mardi, 01 septembre 2020
Gérard Haller, « Menschen »
Les Inédits du Malentendu, volume 8.
semblable maintenant d’un bord à l’autre
de la terre on dirait l’image se clôt
et l’image se déclôt qui nous tenait
ensemble et c’est comme si tout de nouveau
me quittait. Le visage autrefois du dieu
mort que tu étais. Comme s’il revenait
mourir sous mes yeux
regarde
irressemblant maintenant vide l’enclos
là-bas lumineux de ta voix
tout le heim autrefois. Regarde. Gisant
nu de part et d’autre du grillage ici
qui le défigure et les traces partout
du sang sur l’herbe et les rails et le linceul
bleu du fleuve au loin miroitant sous le bleu
incicatrisable du ciel oh et tout
le ciel comme ça lèvre contre lèvre
de nouveau qui s’ouvre et les larmes dans nous
sans mer à la fin où retourner
Gérard Haller
Inédit, extrait de Menschen
à paraître aux éditions Galilée le 17 septembre 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3534
on pourra regarder cette lecture de Nous qui nous apparaissons de et par Gérard Haller sur le site « Philosopher au présent » ttps://www.youtube.com/watch?v=3ftmFUkUns8
Gérard Haller est un auteur rare, qui compte infiniment pour moi, dont j’attends chaque livre avec une vertueuse et tremblante patience depuis Météoriques (Seghers) en 2001, en passant par all/ein, Fini mère, Le grand unique sentiment (Galilée) etc. Dans quelques jours celui-ci, Menschen, sera sur nos tables, nul doute qu’il éclairera avec quelques rares autres – ceux d'Isabelle Baladine Howald, Fragments du discontinu (Isabelle Sauvage), Pascal Quignard, L'Homme aux trois lettres (Grasset), Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle (Verdier), pour n'en citer que trois essentiels – cet été qui se termine & cet automne qui commence.
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lundi, 24 août 2020
Su Dongpo, « En souvenir de ma mère qui ne faisait pas de mal aux oiseaux »
« Lorsque j’étais jeune, en face de mon bureau, il y avait des bambous, des peupliers, des pêchers et toutes sortes de fleurs ; des bosquets remplissaient la cour et des oiseaux s’y nichaient. Ma mère détestait qu’on détruise la vie ; les enfants et les serviteurs avaient ordre de ne pas attraper les oiseaux. Pendant plusieurs années, ceux-ci firent leurs nids sur les branches basses et on pouvait apercevoir leurs oisillons en baissant la tête. Il y avait aussi quatre ou cinq perruches qui voletaient tous les jours parmi eux. Les plumes de ces oiseaux sont très précieuses et très rares. On pouvait les apprivoiser, car ils ne craignaient pas du tout les hommes. Les villageois en les voyant trouvaient cela extraordinaire. Il n’y a pourtant pas là d’autres raison : en l’absence sincère de mauvaises intentions, même d’autres espèces ont confiance en vous. Un vieux paysan disait : “Si les oiseaux nichent loin des hommes, leurs petits seront la proie des serpents, des rats, des renards, des chats sauvages, des hiboux, des milans. Aussi, si les hommes ne les tuent pas, ils se rapprochent d’eux pour éviter ces malheurs.” On voit ainsi que si ensuite les oiseaux nichent sans oser s’approcher des hommes, c’est qu’ils considèrent que ceux-ci sont pires que les serpents, les rats et autres prédateurs. On peut donc faire confiance à cette parole de Confucius : “Un gouvernement tyrannique est plus terrible qu’un tigre !” »
Su Dongpo – Su Shi (8 janvier 1037 – 24 août 1101)
Sur moi-même
Choix de textes, traduits et présentés par Jacques Pimpaneau
Philippe Picquier, 2003, rééd. Picquier poche, 2017
Su Dongpo – Su Shi – né le 8 janvier 1037 à Meishan, est mort le 24 août 1101 sur la route de Changzhou.
C'est un homme selon mon cœur, un poète essentiel, aimé et lu par ses pairs – et au delà, je l'espère – (Jim Harrisson, Lambert Schlechter, Volker Braun, par exemple, le citent volontiers).
Pour souligner la date anniversaire de son décès, pour que l'on se souvienne encore de lui, j'ai eu envie des oiseaux de sa mère, à n'en pas douter ceux qui encore – à l'exception des perruches – conversent chaque jour dans le petit jardin où ils aiment à se reproduire.
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dimanche, 16 août 2020
Frédérique Germanaud, « 8.6 — Notes urbaines »
Les Inédits du Malentendu, volume 7.
© : Frédérique Germanaud
Installée au plein cœur de la ville, depuis la fenêtre, j’observe, je grappille, je note. Je tente de saisir la matière urbaine dans ce plan serré et fixe. La 8.6 est « le réchaud de la rue », cette bière à 8.6 degrés d’alcool, vendue en canette de 50 centilitres. Elle a remplacé le vin chez les gens de la rue.
8.6 est un chantier en cours.
*
Je vivais avec les oiseaux. Je suis projetée dans l’espace des hommes. Dans le temps des hommes. Frottements. Contacts. Électricité. Un gros nuage noir.
C’est neuf et c’est vieux. Des trafics et des vengeances. Des alarmes, des guerres. On sort le couteau. La prochaine fois, c’est la mort. Pour une femme.
Je somnole, bercée par la rue sonore du matin.
La ville cousue serrée. Rugueuse. Raide. Ma place dedans. Sans déchirure ni accroc. M’y glisser.
*
Devant le Stalingrad, bar à Chicha, des hommes seuls. Survêt noir à bandes blanches, claquettes chaussettes ou baskets siglées. Ils fument. Entrent. Sortent. Entrent. Poignée de main à un jeune noir. Jamais une fille.
Des canettes de bière payées en pièces jaunes au Diagonal. La 8.6 la bière des mecs à chien, des bras tatoués, des sacs à dos.
Au soir les camions. Fracas. Vacarme. Nos poubelles dégueulant dans les bennes. Nos ordures mâchées. Les os craquent.
Après minuit la rage des voitures. Sèche. Puissante. Le moteur ronfle pour dire la vie.
La geste tapageuse des jeudis soirs. Vociférations nocturnes. Des flambeurs. Rapides. Verbe haut. Toute cette énergie injectée dans la nuit. La tension. (Ma jalousie, mon dépit) (Au tensiomètre ce sont toujours eux qui gagnent)
*
L’homme du parking. Yannick. Son gros blouson au cœur de l’été. Capuche rabattue sur la tête, boîte de bière à la main. Le matin, clair, interpelle le cafetier, les gens dans leurs voitures. Son rire plein la rue, jusqu’à ma fenêtre. Son crâne rasé. Il tend la main timidement (sans conviction). Son sac à dos noir. Sa boîte de 8.6.
Au soir il insulte les filles de la supérette. Il geint. Il ne sait plus pourquoi il est là. S’arrime avec peine au poteau du parking, Yannick.
– Quand est-ce qu’on sort ?
– T’es dehors, mon gros.
Les passants insomniaques.
Une nuit. Bruit de verre. Bruit de poubelles.
Frédérique Germanaud
8.6
Inédit
Les Inédits du Malentendu, septième semaine. Aujourd'hui, Frédérique Germanaud, dont le travail, découvert grâce à l’œil de mon copain Claude Rouquet lorsqu’il publia, en 2012, à ses éditions de L’Escampette, La Chambre d’écho, étonnant ensemble de textes qui me sidéra littéralement, est un de ceux qui comptent en ces temps improbables et mortifères. Depuis, Courir à l’aube, Vianet, et Journal pauvre — tous à l’excellente Clé à molette (Alain Poncet) — confirment ces impressions premières en y ajoutant de l’épaisseur, de la simplicité, un œil rare pour une écriture nette, attentive à ce qui la fonde et au monde qui l’entoure. Bonne lecture.
15:48 Publié dans Écrivains, Les Inédits du Malentendu | Lien permanent | Tags : frédérique germanaud, 8.6, notes urbaines, les inédits du malentendu
lundi, 10 août 2020
Vélimir Khlebnikov, « Le livre »
J’ai vu les noirs Véda
le Coran et l’Évangile
et les livres aux plats
de soie des Mongols
eux-mêmes faits de la cendre des steppes
du kizäk odorant
comme le font
les femmes kalmoukes chaque matin
faire un feu
et se coucher soi-même sur lui
veuves blanches
cachées dans un nuage de fumée
pour accélérer la venue
du livre
Ce livre un
bientôt vous le lirez bientôt
Blanches les mers brillent
dans les côtes mortes des baleines
Chant sacré voix sauvage mais juste
Et les fleuves azur sont les marque-pages
où le lecteur lit
où est l’arrêt des yeux qui lisent
Ce sont les grands fleuves –
la Volga où la nuit on chante à Razine
où on allume des feux sur les barques
le Nil jaune où l’on prie le soleil
le Yang-Tsé-Kiang où est la fange épaisse des humains
le Seine où sont vendues des femmes aux yeux sombres
et le Danube où toutes les nuits brillent
des hommes blancs sur les vagues sur des barques en chemises blanches
la Tamise où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules
l’Ob renfrogné où on fouette le dieu tous les soirs
et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc
avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu
et le Mississippi où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé
et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons
Le genre humain est le lecteur du livre
et la couverture porte l’inscription du créateur
mon nom archaïques caractères bleus *
Mais tu lis nonchalamment
plus d’attention !
Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux
comme si c’était les leçons d’un catéchisme
Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers
ce livre un
bientôt bientôt tu vas le lire
Dans ces pages saute la baleine
et l’aigle qui a plié la page de l’angle
se pose sur les vagues marines
pour se reposer sur le lit du pygargue **
[1920] ms. automne 1921
* Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom
** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.
Vélimir Khlebnikov
Œuvres — 1919 – 1922
Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot
coll. « Slovo », Verdier, 2017
https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/
Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.
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dimanche, 02 août 2020
Françoise Ascal, « Autour d’Odilon — Trois tableaux »
Les Inédits du Malentendu, volume 6.
Odilon Redon, La mort d'Ophée, vers 1905, Gifu, Musée des beaux-arts
Anémones
Les anémones surgissent de nulle part
rassemblées dans un vase sans assise
elles flottent dans la lumière
appellent notre regard
Au sommet de leur épanouissement
elles supplient qu’on les retienne
bleues violettes pourpres
elles vibrent sous la caresse du peintre
elles cachent en leur centre une pupille noire
un gouffre à la mesure de l’amour
Orphée
Les morts font une haie.
Ils se dressent devant toi et cachent le bleu du ciel.
Comment pourrais-tu sortir du deuil ?
Ton père d’abord, jeune encore, puis ton frère cadet Léo, puis ta petite sœur Marie, puis l’ami Jules, puis l’ami Émile, puis l’ami Ernest, puis Clavaud, ton maître spirituel dont le suicide te bouleverse
et par-dessus tout,
ton fils Jean,
le nourrisson de deux mois, sur le berceau duquel tu t’es penché avec tant de tendresse.
Trop de morts en trop peu de temps.
Quelle échappée, quelle issue, si ce n’est dans ton art ?
Tu travailles comme un forcené. Tu combats le sort adverse.
À coup de fusain encre plume tu exorcises les puissances nocturnes.
Longtemps Orphée te hante, Orphée te parle à l’oreille.
Trois ans avant ta propre mort, tu lui offres le plus doux des tombeaux.
Visage et lyre reposent côte à côte
enveloppés d’un nuage luminescent, piqueté de fleurs-étoiles.
Viatique pour le voyage de l’âme, le Livre bleu.
Orphée l’inconsolable a trouvé la paix.
Vase de fleurs, le pavot rouge
Rouge flamboyant
le pavot insiste
il s’impose dans les nuits sans sommeil
hante tes jardins clos
le pavot se dilate dans l’espace
ouvre et déploie ses pétales
plus vastes plus tendres
que l’arrondi du vase
bientôt on ne voit plus que lui
dans les galeries du crâne
le pavot brûle
ton désir croît
Françoise Ascal
Chantier Odilon
Inédit
L’œuvre de Françoise Ascal est une des plus précieuses qui soient. Son journal, ses poèmes, ses récits, depuis son premier livre Le Pré, en 1985, sont attendus comme témoignages d’un travail exigeant, rigoureux, sachant creuser l’autobiographie pour qu’elle devienne celle de tout le monde. La mémoire, l’art, les bonheurs et les douleurs… sont au cœur de ce travail émouvant et précieux. Qu’elle soit donc mille fois remerciée de nous avoir donné ces trois pages alors que vient de paraître l’étonnant Journal du perce-neige chez Al Manar avec des travaux de Jérôme Vinçon. https://editmanar.com/editions/livres/lobstination-du-per...
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mardi, 28 juillet 2020
Gong Zizhen, « Un souhait de livre »
Air : « Les sables lavés par les vagues »
Au-delà des nuées s’élève un pavillon rouge,
Lieu retiré et loin de tout.
Au-dessus des Cinq Lacs le son de la flûte perce l’automne.
Après avoir rangé trente mille peintures et livres
Je monte avec eux sur ma barque.
Miroir et brûle-parfum,
Tendresse, grâce et tranquillité.
Je relève pour toi le rideau juste comme il faut.
Sans souci de la fraîcheur du vent et des vagues sur le lac,
Je te regarde te coiffer.
Gong Zizhen — 1792-1841
in « La dynastie des Qing » — Mandchous, 1644-1911
Traduit du chinois par Sandrine Marchand
Anthologie de la poésie chinoise
sous la direction de Rémi Mathieu
Pléiade / Gallimard, 2015
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dimanche, 19 juillet 2020
Marie-Hélène Lafon, « La demie de six heures »,
DR
« Plus tard les soirs de juin, d’été, Sylvianne lui avait montré la chambre parfaite de Saint-Andéol. C’était, après le lac, à main droite, un promontoire de roches grises, ourlé de vent, où se creusait le secret d’une chambre blonde, tapissée d’herbe fine. Un troupeau d’Aubrac paissait tout autour, souverain et indifférent, à l’exception du taureau, une bête de légende, tendue, longue, fière, qui meuglait gravement à leur approche et prenait dans la lumière des allures de rhinocéros argenté. Le ciel de la chambre était pavoisé de bleu. À plat dos contre la terre ils voyageaient. Les nuages dessinaient pour eux des figures de folie. Ils les suivaient, ils partaient avec elles. Parfois, ils racontaient, ceux qu’ils avaient aimés, les hommes, les femmes. Ils avaient gardé des images. Elles se déployaient dans la lumière, prenaient corps. Ils ne parlaient pas de Jeanne. Ils n’avaient pas de projets. Ils étaient suspendus au dessus du rien, en état de vertige. Ils n’avaient pas le temps d’êtres graves. Longuement il tremblait du désir d’elle dans la chambre ouverte et elle le gardait dans ses bras contre sa douceur. Elle aimait qu’il soit en elle, serré, serré, charnu, ardent, les reins creusés, les cuisses longues, les yeux fermés. Dans la chambre bleue ils prenaient au ventre le chaud du jour et griffaient la terre et buvaient à sa source à gueule touffue et se répandaient en elle, les deux, noués. »
Marie-Hélène Lafon
La demie de six heures
Fil d’Ariane, 2002, rééd. La Guêpine, 2017
https://laguepine.fr/web/Marie-Helene-LAFON-La-demie-de-six-heures
En préparant la conversation avec Marie-Hélène Lafon, à la Tour de Montaigne le 29 août à 18h — http://permanencesdelalitterature.fr/portfolio/litteratur... — lire et relire, ce passage d’une rare puissance de « La demie de six heures ». La chambre parfaite, la chambre blonde, la chambre bleue, la chambre d’amour. Ceux qui n’y seraient pas encore allés voir, doivent se précipiter sur cette œuvre majeure, aimée des Bergounioux, Michon et Riboulet…
15:05 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : marie-hélène lafon, la demie de six heures, la guêpine
jeudi, 16 juillet 2020
Xiao Gang, « Poème sur des noms de simples »
Paysage, Dynastie des Ming
« La brise matinale fait trembler les fleurs,
Le soleil du soir brille sur l’appontement.
Tout en haut d’une tour une femme esseulée
Au crépuscule pleure sur sa solitude.
La lampe éclaire le lit des plaisirs à deux,
Dans les tentures flotte le parfum du benjoin.
Elle broie un peu d’encre, écrit deux ou trois vers,
Avec de la céruse essaie de se farder.
Elle voudrait tant voir de la fleur d’hellébore
La tige volubile emplir sa chambre vide. »
Xiao Gang ne fut pas qu’un poète à l’œuvre importante, il régna les deux dernières années de sa vie et mourut assassiné. Son œuvre fut longtemps mésestimée, pourtant, entouré par un cercle de poètes, il écrivit beaucoup dans un style très orienté vers les recherches formelles.
Xiao Gang — 503-551
in « Les Six Dynasties (de la fin des Han à la fin des Sui) » — 196-618
Traduit du chinois par François Martin
In Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
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dimanche, 12 juillet 2020
Alexis Pelletier , « Aujourd’hui »
Les Inédits du Malentendu, volume 5.
Carmelo Zagari, Les forains, gravure à l’eau forte sur cuivre, 2017
il y a une voix qui continue dehors
qui voyage quand personne ne le peut
qui répète heureuse
je ne suis pas celle que vous croyez
je n’ai pas d’autre intention que
d’être la voix qui continue
et c’est parce que je sais qu’on m’entend
que je trouve la force d’être là
sans majuscule
sans commencement ni fin
et quand on croit qu’elle s’arrête
c’est qu’elle reprend un souffle
en écoutant ce qui à l’intérieur
d’elle doit se réduire encore
pour être au plus vif du timbre
au plus simple des inflexions
pour au moment où elle reprend
alors même que personne n’a
entendu son arrêt
mieux saisir l’espace
avec elle
ce qui se présente
est peut-être un murmure
peut-être une affirmation
quelque chose qui tient et
se retient
un espoir
le mot serait trop fort
une nécessité
pas assez décalé
une entrevue plutôt
celle qui consiste à remonter
à prendre l’époque à contre-courant
un murmure à contretemps
jamais la voix ne demande où
elle est
jamais elle ne considère
les jours comme des
tranchoirs et jamais les jours
ne nous mangent le front
comme un linceul
jamais l’on n’est incrédule
pour suivre dans la voix
un oiseau qui vole entre les
murs jamais dans la voix
l’oiseau n’est obscène
jamais la voix sans doute
native ne se dissout-elle
parce que jamais elle n’a à persister
parce que toujours elle est
là jamais
il n’y a d’écart ni de
centre avec elle
jamais elle ne se désigne
autrement que par elle-même
puisqu’elle n’est ni souffle ni
note tenue qui porterait
jamais elle ne se fait à la
complaisance des
images
à leur hystérie
la voix est sans
doute une
contre-voix
quelque chose qui
vient d’en-dessous
et laisse avec
cette impression de
vague qui ferait dire
que c’est un murmure
alors qu’il n’en est rien
c’est détimbré mais
contre l’époque ou plutôt
à rebours
du discours moral
des propos de ceux et celles qui
ne savent pas dire qu’ils ne savent
rien
et qui n’ont jamais vu que la langue
est minée et que
les mots de
la tribu sont déjà ceux
d’un asservissement de
l’autre
la voix et sa désappartenance
elle n’accepte rien de
tous les mots qui lui viennent
et parce qu’ils causent et détruisent
elle continue sans eux
sans moi
toujours en puissance même
dans son retrait toujours ferme
même quand muette
englobant tout
le malaxant le formulant
dans une pâte qui invalide
chaque certitude et laisse
pantois et en plein suspens
pas une pâte
pas une matière
quelque chose de l’infra-sonore
qui saisit le corps et destitue
la certitude au moment où
elle s’acquiert
sans moi sans toi
peut-être pour éviter la question
pourquoi continuer
le fait de tout abandonner
ça n’est pas l’essentiel
rien n’existe
quoi
encore un vers
Alexis Pelletier
Aujourd’hui
Inédit – extrait
15:44 Publié dans Arts, Écrivains, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : alexis pelletier, aujourd'hui, carmelo zagari, les forains, voix
vendredi, 10 juillet 2020
Wang Shifu, « Le pavillon de l’aile ouest »
Le mariage de Zhang et Yingying, représentés sous forme de marionnettes.
Édition de Min Qiji, 1640
« Vous balbutiez de honte, n’osez lever la tête,
Votre visage caché dans l’oreiller.
De vos cheveux en nuages épars tombent vos épingles d’or
Et le désordre de votre chevelure ajoute à votre charme.
Je déboutonne votre robe, dénoue votre ceinture,
Une odeur de musc se répand dans la chambre obscure.
Cruelle, pourquoi vous détourner ?
Pourquoi fuir mon regard ?
Je presse contre moi ce corps tiède et parfumé d’une beauté élancée,
Le printemps vient au monde, les fleurs se colorent,
Votre taille si souple s’agite à mon rythme,
Le bouton de votre fleur s’ouvre à moitié,
Les gouttes de ma rosée font s’épanouir votre pivoine.
Une seule libation m’engourdit à demi.
Je suis le poisson qui s’ébat dans les eaux,
Je suis le papillon qui recueille le parfum des bourgeons.
Vous reculez un peu pour vous rapprocher de nouveau.
Le surprise et l’amour se disputent en moi,
Je baise votre bouche vermeille et vos joues odorantes.
Vous êtes mon cœur et mes entrailles,
Vous dont j’ai terni la pureté. »
Cette pièce – dont les protagonistes sont Yingying et Zhang – fut écrite aux environs de 1300. Elle est une adaptation d’un texte plus ancien de monsieur Dong, portant le même titre, elle-même influencée par La vie de Yingying de Yuan Shen – les voies de la littérature chinoise sont sans fin, et c’est tant mieux.
L’extrait donné ici est chanté par Zhang alors que les amoureux viennent de se retrouver dans la chambre de Yingying. Il provient du merveilleux ouvrage de Jacques Pimpaneau, Anthologie de la littérature chinoise, paru chez Philippe Picquier en 2004 et réédité dans la collection de poche de l’éditeur en 2019.
Wang Shifu
Extrait du Pavillon de l’aile ouest (Xixiang Ji)
traduit par Jacques Pimpaneau
Philippe Picquier
http://www.editions-picquier.com/ouvrage/anthologie-de-la-litterature-chinoise-classique-2/
18:27 Publié dans Chine, Écrivains, Livre | Lien permanent | Tags : le pavillon de l'aile ouest, wang shifu, traduit du chinois par jacques pimpaneau, yingying, zhang, monsieur dong, la vie de yingying, yuan shen, philippe picquier
mercredi, 01 juillet 2020
Guiseppe Bonaviri, « Harmonie »
« Si – depuis le Timée de Platon jusqu’à saint Augustin et de ces derniers jusqu’à Kant et Newton – l’idée du temps nous conduit tout au long des siècles, au sentiment projectuel (progettuale) de Heiddeger, aux relations des mouvements et aux variations électromagnétiques d’un champ, selon Einstein, elle demeure pour moi liée à la mémoire d’un temps immobile et sphérique dont me parlait mon père. Tailleur dans la Grand’rue de Mineo, lorsqu’il était jeune, homme des plus timides, silencieux, plutôt sombre même si prompt à des colères soudaines.
Lorsque nous regardions depuis le haut plateau de Camuti, où mêlé au blé le vent brillait, explosait ; me montrant face à nous, par-delà la vallée de Fiumecaldo, notre village qui s’arrondissait sur la montagne en splendeur, il me disait : “Entends, Pippino, Mineo se dresse devant nous avec ses artisans affairés, ses femmes vaquant à leurs tâches quotidiennes, sans jamais s’interrompre ; et, en contrebas, dans les vallées, dans les jointures des cimes dédoublées, et sur les hauteurs, travaillent les paysans ; ou, encore, parmi les maquis et les sommets dépourvus d’arbres, les chèvres cherchent leur nourriture. Si en esprit tu assembles le tout à l’aide de fils, de soie, par exemple, et le couds, comme je le fais d’un costume, dans la même aiguillée, tu emmêles artisans, femmes, paysans, animaux et arbrisseaux. Autrement dit, tu obtiens un temps rond, parfait, qui en chacun de ses points vibre circulairement d’harmonie.”
Enfant, et jeune homme, mon père avait écrit des poèmes que j’ai rassemblés, du moins ceux que j’ai pu retrouver, dans une plaquette intitulée L’Arcano (Ed. Bibò. Fr). D’après ce volume, j’en cite quelques vers qui reflètent l’intuition esquissée ci-dessus d’un temps sphérique syncrétique par une animisme et une pensée magique : “Entendez, c’est un chant suave / d’enfants qui dans la journée / fragrante, monte par enchantement / à travers l’air parfumé. / C’est un chant joyeux / qui s’égare à travers champs / dans l’air voltigeant / se cherche, se trouve, se dissipe.” (Le 20 octobre 1919, lorsqu’il écrivait ces vers, mon père avait dix-sept ans). Certes, tandis qu’à cette époque les femmes de Mineo tissaient du lin, ou appelaient des centaines de poules et de coqs dispersés le long des pentes, avec des cris comme “kikkì, kikkì”, ou encore “pouripò, pouripò”, dans ce temps omniprésent où, parce que contemporains, tous les êtres non séparés par la mort, étaient vivants, il fallait qu’Achille aille combattre à Troie, tandis que vers le royaume de Cambaluc1, transportant de l’encens, des épices, des dattes et des vêtements d’or, marchaient des chameaux, des marchands.
Harmonie
Les fourmis contournaient une ronde aire
de battage où en deux mille rotations l’âne
suivait le lent paysan chanteur,
sur l’olivier joyeuse était la pie.
Toute blanche, dans l’été de paresse,
parmi sauterelles et grillons,
à travers des guirlandes d’épis,
et des grottes gonflés de racines,
s’avançait la déesse Cérès.
Le chevrier jouait de la cornemuse, qui, ivre,
reparcourait le cristal de roche et les raidillons,
les aiguilles des tailleurs résonnaient
d’ardeur, dans les abysses le poisson dormait.
Sur les tuiles brisées, de cramoisi et de fils d’or,
le maçon coiffait les gouttières ;
auprès du torrent Xanthos à la grève rouge,
Achille somnolait sous la forteresse de Troie.
Un coq chanta vers le noble royaume de Cambaluc,
le potier pétrissait des argiles jaunes selon les règles
de l’art, depuis un noyer, d’une voix mélodieuse,
le pic recrachait des pièces d’argent. »
1. Cambaluc, est le nom donné par Marco Polo, à la capitale de l'empereur mongol Kubilai Khan, et correspondant à la ville de Pékin
Guiseppe Bonaviri
Les Commencements — 1983
Traduction de l’italien, postface & annotations de Philippe Di Meo
La Barque, 2018
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dimanche, 28 juin 2020
Marcelline Roux, « Carnet pour et avec Emma »
Les Inédits du Malentendu, volume 4.
Bulle griffée, Emma Glodt
Ce carnet aurait dû se refermer le 4 juin 2020 et être lu lors du vernissage de l’exposition des photographies d’Emma Glodt à la Galerie d’Art de Corbeil-Essonnes. Le confinement en a décidé autrement. Le carnet restera ouvert jusqu’en janvier 2021, date de report de l’exposition.
Celle qui regarde pourrait
être embarquée dans un sous-marin
voir le monde à travers un hublot, début du véritable savoir selon Jules Verne,
être enfermée dans une capsule spatiale jouant au-delà des nuages,
ou simplement spectatrice derrière une fenêtre, immobile face au monde.
Pour celle qui regarde,
des bulles de temps flottent, voyagent, passent comme le sang dans les veines.
Elle a la force d’y être, d’y revenir, d’oser la répétition surtout quand le corps rechigne.
Celle qui regarde n’est pas celle qui marche mais celle qui vient se déposer,
croit encore au cadre, au frémissement des couleurs, à la présence de l’arbre.
Elle invite au grain d’un soir, au bruissement d’un matin.
Sa contemplation charrie des ciels tourmentés, des lumières étrangères.
L’arrêt sur image n’en finit pas de passer.
Le rituel l’accroche, la retient tandis que la nature découd le dehors comme le dedans.
Celle qui regarde tisse avec le sauvage de la douleur, l’apprivoise,
y glisse des tremblements, des bougés, de l’épaisseur,
quitte à griffer la surface des choses.
Elle ne peut mentir,
adoucir le monde d’en face, qui se dresse chaque matin comme un défi,
une image à prendre ou à laisser s’évanouir dans un souvenir.
Sa chambre est camera obscura et pourtant capte la lumière.
Sa Vita Nova débute dans une autre chambre, imposée par le corps.
Sa vue cherche vallons, toits éloignés, brumes et natures mortes.
La ville et l’humain ont été mis à distance.
Elle a osé le repli au creux ou au sommet des monts
selon la foi qu’elle accorde au geste qui capte l’instant.
22 Février 2020, je lui envoie par texto : « J’attends tes images, comme on attend des nouvelles des éléments, des bouleversements cosmogoniques. Beau temps sur Corbeil ». Pour elle, j’ai ouvert un nouveau carnet. J’ai la manie des carnets et ses instantanés feront bon ménage avec ce genre du quotidien. Envie d’écrire à partir de ses percées et griffer moi aussi du papier. Envie d’une correspondance légère entre mots et images, au ras de l’ordinaire.
22 février 10H49, je reçois cinq images et une vidéo : une maison bouge, un chemin, une forêt-nuages, une encre, un nuage solitaire.
23 février 12H10, un portrait d’elle apparaît sur Facebook. Un regard face, des yeux ronds et bleus comme les bulles de ses photos, des pointillés comme un voile de pixels, tiré sur la moitié du visage comme si le portrait ne pouvait pas tout dire, qu’il fallait deviner sa part cachée, la construire autrement. Tirer des lignes, se montrer à points comptés, broder autour de soi, chercher les lettres manquantes comme dans une grille de mots croisés : n’est-ce pas le lot de chacun ?
29 février 18H43, me parviennent des images de brins d’herbe. La lumière est celle de mon jour : éclair entre giboulées. Le vent secoue et la cabane virtuelle laisse tout passer. J’ai cru que ma maison meulière ne résisterait pas plus que ces traits esquissés. Pluie, bourrasques, dérèglements non virtuels de nos temps présents.
12 mars, dans le TGV vers Angers, je goûte aux images à grande vitesse à l’exact opposé des prises immobiles d’Emma. Points communs : la vitre striée qui donne la sensation d’images retravaillées, l’écran de la fenêtre qui fait cadre, découpe le réel et invite à chercher ce qui se cache, à rêver de netteté, de captation de la vision fugitive.
21 mars , nous sommes tous passés de l’autre côté du miroir. On ne sort plus de chez nous : confinés depuis le début de la semaine et les photographies de nature, de brume, d’herbe sont comme des pieds de nez, des souvenirs insuffisamment savourés, ou déjà les images d’un avant. Elles deviennent mes randonnées visuelles. Pas envie d’ajouter un journal de confinement à tous ceux qui vont être écrits mais juste tenter de poursuivre ce carnet.
Marcelline Roux
Carnet pour et avec Emma
Inédit
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