Le 20 janvier
Lenz
Georg Büchner
Traduction d’Henri-Alexis Baatsch
10/18, 1975, repris Christian Bourgois, 1985
Lire également : le 20 janvier de Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1980*
Büchner
Les premières lignes du Lenz de Büchner :
Il faisait un froid humide, l’eau ruisselait des rochers, sautait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air saturé d’eau. Des nuages gris passaient dans le ciel, mais tout était si opaque, et puis le brouillard montait, accrochant aux buissons sa lourde humidité, si paresseux, si gauche.
Il poursuivait sa route avec indifférence, peu lui importait le chemin, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait pas de fatigue, mais seulement il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête.
Au début, il se sentait oppressé, lorsque les pierres se mettaient à rouler, lorsque la forêt grise s’agitait à ses pieds et que le brouillard tantôt engloutissait toutes les formes, tantôt découvrait à demi ces membres gigantesques ; il se sentait le cœur serré, il cherchait quelque chose comme des rêves perdus mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si proche, si mouillé, il aurait aimé mettre la terre derrière le poète, il ne comprenait pas comment il lui fallait tant de temps pour dévaler une pente et atteindre un point éloigné ; il pensait devoir tout enjamber en quelques pas. Parfois seulement, lorsque la tourmente rejetait les nuages dans les vallées et que leur vapeur remontait le long de la forêt ; lorsque dans les rochers des voix se faisaient entendre, tantôt pareilles au grondement du tonnerre au loin, tantôt déchaînant tout près leurs mugissements puissants avec des accents tels qu’elles semblaient vouloir dans leur sauvage allégresse chanter la Terre ; lorsque les nuages s’approchaient en bondissant comme des chevaux effarouchés qui hennissent et qu’alors le soleil surgissait, traversant la nuée pour tirer sur la neige son épée étincelante, si bien qu’une lumière aveuglante, des sommets aux vallées, tranchait l’espace et l’illuminait ; ou bien lorsque la tempête écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu limpide, que le vent se taisait, et que du fond des ravins et du faîte des sapins montait comme une berceuse ou un carillon ; lorsque qu’une légère lueur rouge se glissait sur le bleu profond et que les petits nuages passaient sur des ailes d’argent et que bien loin sur tout le paysage les sommets se détachaient étincelants et fermes – il sentait sa poitrine se déchirer, il se tenait haletant, le buste plié en avant, bouche bée, les yeux exorbités. Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers ; cette volupté lui faisait mal ; ou bien il s’arrêtait, posait la tête dans la mousse et fermait à demi les yeux ; les choses alors se retiraient de lui, la terre cédait sous son corps, devenait petite comme une planète errante puis plongeait dans le grondement d’un torrent dont les flots passaient à ses pieds…"
Lenz
"J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.