vendredi, 28 février 2014
Michel de Montaigne, né le 28 février 1533, « Carnet de voyage »
« Le 6 de mars, je fus voir la librairie du Vatican, qui est en cinq ou six salles tout de suite. Il y a un grand nombre de livres attachés sur plusieurs rangs de pupitres ; il y en a aussi dans des coffres qui me furent tous ouverts ; force livres écrits à la main, et notamment un Sénèque et les Opuscules de Plutarque. J’y vis de remarquable la statue du bon Aristide, avec une belle tête chauve, la barbe épaisse, grand front, le regard plein de douceur et de majesté : son nom est écrit en sa base très antique ; un livre de Chine, le caractère sauvage, les feuilles de certaine matière beaucoup plus tendre et pellucide que notre papier ; et parce qu’elle ne peut souffrir la teinture de l’encre, il n’est écrit que d’un côté de la feuille, et les feuilles sont toutes doubles et pliées par le bout de dehors où elles se tiennent. Ils tiennent que c’est la membrane de quelque arbre. J’y vis aussi un lopin de l’ancien papyrus, où il y avait des caractères inconnus : c’est une écorce d’arbre. J’y vis le bréviaire de saint Grégoire, écrit à main : il ne porte nul témoignage de l’année, mais ils tiennent que de main à main il est venu de lui. C’est un missel à peu près comme le nôtre, et fut apporté au dernier concile de Trente pour servir de témoignage à nos cérémonies. J’y vis un livre de saint Thomas d’Aquin, où il y a des corrections de la main du propre auteur, qui écrivait mal, une petite lettre pire que la mienne. Item, une Bible imprimée en parchemin, de celles que Plantin vient de faire en quatre langues, laquelle le roi Philippe a envoyée à ce pape, comme il dit en l’inscription de la reliure ; l’original du livre que le roi d’Angleterre composa contre Luther, lequel il envoya, il y a environ cinquante ans, au pape Léon Xe, souscrit de sa propre main, avec ce beau distique latin, aussi de sa main :
Anglorum rex Henricus, Leo decime, mittit
Hoc opus, et fidei testem et amicitiœ
Je lus les préfaces, l’une au pape, l’autre au lecteur : il s’excuse sur ses occupations guerrières et faute de suffisance ; c’est un langage latin bon pour scolastique.
Je la vis sans nulle difficulté ; chacun la voit ainsi et en extrait ce qu’il veut ; et est ouverte quasi tous les matins ; et si fus conduit partout et convié par un gentilhomme d’en user quand je voudrais. M. notre ambassadeur s’en partait en même temps sans l’avoir vue, et se plaignait de ce qu’on lui voulait faire faire la cour au cardinal Charlet, maître de cette librairie, pour cela ; et n’avait, disait-il, jamais pu avoir le moyen de voir ce que Sénèque écrit à la main, ce qu’il désirait infiniment. La fortune m’y porta, comme je tenais ce témoignage, la chose pour désespérée. Toutes choses sont ainsi aisées à certains biais et inaccessibles par autres. L’occasion et l’opportunité ont leurs privilèges, et offrent souvent au peuple ce qu’elles refusent aux rois. La curiosité s’empêche souvent elle-même, comme fait aussi la grandeur et la puissance. »
Michel de Montaigne
Journal de voyage
Arléa, 1998
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mercredi, 26 février 2014
Laurent Debut, Dado, « Le Sable »
« En dessous de ce ciel
s’ouvre, s’imagine
l’accueil, l’empreinte
d’une phrase morte :
– Vous vous teniez là, ordonnant l’espace et le temps, en ce lieu où se réalise le livre, où le blanc s’est laissé ronger par la lettre, par cette nuit du sens au bout de laquelle nous nous effacions.
Il ne reste rien dans la main
que le sable issu
de sable…
La main dont je rêve
s’avance avec des mots de persuasion,
et s’éclaire du mot
t e r r e. »
Laurent Debut
Le Sable
60 exemplaires sur Rives, numérotés de 1 à 60, imprimés par Thierry Bouchard, signés au colophon par l’auteur, comportant deux eaux-fortes de Dado, signées par le peintre. Exemplaire n° 36.
Brandes, 1981
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lundi, 24 février 2014
Christian Gabriel Guez Ricord — « Lettre à Colette Deblé »
« J’ai habité votre fenêtre, tel pourrait être le début d’une lettre amoureuse ; si elle n’était vôtre, c’était du moins une fenêtre que j’ai habitée une nuit. Quelle chute y attendais-je ? La fenêtre serait le lieu limite de l’attente, celui qu’habitent folie et suicide. C’est pourquoi les fenêtres me fascinent, regards mais aussi abris quand on ne peut ni entrer ni se jeter dans le vide. Un monde qui n’est pas le monde et qui n’est pas non plus le non-monde de la transcendance, voici la fenêtre, lieu d’un vécu imaginaire et parfois dangereux. Ni être ni ne pas être, tel est le cri du fou coincé sur le rebord de la fenêtre et, passée l’anecdote, vos fenêtres sont aussi là pour être des lieux en soi, elles pourraient être les reliures d’un dernier cri comme la patène d’un rouge-gorge.
Je veux célébrer en vous cette illumination d’un ordre qui est à côté, d’un espace différent, ni le haut ni le bas, d’un support qui tente l’impossible de sa situation objective comme définitive et, semble-t-il, soumise à un destin unique et immortel, être ouvert ou fermé. Vous avez peint le lieu de la poésie quand elle se souvient d’avoir bâti une demeure dans les temps, la nue du principe ; et d’y avoir veillé, dans l’attente de quelqu’un, la proximité de la flamme qui, près du lit des chambres, se réfléchit sur la vitre d’un silence improbable, que l’immobile retient comme l’impossible salut des nuits où le soleil ne se lève jamais. »
Christian Gabriel Guez Ricord
Lettre à Colette Deblé
33 exemplaires accompagnés d’une gravure originale de Colette Deblé numérotés de 1 à 33 et 100 exemplaires numérotés de 34 à 133, tous signés par l’auteur, imprimés sur vélin d’Arches par Soulié, Atelier Breteuil à Marseille. Exemplaire n° 15.
L’Atelier Blanc, 1979
Note : Christian Gabriel Guez Ricord a donné à son prénom la forme définitive Christian Gabrielle à partir de 1986
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samedi, 22 février 2014
Emmanuel Hocquard, Raquel, « Du 1er janvier »
« Les champs décolorés et la chaleur aussi paraissaient sans limites.
Sans violence. Jour après jour. Fixant la contrée dans ses habitudes et son isolement.
Comptant les pas.
C’est un murmure loin de l’été.
Dans le froid, un petit feu qui réchauffe mal.
Quand on va tomber de sommeil, le silence sépare du peu de bruit que font ceux qui parlent.
Le costume lui-même devient un accident.
Une étendue vide en forme d’arc-en-ciel.
Emmanuel Hocquard
Du 1er janvier
avec une gouache de Raquel
200 exemplaires sur vélin d’Arches, tous numérotés.
Exemplaire n° 41, avec un envoi
Orange Export Ltd, 1980
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mardi, 18 février 2014
Michaël Glück, Anik Vinay, « Tour Aurore, place des Reflets »
I
quai d’une gare
l’attente d’un train
la patience minutieuse
les pas
le long le large
la geste des voyageurs
les talons hauts
près des valises
VII
la destination
l’adresse de la langue
une flaque d’eau
un nuage entre les rails
j’attends
tu es là dans le jour »
Michaël Glück
Tour Aurore, place des Reflets
avec une gravure d’Anik Vinay
130 exemplaires numérotés et signés. Achevé d’imprimer en juillet 1987 par l’Atelier des Grames, 9e titre de la collection « Les Florets » animée par Gil Jouanard. Exemplaire : 35
Atelier des Grames
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dimanche, 16 février 2014
Maurice Roche, Philippe Sollers, « Correspondance complète »
J’ouvre aujourd’hui une nouvelle rubrique que j’intitule, en hommage à Walter Benjamin : Je déballe ma bibliothèque. On y trouvera quelques extraits et une image des livres rares que je range dans une grande bibliothèque noire et vitrée.
« Cher Roche,
“Si la pierre tombe sur l’œuf,
malheur à l’œuf.
Si l’œuf tombe sur la pierre,
malheur à l’œuf.”
(Proverbe bulgare)
Philippe Sollers
Cher Sollers,
“Quand on pédale dans le yaourt, on fait son beurre.”
(Autre proverbe bulgare)
Maurice Roche »
Maurice Roche, Philippe Sollers
Correspondance complète
achevée d’imprimer le 31 décembre 1986 à 33 exemplaires sur Pur Chiffon du Moulin de Larroque numérotés, ainsi que quelques H.C. Exemplaire : H.C
Éditions Unes
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lundi, 10 février 2014
Roger Laporte, « La Veille »
Pour saluer la réouverture du groupe consacré à Roger Laporte sur Facebook https://www.facebook.com/groups/45486574813/?fref=ts voici les premières lignes du premier livre de l’œuvre d’une vie…
« Il a disparu. — Le moment propice est donc enfin venu de mettre mon projet à exécution, mais pourquoi ce malaise inattendu ? Je redoutais, en décidant d’écrire, de commettre une imprudence, de lui offrir malgré moi un terrain propice, de susciter sa venue de manière si prompte que je n’aurais même pas eu le temps d’écrire le premier mot, et certes, pendant longtemps, il me suffisait d’envisager même timidement mon projet pour qu’il mît fin à ma tranquillité, mais cette fois mon appréhension a été vaine : j’écris, et pourtant il ne s’est toujours pas manifesté. — Ai-je vraiment craint son retour ? Je ne voulais exécuter mon projet qu’en toute quiétude, donc en son absence : cette condition préalable était réalisée, car, avant de me mettre à écrire, j’ai plusieurs fois, et en toute tranquillité, pensé à mon projet, et pourtant je ne l’ai pas mis à exécution. Il me harcelait, le répit dont je bénéficiais, pouvait donc sans préavis se terminer d’un moment à l’autre : pourquoi, bien loin de me saisir de l’occasion, ai-je longtemps tergiversé et perdu ce temps libre sans m’en émouvoir ? — Il me faut avouer ce que j’aurais pu dire dès le début : il s’était tout à fait effacé, mais, contrairement à mon attente, mon projet, au lieu d’être enfin exécutable, s’était décoloré de tout attrait à tel point que ce n’est pas par désir, mais par dépit, que j’ai commencé d’écrire.
Je me suis mis au travail à un moment où j’aurais pu tout aussi bien ne pas écrire, j’ai espéré commettre ainsi une imprudence sans recours, mais elle a été sans conséquence : j’écris, mais il ne s’est toujours pas montré. Chaque fois qu’il était à proximité, je me suis gardé d’écrire ; depuis qu’il s’est retiré, condition que j’ai cru nécessaire à l’exécution de mon projet, je n’ai plus éprouvé la moindre envie d’écrire : c’est à contrecœur que je poursuis cette tâche inutile ; j’ai le sentiment que mon dessein est devenu irréalisable, mais je persévère dans la même voie, car j’espère encore provoquer son apparition en exposant pleinement mon projet. — Quel projet ? De quoi s’agissait-il donc ? Je suis incapable de le dire ! Peu m’importe que ce projet soit inexécutable, mais j’ai le sentiment d’être abandonné et je redoute qu’il ne s’éloigne encore davantage.
Parler ainsi est inexact : naguère il était proche, trop proche, mais à présent je ne peux même pas dire qu’il est très loin, car le terme d’éloignement est impropre : la distance ne peut ni diminuer, ni augmenter, car aucun espace ne nous sépare. Je ne peux même pas me plaindre d’être délaissé, car je dois dire seulement : je n’ai avec lui aucun rapport. — Comment ai-je jamais pu écrire ! »
Roger Laporte
La Veille
Coll. Le Chemin, Gallimard, 1963
Repris dans Une Vie, P.O.L, 1986
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samedi, 01 février 2014
Sarah Kéryna, « Rappel »
« Paris :
Ils sont assis l’un à côté de l’autre,
sur la pelouse, au soleil. Ils ne se touchent pas.
Il lui offre Pétrole de Pasolini.
Il raconte l’histoire de l’enfant mort malgré les prières.
Depuis, il ne croit plus en Dieu.
Il ne tient pas la main.
Ne serre pas dans les bras.
Ils passent au-dessus des gares. Elle dit :
“Ça me déprime tous ces rails qui partent vers le nord.”
Un orage éclate brutalement. La pluie se met à tomber comme
un bombardement. Les passants s’engouffrent dans les immeubles.
– Marseille, c’est la lumière, elle ne l’a jamais vue
dans une autre ville.
Le lendemain, il prend son avion pour rejoindre l’autre.
Samedi, Paris et pluie.
Elle regarde la rue en contrebas.
Elle boit.
Dans le train du retour, une jeune fille demandant
si la place est libre, s’installe à côté d’elle.
Elles parlent jusqu’à Valence où la jeune fille descend.
Elles échangent leurs numéros.
– Elles ont le même prénom. »
Sarah Kéryna
Rappel
Coll. Biennale internationale des Poètes en Val-de-Marne
Le bleu du ciel, 2007
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