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Écrivains - Page 63

  • Lucrèce, « De la nature »

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    Les nuages

     

    « Les nuages se forment quand maints atomes voltigeant

    dans les hauteurs du ciel se rassemblent soudain :

    hérissés de manière à s’entraver faiblement

    mais suffisamment pour se tenir comprimés,

    ils composent d’abord de petites nuées

    qui se réunissent, s’agrègent entre elles,

    par leur union s’accroissent et s’envolent aux vents

    jusqu’à l’instant où se déchaine la tempête.

    Il se trouve aussi que les sommets des montagnes,

    plus ils avoisinent le ciel, plus leur hauteur exhale

    assidûment l’épaisse fumée d’un nuage fauve ;

    car, lorsque les nuées commencent à se former,

    avant que l’œil puisse les voir, ténues, les vents

    les portent et les assemblent au plus haut de la cime.

    C’est là qu’enfin réunies en troupe plus nombreuse

    et plus dense elles peuvent apparaître tout à coup,

    s’élançant du pic montagneux dans l’empyrée.

    Que les sommets s’offrent au vent, l’expérience sensible

    nous le prouve quand nous escaladons une haute montagne.

    Et puis la nature prélève sur toute la mer

    maints éléments, comme le montrent sur le rivage

    les linges suspendus qui prennent l’humidité.

    Il est d’autant plus clair que pour accroître les nuages

    maints atomes peuvent surgir du flux salé de l’océan :

    il existe une parenté entre les deux humeurs.

    Et de tous les fleuves ainsi que de la terre même

    nous voyons des brumes et des vapeurs surgir :

    comme leur haleine expirée, elles s’envolent bien haut,

    dispersent leur ténèbre, obnubilant le ciel

    à mesure qu’elles se fondent en nues altières.

    Car la chaleur de l’éther étoilé ajoute sa pression

    et, comme les condensant, voile l’azur de leur nimbe.

    Il arrive aussi que le ciel reçoive de l’extérieur

    les atomes qui forment nuées et nuages volants.

    Innombrable est en effet leur nombre, infini

    l’ensemble de l’espace, comme je l’ai montré.

    Quelle vitesse anime le vol des atomes, quelle distance

    impensable ils franchissent d’un trait, je l’ai montré.

    Il n’est donc pas étonnant qu’en peu de temps, souvent,

    la tempête et les ténèbres couvrent de si grandes nuées

    les mers et les terres, d’en haut les oppressant,

    puisque de tous côtés, par tous les pores de l’éther,

    par des sortes de soupiraux autour du vaste monde,

    la sortie et l’entrée s’offrent aux particules. »

     

     Lucrèce

    De rerum natura — De la nature

    Traduction et présentation par José Kany-Turpin

     (Cette traduction a obtenu, en 1993, le prix Nelly Sachs, décerné en Arles par les Assises de la Traduction)

    Aubier, 1993, Garnier-Flammarion, 1997

  • Roger Laporte, « La Veille »

    Pour saluer la réouverture du groupe consacré à Roger Laporte sur Facebook https://www.facebook.com/groups/45486574813/?fref=ts voici les premières lignes du premier livre de l’œuvre d’une vie…

     

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     « Il a disparu. — Le moment propice est donc enfin venu de mettre mon projet à exécution, mais pourquoi ce malaise inattendu ? Je redoutais, en décidant d’écrire, de commettre une imprudence, de lui offrir malgré moi un terrain propice, de susciter sa venue de manière si prompte que je n’aurais même pas eu le temps d’écrire le premier mot, et certes, pendant longtemps, il me suffisait d’envisager même timidement mon projet pour qu’il mît fin à ma tranquillité, mais cette fois mon appréhension a été vaine : j’écris, et pourtant il ne s’est toujours pas manifesté. — Ai-je vraiment craint son retour ? Je ne voulais exécuter mon projet qu’en toute quiétude, donc en son absence : cette condition préalable était réalisée, car, avant de me mettre à écrire, j’ai plusieurs fois, et en toute tranquillité, pensé à mon projet, et pourtant je ne l’ai pas mis à exécution. Il me harcelait, le répit dont je bénéficiais, pouvait donc sans préavis se terminer d’un moment à l’autre : pourquoi, bien loin de me saisir de l’occasion, ai-je longtemps tergiversé et perdu ce temps libre sans m’en émouvoir ? — Il me faut avouer ce que j’aurais pu dire dès le début : il s’était tout à fait effacé, mais, contrairement à mon attente, mon projet, au lieu d’être enfin exécutable, s’était décoloré de tout attrait à tel point que ce n’est pas par désir, mais par dépit, que j’ai commencé d’écrire.

    Je me suis mis au travail à un moment où j’aurais pu tout aussi bien ne pas écrire, j’ai espéré commettre ainsi une imprudence sans recours, mais elle a été sans conséquence : j’écris, mais il ne s’est toujours pas montré. Chaque fois qu’il était à proximité, je me suis gardé d’écrire ; depuis qu’il s’est retiré, condition que j’ai cru nécessaire à l’exécution de mon projet, je n’ai plus éprouvé la moindre envie d’écrire : c’est à contrecœur que je poursuis cette tâche inutile ; j’ai le sentiment que mon dessein est devenu irréalisable, mais je persévère dans la même voie, car j’espère encore provoquer son apparition en exposant pleinement mon projet. — Quel projet ? De quoi s’agissait-il donc ? Je suis incapable de le dire ! Peu m’importe que ce projet soit inexécutable, mais j’ai le sentiment d’être abandonné et je redoute qu’il ne s’éloigne encore davantage.

    Parler ainsi est inexact : naguère il était proche, trop proche, mais à présent je ne peux même pas dire qu’il est très loin, car le terme d’éloignement est impropre : la distance ne peut ni diminuer, ni augmenter, car aucun espace ne nous sépare. Je ne peux même pas me plaindre d’être délaissé, car je dois dire seulement : je n’ai avec lui aucun rapport. — Comment ai-je jamais pu écrire ! »

     

     Roger Laporte

     La Veille

     Coll. Le Chemin, Gallimard, 1963

     Repris dans Une Vie, P.O.L, 1986

  • Sarah Kéryna, « Rappel »

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    « Paris :

     

    Ils sont assis l’un à côté de l’autre,

    sur la pelouse, au soleil. Ils ne se touchent pas.

    Il lui offre Pétrole de Pasolini.

     

    Il raconte l’histoire de l’enfant mort malgré les prières.

    Depuis, il ne croit plus en Dieu.

     

    Il ne tient pas la main.

    Ne serre pas dans les bras.

     

    Ils passent au-dessus des gares. Elle dit :

    “Ça me déprime tous ces rails qui partent vers le nord.”

     

    Un orage éclate brutalement. La pluie se met à tomber comme

    un bombardement. Les passants s’engouffrent dans les immeubles.

     

    Marseille, c’est la lumière, elle ne l’a jamais vue

    dans une autre ville.

     

    Le lendemain, il prend son avion pour rejoindre l’autre.

     

    Samedi, Paris et pluie.

     

    Elle regarde la rue en contrebas.

     

    Elle boit.

     

    Dans le train du retour, une jeune fille demandant

    si la place est libre, s’installe à côté d’elle.

    Elles parlent jusqu’à Valence où la jeune fille descend.

    Elles échangent leurs numéros.

     

    – Elles ont le même prénom. »

    Sarah Kéryna

     Rappel

     Coll. Biennale internationale des Poètes en Val-de-Marne

    Le bleu du ciel, 2007

  • Yoko Tawada, « Le voyage à Bordeaux »

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    « 

    Il existe un autre idéogramme signifiant répondre. C’est un cœur assis derrière un rideau, comme une dame de la cour qu’on ne distingue pas, on devine seulement sa présence. On ne voit pas sa bouche, on n’entend pas sa voix, mais la petite secousse du rideau laisse supposer que la dame de la cour parle. Le problème, c’est qu’au moindre coup de vent, on pourrait confondre et croire que la dame parle. »

     

    Yoko Tawada

     Le Voyage à Bordeaux

     Traduit de l’allemand (Japon) par Bernard Banoun

     Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2008

  • Alberto Manguel, « Monsieur Bovary & autres personnages »

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    Le docteur Faust (extrait)

     

    « Dans les siècles passés, lorsque le troc d’une âme était considéré comme un acte effrayant, les choses étaient pour Méphistophélès relativement simples, qu’il eût ou non du succès. Aujourd’hui que l’âme a infiniment moins de prestige et que chaque jour on troque des âmes contre des bagatelles comme des appartements à Marbella ou un poste dans un cabinet ministériel, la tâche de Méphistophélès est paradoxalement plus difficile. Perdre son âme en échange d’un misérable bien accorde à celle-ci peu de valeur, et Méphistophélès (qui est aussi banquier) convoite ce qui est précieux. Aussi le Faust d’aujourd’hui ne cherche-t-il ni connaissance ni amour, mais célébrité, succès populaire, son nom en haut de l’affiche. Et là, Méphistophélès est dans son élément. Tu veux être un auteur populaire ? dit-il à Faust. Tu veux vendre des millions d’exemplaires de ton livre ? Marché conclu : tu auras des piles de tes œuvres à la fnac et au Corte Inglés, tu seras en tête des best-sellers internationaux, on t’achètera les droits pour faire un film avec Tom Cruise dans le rôle du héros, tu voyageras en 1re classe et tu t’installeras en Irlande pour ne pas payer d’impôts. Et pour obtenir tout cela, tu n’auras quasiment rien à perdre, sauf la qualité artistique, le style, la grammaire, l’invention narrative, la responsabilité morale, la position éthique, la reconnaissance des futurs lecteurs, le respect de tes contemporains : ton âme. »

     

    Alberto Manguel

     Monsieur Bovary & autres personnages

     Traduit de l’espagnol par François Gaudry

     L’Escampette, 2013

  • Denise Le Dantec, « Les Jardins et les Jours »

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    « … Est-il vrai, comme je le pense, que nous cherchons à atteindre, enfin, une plénitude ?

     

    Le jardin nous en offre, sinon la réponse, du moins la condition.

     

    À la dispersion cruelle, nous préférons la dérive ténue du jardin.

     

     

    Le temps que je prends au jardin est le temps d’arrêt qu’il me faut pour vivre sur le mode le plus juste qui m’est possible.

     

    Au jardin des Augustines, je suis indisponible, injoignable.

     

    Mon temps, notre temps n’est pas illimité.

     

    Toute conclusion renoncée, je m’abandonne aux vertus de la vie ordinaire, réglée par la cloche de l’église, où chacun s’abandonne, autant que faire se peut, au plaisir de la lumière et de la chaleur, quand celle-ci n’est pas trop forte, en fin de journée ou après le repas du soir.

     

     

    Je regarde autour de moi : le merveilleux s’éclipse.

     

    Je change de respiration.

     

    Assurément, il y a une prédilection de l’esprit pour la beauté prodigue, extravagante, qui est la marque de notre puissance d’être.

    Ici, l’imagination est mortelle. Seule la réalité compte. »

     

     Denise Le Dantec

     Les Jardins et les Jours

    Éditions du Rocher, 2007

     

  • Dorothée Volut, « À la surface »

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    « TOUT A BRÛLÉ. La seule justification est la jouissance de l’écriture, et les cendres dans vos cheveux. L’ornement est un geste qui se souvient de l’air. La différence mûrit. On ne pose aucune main — cela dépend des moments, agir. Et ce n’est pas mendier que recopier son chemin. Ainsi parlant, on continue de filer les tissus. Téméraire et bravant l’orage, on dit : Je me vêtirai demain, après la transparence. La chose étrange de vouloir continuer.

     

     

    ­­

    TU OUVRES DES LIVRES EN DÉSESPOIR DE CAUSE : faire des phrases. Mère, je ne suis pas le contraire de toi. Au final tu restes fixe, menue, sédimentaire, acoustique. Les lettres ne s’agglutinent pas. Laisse la maison ouverte comme ça. Voilà les clés. Le mur est ton décor pour une nuit. Je ou Qui repense chaque instant vécu. Le vent est tombé dans les marges. Sur la grève on a jeté des seaux d’eau salée, c’est l’heure de la souplesse pour les armures. Dans l’obscurité, on aperçoit la masse des rochers rendus à leur nudité. La mer ne laisse aucune trace : elle agite le temps sans donner de réponse. Cessez de m’écrire, crie quelqu’un. »

     

     Dorothée Volut

     À la surface

     Éric Pesty Éditeur, 2013

  • Deborah Heissler, « Chiaroscuro »

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    « Oubli —

     mais n’oublie pas la nuit l’abîme à dire

     

     

    — /

     


    grenades frénétiques dénuées de sens

     sous la caresse

     

     allant l’air et la sarabande

     grave sourde intense aux terres nues

     brûlée »

     

    Deborah Heissler

     Chiaroscuro

     Linogravures d’André Jolivet

     Préface de Sabine Huynh

     Æncrages & Co, coll. Voix de chants, 2013

  • Bonne année 2014 à tous les amis.

    « Le vœu exaucé est de l’ordre de l’expérience, il représente sa sanction suprême. “Ce qu’on souhaite dans sa jeunesse, on le possède à profusion dans sa vieillesse”, a dit Goethe. Plus tôt dans la vie le souhait est formulé, et plus grand est la perspective qu’il se réalise. La vie, serait-on en droit de dire en conséquence, est précisément assez longue pour donner à espérer que les vœux de la première jeunesse auront des chances d’être exaucés. Car le lointain est le pays où les vœux sont exaucés. Plus un souhait s’étire vers les lointains du temps, et plus on peut espérer le voir se réaliser. Or ce qui ramène vers les lointains du temps, c’est l’expérience, qui en forme la trame et les articule. Aussi le souhait comblé est-il le couronnement de l’expérience. »

     

     Walter Benjamin

     Baudelaire

     Édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle

     Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau

     La Fabrique, 2013

  • Thomas Bernhard, « Montaigne. Un récit »

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    « J’ai toujours aimé Montaigne comme personne. Toujours je me suis réfugié auprès de mon Montaigne lorsque j’éprouvais cette peur mortelle. J’ai laissé Montaigne me guider et me conduire, me mener et me séduire. Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours. Quand bien même j’ai fini par me défier des autres, de ma pléthorique famille philosophique française, qui n’a jamais compté que quelques cousins et cousines venus d’Allemagne ou d’Italie, rapidement disparus qui plus est, Montaigne est toujours resté pour moi une sorte de refuge.

     

    Je n’ai jamais eu ni père ni mère, mais j’ai toujours eu mon Montaigne. Mes géniteurs que je ne saurais qualifier de père et de mère, m’ont rejetés dès l’origine, et j’ai tôt fait de tirer les conséquences de ce rejet, me réfugiant tout droit dans les bras de Montaigne, voilà la vérité. Montaigne, me suis-je toujours dit, est à la tête d’une famille philosophique extraordinairement prolifique, mais jamais je n’ai aimé les membres de cette famille philosophique autant que son chef, mon cher Montaigne. »

     

     Thomas Bernhard

     Goethe se mheurt

     Récits traduits de l’allemand par Daniel Mirsky

     Gallimard, 2013

  • Jean-Paul Chague, « Expansion sans profondeur »

    jean-paul chague, Expansion sans profondeur, l'attente

    « tant de nos livres sont muets

     

    à quoi l’attribuez-vous     des corps

    pourtant y passent entre les lignes

     

    ni cris ni revendications qui les fassent

    se retourner     désir plaisir même

    demeurent affaire privée

     

    ils passent ce sont des entités

     

    ni hoquets ni râles ni murmures

    ni douleur à opérer l’organique

    nous est une langue étrangère

    et tombe de la bouche une mélopée »

     

     Jean-Paul Chague

     Expansion sans profondeur

     Coll. Philox, L’Attente, 2013

  • Michel Chaillou, « Le Sentiment géographique »

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    « M’étais-je assoupi ? Il me semble avoir beaucoup parlé durant mon sommeil. Qu’ai-je bégayé ? le souvenir m’ombrage encore d’une espèce de causerie par moments fredonnée à deux sous un orme. Quelle heure est-il ? l’obscurité est si grande que je distingue à peine le livre tombé au pied du canapé. Est-ce moi ces ténèbres dans la glace ? d’Esguilly fut défiguré dit-on ; serait-ce son absence de visage qui annule le mien ou la folie du réveil tuméfiant passagèrement les traits ? les oreilles me tintent toujours d’une flûte achevant je ne sais quoi devant un courant emportant l’âme. Au lieu d’un clocher proche j’entends l’étourdissant battement de mon cœur. Est-ce la nuit, le jour ? Il faudrait repousser les lourds volets pour retrouver l’intelligence de la chambre, de cette bâtisse que mon angoisse tourmente d’une architecture compliquée, voire d’une rampe à pente douce débouchant sur un panorama aussi intime que celui de mes yeux actuellement aveuglés, il faudrait écarter les persiennes pour fixer l’esprit, clouer du cri du coq l’imagination qui trop vagabonde, il faudrait, mais le sentiment m’envahit, alors que tâtonnant je redresse du bras une chaise que mon genou renversa, le sentiment me submerge, et me voilà déjà loin dessous l’eau, que passer la tête à la fenêtre c’est courir le risque d’être interpellé dans une langue tournoyante comme le remous de la gueule des chiens, de meutes peut-être ségusiennes ou ségusiaves aboyant silencieusement à la lune d’une terre échevelée. Je n’ose ouvrir. »

     

     Michel Chaillou

    Le Sentiment géographique

    Gallimard, coll. Le Chemin, 1976

    rééd. Coll. L’Imaginaire, 1989

     

     pour accompagner Michel, ce jour, au Père-Lachaise

     

    Un document de 1969 : http://www.ina.fr/video/CPF10005607