommes encore vivants, & en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler & qui semble convaincre la conception & le dessein, vulgaire de mesmes. Je veux qu’ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, & qu’ils s’eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits. J’aimeray quelqu’un qui me sçache deplumer, je dy par clairté de jugement & par la seule distinction de la force & beauté des propos. Car moy, qui, à faute de mémoire, demeure court tous les coups à les trier, par cognoissance de nation, sçay tresbien sentir, à mesurer ma portée, que mon terroir n’est aucunement capable d’aucunes fleurs trop riches que j’y trouve semées, & que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer. »

     

    Michel de Montaigne

     Essais

     Livre II, chapitre X, Des livres

     

     

    Photographie © Claude Chambard