lundi, 24 mai 2010
Claude Louis-Combet
« L’Abbé disait quelquefois que les ténèbres extérieures dont parle l’Écriture ne sont pas autre chose que les ténèbres intérieures et que la chute n’a jamais eu lieu hors de soi mais toujours en soi-même. Cette pensée me revient aujourd’hui tandis que je m’efforce de retrouver les sensations passées sans vouloir – car c’était bien ainsi que je les éprouvais – les dissocier du sens qu’elles révélaient. Mais alors, assurément, penché à mi-corps et proie du vide, je ne pensais pas, j’existais hors de tout pouvoir de parole, eût-elle été la plus intérieure. Les mots, fussent-ils nés de mon obscurité, ne m’atteignaient plus parce qu’il n’y avait plus de mots.
Aujourd’hui, et bien loin de toute cette aventure, j’en suis encore à me demander si cette absence de toute formulation – dans l’impossibilité où je me trouvais, entré dans le vide, de concevoir une pensée – était, en vérité, conquête ou défaite et si le Désert s’étendait, alors, comme la simple place des choses, hors de moi, ou n’était que la forme de mon esprit. En ce temps là, et comme avant et comme aujourd’hui, je me saisissais mal et n’avais aucun pouvoir d’analyse ni sur les situations, ni sur les événements, ni sur les êtres, ni sur moi-même. Je portais en moi comme un principe de confusion qui estompait les contours et multipliait les interférences à tel point que, sur la carte grattée de mon histoire, je perdais le sens des genres et des nombres, des règles et des exceptions et que, pour tout dire, je ne distinguais pas grand-chose en dehors de ma propre stupeur. Ainsi je me disais que, en mon absence (dans mon sommeil, par exemple), les choses alentour devaient être, selon toute vraisemblance, parfaitement claires. Je me figurais même qu’elles devaient exister avec une certaine joie et un certain dynamisme et que c’était seulement ma présence qui les alourdissait et les alentissait et faisait d’elles une masse confuse, à la fois dérisoire et écrasante, de réalités hors de raison et d’incertaine identité. Dès que j’ouvrais les yeux et, du coup, entrais dans le monde, l’indétermination régnait. Les lectures (du réel) s’enchevêtraient. Dès lors, toute assurance (sur le réel) me devenait impossible. J’avais beau m’efforcer de m’accrocher aux mots pour adhérer à leur sens le plus obvie, je me rendais compte, rapidement, que c’était une tension inutile et je renonçais à toute tentative d’emprise verbale pour coïncider uniquement avec l’absence, avec le vide, avec le rien. »
Claude Louis-Combet
Marinus et Marina
Flammarion, coll. Textes dirigée par Bernard Noël, 1979
Rééd. José Corti, 2003
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vendredi, 14 mai 2010
Laure
Petit carnet rouge (extraits)
Vendredi 6 mai 1938
Et à la fin cela revenait à écouter avec des airs de disciples fervents des histoires de propriétaires ou de cuisine ou de femmes de ménage.
Abaissement abjection, quitter leurs préoccupations, leurs mesquineries, leurs petits buts, leurs vues courtes, leur terre à terre immédiat et suivre ta voie [ ] la tienne, celle d’aucun « autre » être humain. Connais-tu une destinée semblable à la tienne ? NON. Moi seule ai vu et vois comme on peut voir : absolument et de si loin –
Lundi 9 mai
Se faire rare manquer un rendez-vous et s’arranger pour le revoir le surlendemain seulement en présence d’un de ses amis pour que les autres soient témoins de son trouble ; ce qu’elle vivrait seule ne compterait pas, elle a besoin de démontrer et tout de suite, même aux plus vulgaires, surtout aux plus vulgaires.
[…]
Lundi 16 mai
Si je ne communique pas je me laisse m’embrouiller – cette plante qui pourrit tout ce qui lui sert de support – la vie à deux vide de sa substance l’un des deux – n’être dominée par aucune peur, de ce qui avilit, rabaisse mais ce qui détruit tout en soi.
Mercredi 18 mai
– Vous aimez comme source claire, tout est altéré parce que retrouver la vie dans son intégrité dans sa totalité.
[…]
Mardi 24 mai
Entrer dans un monde fiction où tu joueras un rôle devant moi dans lequel tu m’assignes une place délimitée.
– Vie d’ermite pendant que vient ce qui est échange poésie et amical tu le vivras à Paris, ça non.
Jeudi 26 mai
– Quelque chose
sourd déborde
les écluses craquent
douleur plus de douleur
la renaissance de la vie
– Plus rien de cette ardente passion ?
et cette affreuse inquiétude
et Lui
Non = rien
douleur
pas de douleur
immobilité
le silence dans ton corps
silence las de douleur
de tout en toi.
Samedi 28 mai
– et puis un jour le mouvement restreint et puis libre
vie physique
le corps comme la plante
la plante la terre
comme s’il s’implantait dans la terre par le mouvement, retrouvant force de pesanteur.
Corps détaché de toutes les lois physiques. De toutes ces impressions celle-ci est-elle bouillante ou glacée, que vous dirais-je ?
Plus de cris de douleurs ?
Jeudi 2 juin
– Versez l’eau bouillante
et puis posez la glace
je ne sens plus rien, rien
enfoncez vos épines dans la chair
– où est ma jambe ?
peut-être pendue dans les
branches de cet arbre
là où les pigeons font l’amour.
– Ton corps c’est la Loi
tout vient apres
Rien n’est plus heureux que cette renaissance
dans ton corps plus grave
Dimanche 5 juin
Vous n’imaginez pas quelle assez maligne cela peut être pour moi
Cette fois tous les ponts sont bien coupés : que peuvent comprendre à ma vie ceux qui se donnent des airs de tremper dans tous les complots, d’éventer les secrets profonds de rires gras comme au promenoir de vaudevilles, rires gras et rentrés, de prendre des petits airs.
[…]
Laure
Écrits retrouvés
Préface de Jérôme Peignot
Coll . Comme, Les Cahiers des brisants, 1987
19:59 Publié dans Écrivains | Lien permanent
dimanche, 09 mai 2010
Laure
Un fragment de texte érotique
« Que la vie primitive donne aux êtres la possibilité de l’extase. ».
– décision du crime : « Ses yeux étaient comme des étoiles, on se serait cru à l’église ».
– Le crime accompli : la vengeance et l’amour, sang et sperme.
– « nous sommes au sommet de la montagne », « la montagne nous écrase ».
– rapidité d’un « roman policier », les sentiments et l’analyse psychologique.
– êtres humains, en chair et en os
– continuer
oui : il le faut pour moi et les autres,
pour éclaircir le malentendu
dire tout,
arrêt subit et reprise
sous une autre forme
d’un journal rétrospectif.
* * *
Dernier poème
Je l’ai vue
Je l’ai vue – cette fois je l’ai vue
où ? à la limite de l’aube
et de la nuit
l’aube du jardin
la nuit de la chambre
avec un sourire qui craque
une patience d’ange
elle m’attend
Et je le sais bien
Puis d’une voix lointaine
elle m’a dit
Ah mais non
Tu ne deviendras pas folle
Entends-tu, tu ne te conduiras pas comme cela,
Tu feras ceci et cela. Elle parlait sans que je comprenne plus rien
Je la suivais malgré moi
Dans un froufrou de soie une robe à traîne avec beaucoup de volants qui rebondissaient sur chaque marche.
elle a disparu
brillante bruissante
par un escalier étroit
et délabré
En haut
c’était le rayon d’hommes, des milliers de vêtements
Une pièce toujours fermée, surchauffée
Seule présente vivante
elle
elle parcourait les espaces vides entre les mannequins
portant tous son masque
Laure (Colette Peignot), Écrits
Texte établi par Jérôme Peignot et le collectif Change
Jean-Jacques Pauvert, 1977, rééd., 1985
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dimanche, 02 mai 2010
Georges Bataille
« Le doute m’angoisse sans relâche. Que signifie l’illumination ? de quelque nature qu’elle soit ? même si l’éclat du soleil m’aveuglait intérieurement et m’embrasait ? Un peu plus, un peu moins de lumière ne change rien ; de toute façon, solaire ou non, l’homme n’est que l’homme : n’être que l’homme, ne pas sortir de là ; c’est l’étouffement, la lourde ignorance, l’intolérable.
“J’enseigne l’art de tourner l’angoisse en délice”, “glorifier” : tout le sens de ce livre. L’âpreté en moi, le “malheur”, n’est que la condition. Mais l’angoisse qui tourne au délice est encore l’angoisse ; ce n’est pas le délice, pas l’espoir, c’est l’angoisse, qui fait mal et peut-être décompose. Qui ne “meurt” pas de n’être qu’un homme ne sera jamais qu’un homme. »
Georges Bataille, l’Expérience intérieure,
Gallimard, 1943, revu en 1954,
rééd. Coll. Tel n° 23
et in Œuvres complètes volume 5, Somme athéologique I
Georges Bataille, entretien avec Pierre Desgraupes à propos de la Littérature et le mal © ina
16:38 Publié dans Écrivains | Lien permanent