jeudi, 29 novembre 2018
Su Shi, « Écrit pour les adieux de Cen »
Portrait imaginaire de Su Shi par Zhao Mengfu
« Paresse semble souvent pareille au calme,
Mais le calme est-il l’élève de la paresse ?
Maladresse est tout près de droiture
Mais la droiture est-elle maladroite ?
Vous êtes calme et droit, messire,
Naturel et délié au gré des circonstances.
Hélas ! moi, que fais-je encore ?
De vous avoir connu, je tire nouvelles joies.
Je ne vais pas contre le monde,
Nous sommes simplement différents.
Moins habile qu’un pigeon dans les bois,
Plus lent qu’un poisson sous les glaces.
La droiture parfois s’étire et se déploie,
Le calme n’est jamais définitif.
Et moi je souffre de ces maux
Que ne guérissent ni aiguilles ni simples.
Au moment du départ, étonné des alcools si légers,
Et après les adieux, laissé seul dans les larmes.
Nous nous reverrons un jour, c’est certain,
Même si, j’en ai peur, la vie publique nous éloigne.
Je m’en remets seulement au rêve des anciennes collines
Qui vous emmènera dans ma pauvre chaumière. »
Su Shi (Su Dungpo) – 1037-1101
« La dynastie des Song du Nord »
Traduit par Stéphane Feuillas
In Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade, Gallimard, 2015
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jeudi, 22 novembre 2018
Luo Fu, « En raison du vent »
DR
« En raison du vent
Hier j’ai longé la rivière
Sans me hâter jusqu’à
L’endroit où les roseaux se penchant pour boire
Et j’ai demandé à la cheminée
D’écrire pour moi dans le ciel une longue lettre
Sans doute un peu confuse
Mais mon intention
Était aussi claire que la chandelle à ta fenêtre
Qu’on y trouve un peu d’ambiguïté
C’est bien difficile à éviter
En raison du vent
Que tu comprennes ou non cette lettre n’a pas d’importance
L’important c’est qu’il faut
Avant que les chrysanthèmes n’aient complètement fané
Que sans tarder tu te mettes en colère, ou que tu ries
Que sans tarder tu prennes dans le coffre cette fine chemise qui est à moi
Que sans tarder tu peignes à ton miroir cette noire et souple séduction qui est la tienne
Et qu’ensuite avec l’amour de toute une vie
Tu allumes une lampe
Je suis un feu
Qui à tout moment peut s’éteindre
En raison du vent »
1981
Luo Fu
En raison du vent
Traduit du chinois (Taïwan) par Alain Leroux
Circé, 2017
http://www.editions-circe.fr/livre-En_raison_du_vent-588-1-1-0-1.html
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mercredi, 21 novembre 2018
Joël Cornuault, « Tes prairies tant et plus »
DR
« Que si le temps aux trousses
– vieilles faux
que vous faut-il encore
roses noires squelettes piquants ? –
il reste tant de ces temps
d’allégresse suffisamment douce
pour ne pas nous exploser
tu es faite comme un moineau de cerisier
une moinelette de sorbier –
mais intense assez
pour faire feu à fleur et à fourrure
des quatre fers dans le cœur
cela tient à l’esprit
que tu as distribué
sur nos heures
ton affluence de dons
– tu parles du haut d’un printemps
Dans mon sac à pie tes diamants ont chu
Je l’ai senti si fort hier
ce courant
ce courant de cavalcade
dans le plus grand secret
d’une parfait générosité
et que cette influence
digne des fleurs de jasmin et des perce-neige réunis
est ta création
– belle comme une horloge qui a perdu ses aiguilles
une goutte de parfum sur la nuque à l’attention du fiancé
quand il s’endort contre la fiancée –
ta graine au jardin
dans ce désert
désert de fées
ta veille au grain d’Éden
À longueur de jours nos mille et une nuits »
Joël Cornuault
Tes prairies tant et plus
Dessins de Jean-Marc Scanreigh
Pierre Mainard, 2018
http://pierre-mainard-editions.com/boutique/grands-poemes...
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lundi, 19 novembre 2018
Franck Venaille, « Visage du condottiere »
DR
« D’une douleur prégnante je cherche la raison
quand cesserai-je de porter à mon cou cette pancarte
où s’étale le mot : “c.o.u.p.a.b.l.e” ?
Pourrais-je enfin vivre et penser, agir, aimer et caresser
la chair de l’autre sans me croire installé
sur le bûcher de souffrir ?
D’une blessure ancienne suinte le pus.
Quelque chose se tord et ricane en moi.
Peut-être la vision que j’ai de l’infini.
Peut-être ce qui perdure en moi de primitif.
Rien que la sensation d’être cet homme désigné
fatigué de tirer l’attelage des jours.
Çà ! Ma douleur !
Ne pouvons-nous pas ajouter un brin de comique à nos rapports ?
(je me contenterai d’un pétale d’humour).
Déjà : on installe devant moi cette bouilloire.
Déjà : dans mon uniforme d’officier du 54e régiment des Trop Sensibles
je prie ma compagne de partager, avec moi, le breuvage fort !
C’est alors qu’un cheval avance sa tête par la fenêtre blonde ouverte
avec harmonie ses longs cils se mêlent aux broderies du rideau.
Ah ! Montagnes bleues peintes par l’Éternel !
Ah ! Mélodie rose de la fleur de lupin !
La douleur est bien là : n’est-elle pas organiquement mienne ?
Mais j’en fais don au pasteur intègre du village.
Et c’est d’un air léger que je termine de boire,
alors que
pour moi seul, cette femme entière
soulève sa voilette.
——————————————————————
En ces après-midi où surgissaient les merles
– petits orateurs agités et pugnaces –
je ne demandais rien d’autre à la vie que cela
partager avec eux le silence capiteux
me laisser abuser par leur si incompréhensible joie
et
pourquoi pas ?
à mon tour étendre sur ma douleur mes ailes noires
afin de la cacher au regard d’autrui
en ces après-midi où surgissaient les merles.
D’une chambre à l’autre
en leurs fenêtres ouvertes
passait, bon compagnon : le vent d’avril !
J’étais ce condottiere venu pour régner sur quelques icônes
forcément chastes. Ce soldat adossé à cet arrole noir
lui servant de rempart – main nue qui se tend au passage d’une jupe –
Rien que moi !
Tout de moi !
En ces après-midi où s’agitaient qui vous savez.
Elle était donc douce et lumineuse cette vie !
Pourquoi, soudainement, cette étrange odeur glissant dans les couloirs ?
Et d’où venait, rauque et rauque, cette roux rauque, qui :
s’élançait
contournait
s’immisçait partout, si rauque ?
De quelle poitrine ? Ça je le saurai.
De quels poumons ? On me le confiera.
De quel appartement avec vue sur le lac ?
Rauque et rauque cette toux signalant à toutes et tous
que, parmi eux, un être souffrant, sur sa couche, mal respirait.
En ces après-midi où surgissaient les merles. »
Franck Venaille
Tragique
Obsidiane, 2001, rééd. Poésie/Gallimard, 2010
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samedi, 17 novembre 2018
Lutz Seiler, « Kruso »
DR
« “La mission de l’Est, Ed, je veux dire de l’Est tout entier à commencer par les yourtes casaques, par la tente de cirque de ma mère à Karaganda, tu sais, de là-bas jusqu’ici, jusqu’à cette île, cette arche…”, il avala de travers et recracha, mais la bouillie lui faisait manifestement du bien, “… ce sera de montrer la voie à l’Ouest. La voie vers la liberté, tu comprends, Ed ? Ce sera notre mission à nous et la mission de l’Est tout entier. La montrer à ceux qui, d’un point de vue technique, économique, infrastructurel sont allés…”, il déglutit et reprit avec une voix plus forte, “à ceux qui ont fait tant de chemin avec leurs autoroutes, leurs chaînes de montage, leurs parlements, leur montrer le chemin de la liberté, cette face perdue de leur… leur existence.” À nouveau il avala de travers, puis une quinte de toux, comme si un géant invisible l’avait saisi par les épaules pour le secouer.
Chut”, fit Ed mais il se tut aussitôt lorsqu’il aperçut le regard perçant de Kruso.
“C'est notre mission, Ed. Protéger la racine des scories qui nous arrivent maintenant, qui la submergent sous des avalanches si agréablement parfumées, incroyablement séduisantes et douces, sous des scories d'une grande beauté, tu comprends, Ed ?”
Mal à l’aise Ed essaya de continuer à le nourrir, mais Kruso n’avalait plus, il ne faisait que serrer les lèvres un peu plus, et ainsi une partie de la bouillie ressortait.
“La liberté nous attire. Elle reconnaît ceux qui l’aident. Toi aussi elle t’a reconnu Ed !”
Ed frotta autant qu’il put pour nettoyer de cette bouillie jaunâtre sa barbe de plusieurs jours et lui frictionna aussi la poitrine. Cette fois-ci les ablutions ont lieu l’après-midi, cette idée absurde frôla Ed. Il chercha à rassurer son ami avec des mots encourageants.
“Nous devons manger quelque chose, Losch. Je veux dire pour être fort, pour combatte les scories, je veux dire, qui d’autre sinon saurait comment…”
Comme Ed n’avait plus grand chose à dire à ce sujet (alors qu’il ressentait comme souvent une grande envie d’être d’accord avec son compagnon, d’être uni à lui malgré toute la distance), il se mit à réciter du Trakl. Il avait bien oublié quelques strophes, voire des textes entiers. Ce n’était pas grave. Il convoquait des vers et des rimes de textes venus d’ailleurs, l’ensemble des stocks sus par cœur était un peu mité à présent, et il chuchotait tout cela comme pour lui-même, il en faisait une seule et unique mélodie chargée d’amour et de désespoir – son ton à lui. Les poèmes de Kruso en faisaient partie aussi, et puis aussi des passages dont jusqu’ici il avait ignoré l’existence. Quelque chose comme un poème à lui – comme s’il avait commencé à écrire.
La cuillère toucha la bouche de Kruso et le sésame s’ouvrit.
“Bien Losch, c’est très bien, murmura Ed, nous y arriverons, tu verras.” »
Lutz Seiler
Kruso
Traduit de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun
Postface de Jean-Yves Masson
Coll. « Der Doppelgänger »
Verdier, 2018
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jeudi, 08 novembre 2018
Michel Jullien, « L’île aux troncs »
DR
« Tchoubine et Sniezinsky furent des premiers colons, la fournée de 49, deux vétérans parmi les cent trois estropiés cinglant vers l’île le mardi 4 octobre, un vapeur. Personne ne vit les voyageurs débarquer à la force des bras, une queue-leu-leu sur la passerelle, leur démarche sur les mains, le tronc oscillant, un paquetage minuscule accroché dans le dos, leur regroupement sous les mélèzes, cent trois samovars postés sur la grève et l’au-revoir de tous ces bras à l’équipage. Bientôt le lac durcirait pour des mois. Le vapeur appareilla, sa cheminée fit un toupet noiraud dans les brumes de Valaam, on ne le vit plus – sa fumée, son fuselage –, et lorsque la colonie s’ébranla vers le centre de l’île avec cette neige et cette façon d’aller, on pensait à un banc de pingouins. Cent trois samovars, une petite congrégation insulaire, le ramassis des grands lendemains.
Au monastère, les nouveaux arrivants eurent le choix des cellules. Kotik et Piotr élurent deux loges attenantes au centre de l’allée, dans l’enceinte, presque à regret. Ils auraient préféré la même, empiler des châlits afin qu’aucune cloison ne les éloignât mais, cette année-là, le parc immobilier permettait que chacun fût chez soi. Ce n’est qu’ensuite, fallut se tasser, le monastère se remplissant à la faveur des transports printaniers. Pour l’heure, début d’hiver, les nouveaux résidents ne se marchaient pas sur les pieds, les murs marquaient une tendance au vide, en plus de quoi quelques âmes affectées dans cette retraite insulaire n’avaient pu supporter les rigueurs magistrales de la première saison, libérant des cellules. Ce ne fut pas le cas des deux comparses en leur nouvelle terre. Au contraire, Valaam les secoua, l’espace, le frimas, la nature, une certaine hygiène recouvrée, un minimum de soins dispensés, une vie communautaire mieux réglée parmi leurs prochains, la quiétude insulaire, les vapeurs lacustres, une diète éthylique vivifiante, du bouillon chaud, un toit, des nuits, du régime, un peu des bienfaits d’une cure. Après des années de macadam, la pause erratique les transforma. Aux heures de la journée, leur métabolisme savait renouer avec les conséquences d’une cuite. Les couperoses s’affadirent aux joues de Sniezinsky. Il désenfla, le pourtour mieux cintré et l’humeur retrouvée, non pas pour le petit gain esthétique mais, principalement, parce qu’en ces derniers temps à Leningrad il se fatiguait de traîner son ventre à même le sol lorsque les jambes n’aidaient en rien à le rehausser. Voici qu’entrait désormais un trop-plein de vide entre son froc et lui-même. Il s’en procura un nouveau, moins ample, de bon tissu. Ses toux s’apaisèrent, se turent, n’éclatant qu’aux premières minutes du réveil ; encore un peu et sa trachée s’épura au sortir du premier hiver. Il s’occupait. Sur le seuil de sa cellule Piotr s’adonnait à un petit commerce épatant, tailler des cuillères en pin sibérien, des bols dans le bois, creuser des écuelles au canif, racler des timbales, ses mains occupées à façonner des couverts qu’il entendait troquer non pas contre une planchette mobile comme beaucoup en possèdent mais un vrai fauteuil, avec des roues, une assise et un dossier. »
Michel Jullien
L’île aux troncs
Verdier, 2018
16:35 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : michel jullien, l'île aux troncs, verdier
dimanche, 04 novembre 2018
Jacques Roman, « D’entente avec oui »
Vincent Ottiger
« Il est étendu dans l’herbe
un livre tombe à terre
pourquoi le ramasse-t-on
et se relever
pourquoi donc se relever
à quelle page l’ouvrir
si l’on ne peut plus lire
Est-ce le poids du ciel
que soulève la poitrine
qui donc tourne les pages
d’un bleu papier
et télégraphie
de la détresse stop
sourire de la farce stop
–––––––––––––––––––––––
D’entente donner le jour
de ce côté-ci
à d’étranges constellations
entrevues intimes
au respir et au lit
de la conscience
son étendue nocturne
D’entente avec oui
aveugle chancelant
effleurer la face
de l’invisible sens
et voir d’un instrument fou
le revenant dire je
dire avoir entendu »
Jacques Roman
D’entente avec oui
Gravures sur bois de Vincent Ottiger
Paupières de terre, 2008
https://paupieresdeterre.wordpress.com/2012/02/22/jacques...
16:34 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jacques roman, d'entente avec oui, vincent ottiger, paupières de terre
jeudi, 01 novembre 2018
Katherine L. Battaiellie, « Récit »
« Selon les besoins du ménage, et ses sentiments, elle transporte l’urne d’une pièce à l’autre. Quand les soucis s’accumulent, elle se poste en face d’elle et admoneste les cendres avec véhémence.
Elle leur crie qu’elle n’en peut plus, entre la chaudière qui est tombée en panne, la cave qui a été inondée, le voisin qui se plaint des branches qui dépassent sur sa propriété, les papiers des impôts qui ont disparu. Il aurait pu ranger un peu, mais ça, ça n’a jamais été son fort, et il s’est bien défilé, il la laisse toute seule se débrouiller.
Et quand elle a dit tout ce qu’elle avait à dire, elle prend l’urne, la fourre par terre dans un coin sombre derrière un meuble, et quitte la pièce en claquant la porte. »
Katherine L. Battaiellie
Récit
Rhubarbe, 2018
14:37 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : katherine l. battaiellie, récit, rhubarbe