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Écrivains - Page 62

  • Claude Tasserit, « Derniers gestes »

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    © : Claude Chambard

     

    «    effacer, effacer

       il cherchait d’autres mots et ne les trouvait pas

       les mots de la révolte et de l’indignation liales, et proclamés avec un soufe tel, que ceux de la sécheresse et du dédain en auraient été lavés, emportés, submergés, oubliés

       les mots d’une dénégation si claire, qu’à l’indifférence aussitôt eût succédé l’inquiétude, à l’arrogance le désarroi, au mépris la prière

       paroles secondes dont l’ardeur eût éloigné son père de ce désir de mort, de la même façon que les premières l’en avaient rapproché

       et il guettait ces mots nouveaux, les recherchait de tout son corps debout, près de cet autre corps lové qu’il avait voulu dénouer, et il les attendait, mais ses lèvres étaient comme ce corps enroulé près de lui, elles demeuraient tournées vers le dedans, aspirées par son ventre, scellés par sa bouche

       il y avait eu ce poids dont il s’était défait trop vite, quelque chose de trop fort et qui continuait à la faire vaciller, malgré cette impression d’aplomb hautain qu’il avait pu donner

       et de son corps à lui, plus rien ne sortirait que ce silence, cette rancœur, qui n’en nissait pas, alors qu’il lui tournait le dos et peu à peu se séparait de lui »

     

    Claude Tasserit

    Derniers gestes

    Coll. Grands fonds, Cheyne éditeur, 1999

     

  • Julien Blaine, « Thymus »

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    © : Claude Chambard

     

    « Par exemple, à partir de cette constatation d’une banalité confondante et vérifiée, ce jour d’été, dans un des vallons des sources du Verdon :

    Mon ombre disparaît sous les nuages.

    Ce n’est qu’une constatation d’un pas-encore-tout-à-fait-vieil-homme qui marche dans un sentier de berger en montagne.

    La petite phrase ; chacun va la charger un max…

    On va y aller à fond dans la métaphore, et comme cette simple remarque est universelle : nous possédons tous une ombre (affirmation soumise à condition) et il y a partout des nuages.

    Mais que va lire le lecteur qui aime la poésie arabe ou perse ? Et que va lire le lecteur qui aime tant la poésie t’ang ou le haïku ? Ou celui qui se passionne pour les textes d’Edgar Allan Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam…

    Et déjà j’imagine le sens caché qui sera dévoilé par mes lecteurs préférés !

     

    Le ciel était très fort, le soleil très dru et le nuage très mobile. Et moi, sous les trois, je montais, appuyé sur mon bâton, vers la crête, accompagné par la ribambelle de mes petits enfants. Voilà.

     

    Cette phrase, aussi, chacun va la charger un max. »

     

    Julien Blaine

    Thymus

    Le Castor Astral, 2014

     

  • Claire Malroux, « Dits du cerf & de quelques biches »

    claire malroux,dits du cerf & de quelques biches,l'escampette

    L’apparition

     

    « En fermant les yeux  je l’ai aperçu         Il se tenait devant moi à distance et dans une attitude d’attente

    Sur les fougères des gouttes de rosée tremblaient dans un petit vent frais

    La lumière redorait le monde

    C’était, ce ne pouvait être que l’aube, nul autre moment du jour ni de la nuit pour notre rencontre

     

    Avant même le corps j’ai vu les bois s’avancer posément, non pas otter sur l’élément liquide,

    Mais marcher dans le ciel quoique fermement rattachés au sol

    Aérienne couronne, animal mi-arbre, arbre mi-animal, rêve ambulant

     

    Il était là     Je n’ai pas perçu le bond qui lui a permis de pénétrer dans l’enceinte de mon cerveau

    C’était un jour d’automne, période de brame

    Moi, roulant en autobus le long des grilles du jardin du Luxembourg

     

    Il venait de loin, de si loin, de plus loin que mes souvenirs, que tous mes ascendants

     

     

     

     

     

    Du temps où les idées et les mots, tout l’humain bagage à venir, n’étaient que nébuleuses sur la langue

     

    Occultée par son grand corps, la biche derrière lui, sa compagne »

     

     Claire Malroux 

    Dits du cerf & de quelques biches

    L’Escampette, 2014

  • Claude Tasserit, « Maison Blanche »

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    « Une fois que la voix de chair est enregistrée, tu ne la réécoutes pas. Pour le moment, il ne s’agit pas de choisir. Tu ne peux que parler à cet autre en toi, et le laisser parler aussi – que laisser parler les autres, et leur parler aussi. Des heures et des heures de propos incertains, quand plus tard tu les écouteras, parfois méconnaissables, prononcés dans la confusion du souvenir ou du demi-sommeil, dans l’enchevêtrement des époques et des visages.

     

    Mais les fantômes auxquels tu t’adresses, sauras-tu ensuite les changer en un lecteur à venir et à chaque fois unique ? Transmuer la voix de chair en voix de silence ?

    Ton travail ne fait que commencer.

    Ces paroles, il te faudra encore les démêler quand elles se confondaient, les relier quand elles se dispersaient. Tous ces fragments, tu devras leur accorder une cohésion qu’ils n’avaient pas, les inscrire dans un ordre factice et une durée nouvelle : leur prêter enfin la forme trompeuse d’un livre. »

     

    Claude Tasserit

    Maison Blanche

    L’Escampette, 2014

  • W. G. Sebald, « Le promeneur solitaire »

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    « Le premier texte que j’ai lu de Walser était son Kleist à Thoune, où il est question des souffrances endurées par un homme qui désespère de soi et de son métier, et du paysage environnant, d’une enivrante beauté. “Kleist est assis sur le mur d’un petit cimetière. Il fait un temps humide et lourd à la fois. Il ouvre son habit pour dégager sa poitrine. En contrebas, comme jeté dans les profondeurs par une puissante main divine, s’étend le lac éclairé d’une lumière rougeâtre et jaunâtre. Les Alpes se sont animées et plongent leur front dans l’eau, en mouvement merveilleux.” Plus tard, je n’ai cessé de revenir à ce bref récit de quelques pages et, partant de lui, d’explorer l’œuvre walsérienne au gré d’excursions plus ou moins étendues. Est également lié à l’expérience de ces premières lectures, remontant à la seconde moitié des années soixante, le fait que j’aie trouvé, insérée entre les pages de la biographie de Keller par Bächtold, dont j’avais acheté d’occasion les trois volumes à Manchester, une belle photographie sépia de la maison sur l’île de l’Aare dans laquelle, au milieu des buissons et des arbres, Kleist travaillait, au printemps de 1802, à son drame de la folie, La Famille Ghonorez, avant de devoir se rendre, lui-même malade, à Berne, pour y être soigné par le Dr Wyttenbach. Depuis, j’ai lentement compris que tout est lié par-delà les époques et l’espace, la vie de l’écrivain prussien Kleist et celle du prosateur suisse qui dit avoir été l’employé d’une société de brasserie par actions à Thoune, l’écho d’un coup de pistolet sur le Wannsee et le regard par une fenêtre de l’asile d’Herisau, les promenades de Walser et mes propres excursions, les dates de naissance et les dates de décès, le bonheur et le malheur, l’histoire naturelle et celle de notre industrie, celle de notre pays et celle de l’exil. Sur tous les chemins, Walser m’a sans cesse accompagné. Il suft que je quitte un moment mon travail quotidien pour l’apercevoir quelque part à l’écart, gure reconnaissable entre toutes du promeneur solitaire qui contemple un instant le paysage qui l’entoure. Et parfois je m’imagine voir par ses yeux le Seeland sous la lumière, et au milieu du Seeland, telle une île scintillante, le lac, et sur cette île au milieu du lac une autre île, l’île de Saint-Pierre, “baignant dans la légère vapeur, dans la lumière laiteuse et tremblante de l’aurore.” »

     W. G. Sebald

     Le Promeneur solitaire. En souvenir de Robert Walser

     in Séjours à la campagne

     Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

     Actes Sud, 2005

    Posté le 18 mai 2014,

    soixante-dixième anniversaire de Max Sebald

  • Emmanuel Carrère, “D’autres vies que la mienne”

    “Je suis terriblement choqué par les gens qui vous disent qu’on est libre, que le bonheur se décide, que c’est un choix moral. Les professeurs d’allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. Je suis d’accord, c’est un péché, c’est même le péché mortel, mais il y a des gens qui naissent pécheurs, qui naissent damnés, et que tous leurs efforts, tout leur courage, toute leur bonne volonté n’arracheront pas à leur condition. Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c’est comme entre les pauvres et les riches, c’est comme la lutte des classes, on sait qu’il y a des pauvres qui s’en sortent mais la plupart, non, ne s’en sortent pas, et dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c’est comme dire à un affamé qu’il n’a qu’à manger de la brioche.”

    Emmanuel Carrère

    D’autres vies que la mienne

    P.O.L, 2009

  • Lambert Schlechter, « Le silence inutile »

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    « Le dix-huitième jour du septième mois de l’année passée j’avais terminé la première lecture ; je lisais les tous premiers poèmes, ceux que tu écrivis à Tan Chow, en 1101, l’année de ta mort. Mon cœur ressemble déjà à la cendre de bois / mon corps à une barque sans amarre. J’avais mis à lire tout le livre exactement trois mois, ce qui fait en gros un poème par jour : n’est-ce pas trop vite ? Maintenant j’ai ta voix dans mes oreilles et tes poèmes j’y retourne lune après lune. Le dix-huitième jour du septième mois, c’était aussi l’anniversaire de ma femme, le dernier. Trente-huit ans. Tes poèmes, je les lisais soir après soir, le long d’elle allongé. Vieil ami, te voilà au courant, ne sois donc pas soucieux.

    Lettre à Su Tung Po, 30 04 89

     

    Me voyant marcher sur ce sentier, elle pleurerait. En janvier, comme moi, elle a dû y penser, elle a dû me voir seul marcher sur ce sentier, un jour, bientôt. Nous parlions peu, presque pas, j’avais mon bras autour de son épaule. Il y avait grand vent. Un vent exagéré. Soudain elle s’arrêta, vint contre moi, pleura. Nous restions ainsi, immobiles, muets, et alentour les arbustes criaient. Et le vent soufflait : je suis le présage, je suis le malheur. Je disais : ne pleure pas, je ne sais ce que j’ai dit encore. Je crois que je n’ai rien dit d’autre.

    30 04 89

     

    Soudain, après deux mois, c’était un dimanche, dernier jour du quatrième mois, l’encre s’est mise à couler, j’ai écrit. Et maintenant j’écris. Je ne sais pas encore ce que j’écris. Des mots se sont accumulés, le barrage s’est rempli, puis rompu. Et maintenant ça coule ; j’écris ce qui coule. Je ne contrôle ni ne calcule. Les mots viennent tout seuls. Le ton aussi. Je laisse faire. Fieri sentio. De petits mots, de petites phrases, de petites notes pour un petit livre. Le livre de toujours. Une femme  une vie  un amour. Et un seul lecteur, moi. Et un deuxième, troisième, peut-être. Mais ce livre, lecteur, n’est pas à ta merci.

    01 05 89 »

     

     Lambert Schlechter

     Le silence inutile

     Éditions Phi, 1991

     Rééd. La Table Ronde, 1996

  • Lambert Schlechter, « Pieds de mouche »

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    photographie © Sophie Chambard

     

    « — 001 —

    Ce n’est rien, presque rien, rien qu’un murmure murmurant dans la pénombre ; petites berceuses contre la mort, sans musique, et des paroles à peine, berceuses pour le sommeil si le sommeil doit venir, si la nuit n’est pas trop grande, mais la nuit grande est là, immobile et à l’affût, prête à tout avaler. Ce n’est pas un cri, ce n’est rien, presque rien, rien qu’un murmurement, un bercement à peine avant la culbute.

     

    — 002 —

    Jamais les feuilles n’avaient mis autant de temps à partir, c’était un automne à seize degrés pendant plusieurs semaines. Les bouleaux surtout ont tardé à se défeuiller. Une étoffe aérienne qui habillerait un squelette. C’est en automne, surtout, que l’on sent qu’il faut dire les saisons, que l’on croit qu’il faut écrire un livre. Alors je me mets à dire la transparence des bouleaux. Feuilles d’automne qui seront celles d’un nouveau livre.

     

    — 003 —

    Le réveil, si loin qu’il m’en souvienne, n’a jamais, presque jamais, été le réveil ; presque jamais, c’est-à-dire neuf ou dix fois en quarante ans. Chaque matin c’est le jour qui cravache le corps ; et jour après jour le corps ne veut pas. Les horaires du jour ne sont pas les rythmes du corps, le corps est bousculé de syncope en syncope, jusqu’à la dernière — et tous les horaires sont enfin et sans merci réfutés. 

     

    — 004 —

    Montale, me dit-on, fit à Paris il y a quelque trente-cinq ans une intervention sur la solitude de l’artiste. Texte introuvable. J’écrirai sur la solitude de l’artiste et ensuite partirai à la recherche du texte de Montale. Pour voir. La solitude ? L’artiste ? L’artiste façonne son objet, poème roman tableau statue sonate, sans doute pour dire (mais à qui ?) : me voici, me vois-tu ? »

     

     Lambert Schlechter

     Pieds de mouche

     Éditions Phi, 1990

  • Andrea Bajani, « Me reconnais-tu ? »

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    © : Claude Chambard

     

    « Comme disait le poète, la solitude de l’artiste est un numéro de cirque qui n’était pas prévu. Sous un chapiteau, des centaines de personnes qui retiennent leur soufe, le regard tourné vers un petit point. Les yeux des petits et aussi ceux des grands, redevenus enfants par la grâce de leur progéniture. Dehors, le monde. Dedans, au centre de la piste, un petit bonhomme qui est là pour montrer que, dans son univers, le danger existe aussi, même s’il l’affronte seul pour le compte des autres. C’est ce qui fait que les enfants l’applaudissent chaque fois et que les adultes, surtout, l’applaudissent chaque fois. Parce qu’il s’est chargé de faire face à tous les périls et qu’il l’a fait à leur place. Parfois, à la n du numéro, les enfants crient, ils en veulent encore. Les adultes, eux, restent muets. D’autre fois, il ne se passe rien et l’artiste retourne au néant d’où il était venu. Il retire son chapeau, d’une courbette il salue son public, puis il s’en va.

    Voilà ce qui s’est passé. »

     

     Andrea Bajani

    Me reconnais-tu ?

    Traduit de l’italien par Vincent Raynaud

     Gallimard, 2013

  • Ariane Dreyfus, « Les compagnies silencieuses »

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    Le lendemain du jour

     

    « Comme une femme se glisse sous un homme

    Je lis votre écriture

     

    Ou alors c’est moi qui écris couchée

    La page blanche fait cette lumière où j’oublie de me voir

    Toujours commencée

    Il y a un côté où l’encre n’est pas sèche

    Qui mène jusqu’à vous

     

    Quand vous me lisez vous le dites

    Ou jamais

    Je prends toutes les étoffes selon la chaleur

    Les morceaux de vie selon

    Ma bien future mort

     

    Je n’étais pas penchée sur le vide

    Une femme sur un homme

     

    Qui écrit n’est pas longtemps une jeune fille

    Plutôt souvent

     

    Il faut des mots pour se glisser entre eux

    Y voir

    Aucun n’est vrai tout seul

    Heureusement le tumulte ne refuse pas la main

     

    Tant de poèmes que je suis cachée dans toute la forêt ?

    C’est vous qui choisissez

     

    L’écorce que vous dites que j’ai touchée. »

     

     

    Ariane Dreyfus

    Les compagnies silencieuses

    Flammarion 2001

  • Maurice Scève, « Délie »

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    « Comme Hecate tu me feras errer

    Et vif, & mort cent ans parmy les Umbres :

    Comme Diane au Ciel me resserrer,

    D’où descendis en ces mortelz encombres :

    Comme régnante aux infernales umbres

    Amoindriras, ou accroistras mes peines.

              Mais comme Lune infuse dans mes veines

    Celle que tu fus, es, & seras DELIE,

    Qu’Amour à joinct a mes pensées vaines

    Si fort, que Mort jamais ne l’en deslie. »

     

     Maurice Scève

     Poésies

    Précédé de L’amour unique de Maurice Scève par Jean Tortel

    Dessins d’Ingres

     Mermod, 1972

  • Edmond Jabès, « Dans la double dépendance du dit »

    edmond jabès, paul celan,dans la double dépendance du dit, fata morgana

    souvenir de paul celan

     

    « Ce jour-là. Le dernier. Paul Celan chez moi. Assis à cette place que mes yeux, en cet instant, xent longuement.

     

    Paroles, dans la proximité, échangées. Sa voix ? Douce, la plupart du temps. Et, cependant, ce n’est pas elle, aujourd’hui, que j’entends mais le silence. Ce n’est pas lui que je vois mais le vide, peut-être parce que, ce jour-là, nous avions l’un et l’autre, sans le savoir, fait le tour cruel de nous-mêmes. »

     

     Edmond Jabès

    Dans la double dépendance du dit Le livre des marges II

     Illustrations de Antoni Tàpies

     Fata Morgana, 1984