vendredi, 18 septembre 2020
Wang Wei, « La rivière bleue »
Shitao, Au pied des Monts Jinting, vers 1670
« pour me rendre dans la vallée des Fleurs jaunes,
j’emprunte la Rivière bleue
je longe les montagnes, dix mille tournants,
la distance parcourue est à peine de cent li
dans le vacarme au milieu d’un chaos de rochers,
la couleur apaisante des pins denses
flottent, tanguent les châtaignes d’eau
clairs, immobiles, luisent les jeunes roseaux
mon cœur depuis toujours est serein,
comme la rivière limpide
ah ! rester là sur un grand rocher,
avec une canne à pêche à finir mes jours »
Wang Wei
Le plein du vide
poèmes choisis, traduits du chinois et présentés par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 2008, réédition, 2016
https://moundarren.com/livre/wang-wei/
pour Marie-Hélène Lafon & la Santoire
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jeudi, 17 septembre 2020
Wang Wei, « Séjour dans la montagne, décrivant ce qui se passe »
Shitao, Recherche d'immortels, vers 1700
« solitaire je referme mon portail en branchages
dans l’immensité floue face aux rayons du couchant
les nids des grues peuplent les pins
les visiteurs à ma porte rustique se font rares
les nœuds des nouveaux chaumes de bambou sont saupoudrés de pollen
les lotus rouges laissent tomber leurs vieilles robes
à l’embarcadère les feux des lanternes s’animent
de partout les ramasseuses de châtaignes d’eau sont de retour »
Wang Wei – 701-761
Le plein du vide
poèmes traduits du chinois et présentés par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 2008, réédition, 2016
https://moundarren.com/livre/wang-wei/
Dédicace spéciale à Arthur & Sophie
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vendredi, 11 septembre 2020
Saint-Michel-de-Montaigne, le 29 août 2020
La Tille, ma rivière, à Lux (Côte d'Or)
Nous sommes ici, à deux pas du château d’un ami, Michel de Montaigne, dans cette église de Saint-Michel-de-Montaigne où son épouse, Françoise de la Chassaigne, fit enterrer, selon ses dires, le cœur de l’homme qu’elle aimait avant que son corps le fusse au couvent des Feuillants à Bordeaux. Je dis d’un ami car pour tout lecteur un peu constant de son œuvre – c’est le cas pour toutes les œuvres aimées, n’est-ce pas – Michel de Montaigne est un ami.
Montaigne écrivait à la toute fin de ses Essais : « C’est une absolue perfection, et comme divine de savoir jouir loyalement de son être. » Et plus avant, dans le chapitre X du livre III, où il traite entre autres de sa charge de maire de Bordeaux, il parle de « l’amitié que l’on se doit », que l’on se doit à soi-même mais que je n’entends chez lui bien sûr qu’adjointe à l’amitié que l’on doit à l’autre.
Cette amitié que l’on se doit et que l’on partage, je la trouve dans le travail, des deux auteurs que nous allons entendre ce soir. J’ignore s’ils se connaissaient avant de faire ce voyage ensemble aujourd’hui, mais qu’importe, c’est parce que ce sont eux qu’ils sont là, en amitié avec Montaigne & avec nous.
Dans ce paysage si particulier, près de cette tour mythique d’où Montaigne voyait le monde, où il écrivait, où il aimait.
Qu’il me soit permis de glisser au passage la présence affectueuse d’un ami ébouriffé qui fut domestique ici et qui a écrit un des livres les plus considérables que je possède dans ma bibliothèque dans lequel il écrivait : « Écrire comme on tâtonne, frissonne, entrer par effraction dans la nuit de la langue, pressentir un espace, des sites à reconnaître de mémoire, c'est cela le sentiment géographique, sentiment que toute rêverie apporte sa terre, » Il s’agit on l’a compris du Sentiment géographique (1976) et de frère Michel Chaillou. Il aimait la Loire et la Gartempe, comme Marie-Hélène Lafon, que nous allons écouter, aime sa rivière, la Santoire, comme Michel de Montaigne aime sa Lidoire, & Pascal Quignard la Seine (qui est un fleuve), l’Yonne & la Bièvre de son ami Sainte-Colombe.
Le paysage, le pays, traversé de rivières, sera donc, en amitié, dans l’échange et la lecture que nous allons faire avec Marie-Hélène Lafon qui depuis son premier livre Le soir du chien en 2001, qui obtint le prix Renaudot des lycéens, jusqu'à cette Histoire du fils qui va paraître dans quelques jours chez son éditeur fidèle Buchet Chastel, en passant par Joseph, Nos vies, Les pays, Les derniers indiens, Traversée, Album… creuse le langage et le paysage de son cher Cantal, certes, mais plus largement celui de la littérature.
D’ailleurs en exergue à Histoire du fils elle a copié des mots de Valère Novarina : « Le langage est notre sol, notre chair. Je me représente toujours le chantier comme un creux, une ouverture du sol, et l’avancée d’un texte, sa progression, comme une marche en montagne. »
Nous allons commencer avec ça, creuser le langage, creuser le paysage, écouter le travail de la rivière.
Claude Chambard
Introduction à la conversation-lecture avec Marie-Hélène Lafon en l’église Saint-Michel- de-Montaigne
Une fois n'est pas coutume, comme on sait, voici quelques lignes miennes qui furent l'introduction à la conversation-lecture avec Marie-Hélène Lafon en l'église Saint-Michel-de-Montaigne, le 29 septembre 2020, avant que les voûtes résonnent du récit-récital de Pascal Quignard & Aline Piboule, "Boutès ou le désir de se jeter à l’eau". Ces quelques lignes ne prétendent qu'à ceci, ouvrir et faire souvenir de ces deux moments exceptionnels réunis grâce à la fine intelligence, à la fine prescience, de Marie-Laure Picot, pour son Festival Littérature en jardin. Qu'elle en soit, une nouvelle fois, remerciée.
16:07 Publié dans Au jour le jour, Écrivains, Édition, Travaux personnels | Lien permanent | Tags : montaigne, marie-hélène lafon, pascal quignard, michel chaillou, lidoire, santoire, tille, gartempe, loire, seine, yonne, bièvre, sentiment géographique, domestique chez montaigne, le soir du chien, histoire du fils, jospeh, nos vies, les pays, les derniers indiens, traversée, album, dernier royaume, vie secrète, petits traités, tous les matins du monde, boutès, essais, françoise de la chassaigne
dimanche, 06 septembre 2020
Anonyme, « La blancheur de la lune dans la nuit »
Carte de Duhuang, vers 650, dynastie Tang. Une des premières représentations des étoiles.
« La blancheur de la lune brille dans la nuit,
Des criquets crient dans le mur de l’est.
La Grande Ourse indique l’hiver,
Les étoiles ressortent dans le ciel,
La gelée blanche mouille les plantes dans la campagne.
Le temps soudain change,
La cigale d’automne crie dans les arbres,
L’hirondelle, où donc est-elle partie ?
Mes camarades et amis d’autrefois
Se sont élevés haut et se sont envolés
Sans plus se souvenir que nous nous tenions par la main.
Ils m’ont abandonné comme les traces que l’on laisse.
Une constellation indique le nord et une autre le sud
Et l’étoile du Bœuf ne porte pas de joug.
Si l’amitié n’est pas solide comme le roc,
Un renom vide, quel intérêt a-t-il ? »
Chanson populaire anonyme de l’époque Han — 206 avant J.-C - 220 après
In Anthologie de la littérature chinoise classique
Présentée et traduit par Jacques Pimpaneau
Philippe Picquier, 2004 rééd. 2019
http://www.editions-picquier.com/ouvrage/anthologie-de-la-litterature-chinoise-classique-2/
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mardi, 01 septembre 2020
Gérard Haller, « Menschen »
Les Inédits du Malentendu, volume 8.
semblable maintenant d’un bord à l’autre
de la terre on dirait l’image se clôt
et l’image se déclôt qui nous tenait
ensemble et c’est comme si tout de nouveau
me quittait. Le visage autrefois du dieu
mort que tu étais. Comme s’il revenait
mourir sous mes yeux
regarde
irressemblant maintenant vide l’enclos
là-bas lumineux de ta voix
tout le heim autrefois. Regarde. Gisant
nu de part et d’autre du grillage ici
qui le défigure et les traces partout
du sang sur l’herbe et les rails et le linceul
bleu du fleuve au loin miroitant sous le bleu
incicatrisable du ciel oh et tout
le ciel comme ça lèvre contre lèvre
de nouveau qui s’ouvre et les larmes dans nous
sans mer à la fin où retourner
Gérard Haller
Inédit, extrait de Menschen
à paraître aux éditions Galilée le 17 septembre 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3534
on pourra regarder cette lecture de Nous qui nous apparaissons de et par Gérard Haller sur le site « Philosopher au présent » ttps://www.youtube.com/watch?v=3ftmFUkUns8
Gérard Haller est un auteur rare, qui compte infiniment pour moi, dont j’attends chaque livre avec une vertueuse et tremblante patience depuis Météoriques (Seghers) en 2001, en passant par all/ein, Fini mère, Le grand unique sentiment (Galilée) etc. Dans quelques jours celui-ci, Menschen, sera sur nos tables, nul doute qu’il éclairera avec quelques rares autres – ceux d'Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu (Isabelle Sauvage), Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres (Grasset), Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), pour n'en citer que trois essentiels – cet été qui se termine & cet automne qui commence.
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lundi, 24 août 2020
Su Dongpo, « En souvenir de ma mère qui ne faisait pas de mal aux oiseaux »
« Lorsque j’étais jeune, en face de mon bureau, il y avait des bambous, des peupliers, des pêchers et toutes sortes de fleurs ; des bosquets remplissaient la cour et des oiseaux s’y nichaient. Ma mère détestait qu’on détruise la vie ; les enfants et les serviteurs avaient ordre de ne pas attraper les oiseaux. Pendant plusieurs années, ceux-ci firent leurs nids sur les branches basses et on pouvait apercevoir leurs oisillons en baissant la tête. Il y avait aussi quatre ou cinq perruches qui voletaient tous les jours parmi eux. Les plumes de ces oiseaux sont très précieuses et très rares. On pouvait les apprivoiser, car ils ne craignaient pas du tout les hommes. Les villageois en les voyant trouvaient cela extraordinaire. Il n’y a pourtant pas là d’autres raison : en l’absence sincère de mauvaises intentions, même d’autres espèces ont confiance en vous. Un vieux paysan disait : “Si les oiseaux nichent loin des hommes, leurs petits seront la proie des serpents, des rats, des renards, des chats sauvages, des hiboux, des milans. Aussi, si les hommes ne les tuent pas, ils se rapprochent d’eux pour éviter ces malheurs.” On voit ainsi que si ensuite les oiseaux nichent sans oser s’approcher des hommes, c’est qu’ils considèrent que ceux-ci sont pires que les serpents, les rats et autres prédateurs. On peut donc faire confiance à cette parole de Confucius : “Un gouvernement tyrannique est plus terrible qu’un tigre !” »
Su Dongpo – Su Shi (8 janvier 1037 – 24 août 1101)
Sur moi-même
Choix de textes, traduits et présentés par Jacques Pimpaneau
Philippe Picquier, 2003, rééd. Picquier poche, 2017
Su Dongpo – Su Shi – né le 8 janvier 1037 à Meishan, est mort le 24 août 1101 sur la route de Changzhou.
C'est un homme selon mon cœur, un poète essentiel, aimé et lu par ses pairs – et au delà, je l'espère – (Jim Harrisson, Lambert Schlechter, Volker Braun, par exemple, le citent volontiers).
Pour souligner la date anniversaire de son décès, pour que l'on se souvienne encore de lui, j'ai eu envie des oiseaux de sa mère, à n'en pas douter ceux qui encore – à l'exception des perruches – conversent chaque jour dans le petit jardin où ils aiment à se reproduire.
15:01 Publié dans Chine, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : su dungpo, en souvenir de ma mère qui ne faisait pas de mal aux oiseaux, sur moi-même, jacques pimpaneau, philipppe picquier
dimanche, 16 août 2020
Frédérique Germanaud, « 8.6 — Notes urbaines »
Les Inédits du Malentendu, volume 7.
© : Frédérique Germanaud
Installée au plein cœur de la ville, depuis la fenêtre, j’observe, je grappille, je note. Je tente de saisir la matière urbaine dans ce plan serré et fixe. La 8.6 est « le réchaud de la rue », cette bière à 8.6 degrés d’alcool, vendue en canette de 50 centilitres. Elle a remplacé le vin chez les gens de la rue.
8.6 est un chantier en cours.
*
Je vivais avec les oiseaux. Je suis projetée dans l’espace des hommes. Dans le temps des hommes. Frottements. Contacts. Électricité. Un gros nuage noir.
C’est neuf et c’est vieux. Des trafics et des vengeances. Des alarmes, des guerres. On sort le couteau. La prochaine fois, c’est la mort. Pour une femme.
Je somnole, bercée par la rue sonore du matin.
La ville cousue serrée. Rugueuse. Raide. Ma place dedans. Sans déchirure ni accroc. M’y glisser.
*
Devant le Stalingrad, bar à Chicha, des hommes seuls. Survêt noir à bandes blanches, claquettes chaussettes ou baskets siglées. Ils fument. Entrent. Sortent. Entrent. Poignée de main à un jeune noir. Jamais une fille.
Des canettes de bière payées en pièces jaunes au Diagonal. La 8.6 la bière des mecs à chien, des bras tatoués, des sacs à dos.
Au soir les camions. Fracas. Vacarme. Nos poubelles dégueulant dans les bennes. Nos ordures mâchées. Les os craquent.
Après minuit la rage des voitures. Sèche. Puissante. Le moteur ronfle pour dire la vie.
La geste tapageuse des jeudis soirs. Vociférations nocturnes. Des flambeurs. Rapides. Verbe haut. Toute cette énergie injectée dans la nuit. La tension. (Ma jalousie, mon dépit) (Au tensiomètre ce sont toujours eux qui gagnent)
*
L’homme du parking. Yannick. Son gros blouson au cœur de l’été. Capuche rabattue sur la tête, boîte de bière à la main. Le matin, clair, interpelle le cafetier, les gens dans leurs voitures. Son rire plein la rue, jusqu’à ma fenêtre. Son crâne rasé. Il tend la main timidement (sans conviction). Son sac à dos noir. Sa boîte de 8.6.
Au soir il insulte les filles de la supérette. Il geint. Il ne sait plus pourquoi il est là. S’arrime avec peine au poteau du parking, Yannick.
– Quand est-ce qu’on sort ?
– T’es dehors, mon gros.
Les passants insomniaques.
Une nuit. Bruit de verre. Bruit de poubelles.
Frédérique Germanaud
8.6
Inédit
Les Inédits du Malentendu, septième semaine. Aujourd'hui, Frédérique Germanaud, dont le travail, découvert grâce à l’œil de mon copain Claude Rouquet lorsqu’il publia, en 2012, à ses éditions de L’Escampette, La Chambre d’écho, étonnant ensemble de textes qui me sidéra littéralement, est un de ceux qui comptent en ces temps improbables et mortifères. Depuis, Courir à l’aube, Vianet, et Journal pauvre — tous à l’excellente Clé à molette (Alain Poncet) — confirment ces impressions premières en y ajoutant de l’épaisseur, de la simplicité, un œil rare pour une écriture nette, attentive à ce qui la fonde et au monde qui l’entoure. Bonne lecture.
15:48 Publié dans Écrivains, Les Inédits du Malentendu | Lien permanent | Tags : frédérique germanaud, 8.6, notes urbaines, les inédits du malentendu
lundi, 10 août 2020
Vélimir Khlebnikov, « Le livre »
J’ai vu les noirs Véda
le Coran et l’Évangile
et les livres aux plats
de soie des Mongols
eux-mêmes faits de la cendre des steppes
du kizäk odorant
comme le font
les femmes kalmoukes chaque matin
faire un feu
et se coucher soi-même sur lui
veuves blanches
cachées dans un nuage de fumée
pour accélérer la venue
du livre
Ce livre un
bientôt vous le lirez bientôt
Blanches les mers brillent
dans les côtes mortes des baleines
Chant sacré voix sauvage mais juste
Et les fleuves azur sont les marque-pages
où le lecteur lit
où est l’arrêt des yeux qui lisent
Ce sont les grands fleuves –
la Volga où la nuit on chante à Razine
où on allume des feux sur les barques
le Nil jaune où l’on prie le soleil
le Yang-Tsé-Kiang où est la fange épaisse des humains
le Seine où sont vendues des femmes aux yeux sombres
et le Danube où toutes les nuits brillent
des hommes blancs sur les vagues sur des barques en chemises blanches
la Tamise où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules
l’Ob renfrogné où on fouette le dieu tous les soirs
et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc
avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu
et le Mississippi où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé
et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons
Le genre humain est le lecteur du livre
et la couverture porte l’inscription du créateur
mon nom archaïques caractères bleus *
Mais tu lis nonchalamment
plus d’attention !
Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux
comme si c’était les leçons d’un catéchisme
Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers
ce livre un
bientôt bientôt tu vas le lire
Dans ces pages saute la baleine
et l’aigle qui a plié la page de l’angle
se pose sur les vagues marines
pour se reposer sur le lit du pygargue **
[1920] ms. automne 1921
* Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom
** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.
Vélimir Khlebnikov
Œuvres — 1919 – 1922
Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot
coll. « Slovo », Verdier, 2017
https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/
Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.
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dimanche, 02 août 2020
Françoise Ascal, « Autour d’Odilon — Trois tableaux »
Les Inédits du Malentendu, volume 6.
Odilon Redon, La mort d'Ophée, vers 1905, Gifu, Musée des beaux-arts
Anémones
Les anémones surgissent de nulle part
rassemblées dans un vase sans assise
elles flottent dans la lumière
appellent notre regard
Au sommet de leur épanouissement
elles supplient qu’on les retienne
bleues violettes pourpres
elles vibrent sous la caresse du peintre
elles cachent en leur centre une pupille noire
un gouffre à la mesure de l’amour
Orphée
Les morts font une haie.
Ils se dressent devant toi et cachent le bleu du ciel.
Comment pourrais-tu sortir du deuil ?
Ton père d’abord, jeune encore, puis ton frère cadet Léo, puis ta petite sœur Marie, puis l’ami Jules, puis l’ami Émile, puis l’ami Ernest, puis Clavaud, ton maître spirituel dont le suicide te bouleverse
et par-dessus tout,
ton fils Jean,
le nourrisson de deux mois, sur le berceau duquel tu t’es penché avec tant de tendresse.
Trop de morts en trop peu de temps.
Quelle échappée, quelle issue, si ce n’est dans ton art ?
Tu travailles comme un forcené. Tu combats le sort adverse.
À coup de fusain encre plume tu exorcises les puissances nocturnes.
Longtemps Orphée te hante, Orphée te parle à l’oreille.
Trois ans avant ta propre mort, tu lui offres le plus doux des tombeaux.
Visage et lyre reposent côte à côte
enveloppés d’un nuage luminescent, piqueté de fleurs-étoiles.
Viatique pour le voyage de l’âme, le Livre bleu.
Orphée l’inconsolable a trouvé la paix.
Vase de fleurs, le pavot rouge
Rouge flamboyant
le pavot insiste
il s’impose dans les nuits sans sommeil
hante tes jardins clos
le pavot se dilate dans l’espace
ouvre et déploie ses pétales
plus vastes plus tendres
que l’arrondi du vase
bientôt on ne voit plus que lui
dans les galeries du crâne
le pavot brûle
ton désir croît
Françoise Ascal
Chantier Odilon
Inédit
L’œuvre de Françoise Ascal est une des plus précieuses qui soient. Son journal, ses poèmes, ses récits, depuis son premier livre Le Pré, en 1985, sont attendus comme témoignages d’un travail exigeant, rigoureux, sachant creuser l’autobiographie pour qu’elle devienne celle de tout le monde. La mémoire, l’art, les bonheurs et les douleurs… sont au cœur de ce travail émouvant et précieux. Qu’elle soit donc mille fois remerciée de nous avoir donné ces trois pages alors que vient de paraître l’étonnant Journal du perce-neige chez Al Manar avec des travaux de Jérôme Vinçon. https://editmanar.com/editions/livres/lobstination-du-per...
16:12 Publié dans Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : françoise ascal, autour d'odilon, trois tableaux, la mort d'orphée, gifu
mardi, 28 juillet 2020
Gong Zizhen, « Un souhait de livre »
Air : « Les sables lavés par les vagues »
Au-delà des nuées s’élève un pavillon rouge,
Lieu retiré et loin de tout.
Au-dessus des Cinq Lacs le son de la flûte perce l’automne.
Après avoir rangé trente mille peintures et livres
Je monte avec eux sur ma barque.
Miroir et brûle-parfum,
Tendresse, grâce et tranquillité.
Je relève pour toi le rideau juste comme il faut.
Sans souci de la fraîcheur du vent et des vagues sur le lac,
Je te regarde te coiffer.
Gong Zizhen — 1792-1841
in « La dynastie des Qing » — Mandchous, 1644-1911
Traduit du chinois par Sandrine Marchand
Anthologie de la poésie chinoise
sous la direction de Rémi Mathieu
Pléiade / Gallimard, 2015
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dimanche, 19 juillet 2020
Marie-Hélène Lafon, « La demie de six heures »,
DR
« Plus tard les soirs de juin, d’été, Sylvianne lui avait montré la chambre parfaite de Saint-Andéol. C’était, après le lac, à main droite, un promontoire de roches grises, ourlé de vent, où se creusait le secret d’une chambre blonde, tapissée d’herbe fine. Un troupeau d’Aubrac paissait tout autour, souverain et indifférent, à l’exception du taureau, une bête de légende, tendue, longue, fière, qui meuglait gravement à leur approche et prenait dans la lumière des allures de rhinocéros argenté. Le ciel de la chambre était pavoisé de bleu. À plat dos contre la terre ils voyageaient. Les nuages dessinaient pour eux des figures de folie. Ils les suivaient, ils partaient avec elles. Parfois, ils racontaient, ceux qu’ils avaient aimés, les hommes, les femmes. Ils avaient gardé des images. Elles se déployaient dans la lumière, prenaient corps. Ils ne parlaient pas de Jeanne. Ils n’avaient pas de projets. Ils étaient suspendus au dessus du rien, en état de vertige. Ils n’avaient pas le temps d’êtres graves. Longuement il tremblait du désir d’elle dans la chambre ouverte et elle le gardait dans ses bras contre sa douceur. Elle aimait qu’il soit en elle, serré, serré, charnu, ardent, les reins creusés, les cuisses longues, les yeux fermés. Dans la chambre bleue ils prenaient au ventre le chaud du jour et griffaient la terre et buvaient à sa source à gueule touffue et se répandaient en elle, les deux, noués. »
Marie-Hélène Lafon
La demie de six heures
Fil d’Ariane, 2002, rééd. La Guêpine, 2017
https://laguepine.fr/web/Marie-Helene-LAFON-La-demie-de-six-heures
En préparant la conversation avec Marie-Hélène Lafon, à la Tour de Montaigne le 29 août à 18h — http://permanencesdelalitterature.fr/portfolio/litteratur... — lire et relire, ce passage d’une rare puissance de « La demie de six heures ». La chambre parfaite, la chambre blonde, la chambre bleue, la chambre d’amour. Ceux qui n’y seraient pas encore allés voir, doivent se précipiter sur cette œuvre majeure, aimée des Bergounioux, Michon et Riboulet…
15:05 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : marie-hélène lafon, la demie de six heures, la guêpine
jeudi, 16 juillet 2020
Xiao Gang, « Poème sur des noms de simples »
Paysage, Dynastie des Ming
« La brise matinale fait trembler les fleurs,
Le soleil du soir brille sur l’appontement.
Tout en haut d’une tour une femme esseulée
Au crépuscule pleure sur sa solitude.
La lampe éclaire le lit des plaisirs à deux,
Dans les tentures flotte le parfum du benjoin.
Elle broie un peu d’encre, écrit deux ou trois vers,
Avec de la céruse essaie de se farder.
Elle voudrait tant voir de la fleur d’hellébore
La tige volubile emplir sa chambre vide. »
Xiao Gang ne fut pas qu’un poète à l’œuvre importante, il régna les deux dernières années de sa vie et mourut assassiné. Son œuvre fut longtemps mésestimée, pourtant, entouré par un cercle de poètes, il écrivit beaucoup dans un style très orienté vers les recherches formelles.
Xiao Gang — 503-551
in « Les Six Dynasties (de la fin des Han à la fin des Sui) » — 196-618
Traduit du chinois par François Martin
In Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
15:34 Publié dans Chine, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : xia tong, poème sur des noms de simples, françois martin, les six dynasties, anthologie de la poésie chinoise, pléiade gallimard, brise, fleurs, crépuscule, appontement, femme seule, lit, parfum, benjoin, vers, céruse, hellébore