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Édition - Page 3

  • Georg Trakl, « Enfance » — deux traductions

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    Georg Trakl par Otto Pankok, vers 1925

     

    « Parsemée de fruits de sureau ; l’enfance calme s’écoulait

    Dans une caverne bleue. Sur un chemin disparu,

    Où frisonne maintenant la mauvaise herbe roussie,

    Les tranquilles ramées rêvent ; murmure du feuillage,

     

    Pareil à l’eau bleue clapotant sur les roches.

    Douceur de l’appel du merle. Un pâtre suit,

    Sans mot dire, le soleil qui roule de la colline automnale.

     

    Un instant bleu, tout n’est qu’âme.

    À l’orée du bois se montre un animal craintif, et dans le vallon

    Reposent en paix les vieilles cloches et les villages ténébreux.

     

    Avec ferveur, tu découvres le sens des sombres années,

    Le froid, l’automne dans les chambres solitaires ;

    Et dans l’azur sacré s’estompe un bruit de pas lumineux.

     

    Une fenêtre ouverte grince doucement ; la vision

    Du cimetière délabré vers la colline émeut jusqu’aux larmes,

    Souvenir de légendes narrées ; pourtant l’âme parfois s’illumine

    En songeant à des hommes heureux, à l’or sombre des jours de printemps.

     

    Traduction Henri Stierlin

    Rêve et folie & autres poèmes

    suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein & de Crépuscule et anéantissement par Jil Silberstein

    GLM, 1956, réédition augmentée : Héros Limite, 2009

     

    « Lourd de fruits, le sureau ; calme habitait l’enfance

    Dans la caverne bleue. Sur le sentier évanoui,

    Où siffle à présent, brunâtre, l’herbe folle,

    Méditent les branches silencieuses ; le murmure du feuillage

     

    Pareillement, quand l’eau bleue résonne sur le rocher.

    Douce est la plainte du merle. Un pâtre

    Suit sans voix le soleil qui dévale la colline d’automne.

     

     

    Un instant bleu n’est plus qu’âme.

    À l’orée de la forêt se montre un gibier craintif, et paisibles

    Reposent dans le vallon les cloches vieilles, les hameaux assombris.

     

    Rendu pieux, tu connais le sens des années sombres,

    Froideur et automne dans les chambres solitaires ;

    Et dans le bleu sacré dure le son de pas lumineux.

     

    Doucement tinte ouverte une fenêtre ; aux larmes

    Émeut l’aspect du cimetière en ruine sur la colline,

    Ressouvenir de légendes contées ; mais l’âme parfois s’éclaire

    Quand elle pense les êtres gais, les jours d’or sombre du printemps.

     

     

    Traduction par Marc Petit & Jean-Claude Schneider

    Œuvres complètes

    Gallimard, 1972

  • Gino Brazzoduro, « Soir d’été »

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    Albert Letchford, Maisons au sommet de la colline à Trieste, vers 1889

     

    « Claire

    encore résiste dans l’air

    une ombre secrète

    au milieu des choses

    quand

    le soir pose

    son aile légère

    sur les tendres branches.

     

    De la longue journée

    seule reste

    cette brève paix

    de la dernière lumière

    et le cri

    de l’hirondelle étrangère

    perdue au milieu des maisons. »

     

     Gino Brazzoduro

    Villages et saisons in « Au-delà des lignes »,1985

    Œuvre poétique I

    Traduit de l’italien par Laurent Feneyrou & Pietro Milli

    Préface de Pericle Camuffo
    Triestiana, 2023

    https://www.triestiana-editions.com/copie-de-petit-chansonnier-amoureux

  • André du Bouchet, « 15 août 1951 »

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    André du Bouchet photographié par Dora Maar, vers 1948

     

    « Une vache qui tousse dans la brume, bruit effrayant.

     

    Levé aujourd’hui à l’aurore.

    Le battant blanc. La lueur sourde gagne une à une les poutres du plafond. Je me réveille tout à fait. L’étoffe blanche allumée sur le dossier. Le jour gagne les draps défaits. Encoignures. Je tire un peu le rideau : un grand coutelas livide refoule les nuages noirs et tassés, le ciel pavé de vagues, — naissance du bleu. Une fine lame de feu s’insère à l’extrémité entre la paroi des collines et le mur de nuages. Quelques taches noires comme de l’encre se détachent sur cette lamelle — arbres. La terre décolle. Changement d’aiguillage. L’heure où les sphères qui s’emboîtent se descellent. La ligne de suture est visible. La soudure. Heure éternellement brûlée par le sommeil, taie de l’homme.
    J’ouvre la porte. Cette étrange lueur sourde, blancheur aveugle, sans éclat, gagne le pas de la porte. Il faut dire qu’il n’y a pas de cris. Je peux voir le point d’attache du soleil qui monte à droite de la maison.

    Falaise — les larmes me viennent presque aux yeux devant cette petite valve de feu dépassant la terre qu’a dû si souvent voir Reverdy. “Le spectacle le plus émouvant qu’offre la Nature” — Règle de feu. Je marche droit dans la tête sourde. Marche à pas de loup. Peur d’être dévoré par les chiens. Mais je n’entends aucun aboiement. Le ciel est piqué de cris d’oiseaux invisibles. Cris des oiseaux dans la rosée. Espadrilles mouillées. Au retour, une vache tousse. Ce n’est pas la lumière de la réalité. Ce brasier dévore le ciel, sans crépiter. Il s’avance comme un planeur. On dirait qu’on est sorti de la terre. La terre somnambule. En raison de cet engourdissement total si bien perdu dans le jour brutal où j’écris maintenant. La lueur qui filtre à peine du sol, et les pierres blanches du chemin. On voyait un point lumineux, le roulement d’une voiture à l’autre bout du monde, à l’extrémité de la plaine. Quand la terre devient comme de la laine — dont quelques brins flambent. Peut-être devient-elle ainsi plus assimilable, colle-t-elle mieux à la tête. Quand il n’y a pas de mouches, pas de chaleur. Quand elle est sourde. Avant que la terre ne grésille. L’homme ôté. Qui à cette heure habituellement dort.

    Trois nuages vaporeux flottaient au-dessus de la Seine, bien plus bas.      Je voulais mourir, avant de me lever. Je ne pouvais plus supporter l’idée de recommencer la journée. Mais il faut vivre pour voir l’aurore — la terre descellée.

    Je me suis assis sur un rocher habituellement écrasé par le jour. Rocher trempé d’aurore. Maculé de ces taches de feu vif orange qui éclaboussent l’horizon. Lichen encore visible le jour, comme ces végétations marines, adhérant aux roches qui attendent l’heure de la marée pour s’épanouir. Un champ de nuages collait au même rocher, de disques noirs et blancs enchevêtrés, durement échoués comme des tas de nuages pavés, durement tassés, écrasés les uns contre les autres, très bas. Le plafond bas du ciel. L’écorce du ciel qui se fendille. Le rocher brillait extraordinairement. Comme un bloc de ciel. Criblé de lichen orange. Dans le village, au départ, Pierraille

    pan de pierres écoulées. Mur dur sourd aveugle au-dessous du bol de feu, muet, de la grande tasse d’eau de l’aube.

    Le soc rougi qui laboure la terre.

    Lumière aigre de la première lampe au fond de ce village

                                                               au centre des toits.

    On ne croira pas à ce cauchemar tant qu’on reste éveillé et il faut pourtant se réveiller

                           s’arracher tout vif au sommeil pour rester vivant il faut imaginer la réalité. On ne peut pas voir la réalité. On ne peut pas voir la réalité sans l’imaginer. »

     

    André du Bouchet

    Une lampe dans la lumière aride — carnets 1949-1955

    Éditions établie et préfacée par Clément Layet

    Le bruit du temps, 2011, réédition 2023

    https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/une-lampe-dans-la-lumiere-aride-85

  • Mario Luzi, « Enfant, parc, cris »

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    « Dans l’ultime senteur des jardins

    déjà le laurier a péri mais une fête

    rare exulte ou s’extasie sur les cimes,

    cerclé de vertiges l’insecte

    sillonne l’air qu’avivent les reflets

    multiples venus de cités oubliées,

    la route tisse l’ermitage enflammé,

    l’eau absorbe l’éclat vitreux,

    et brisée dans le labyrinthe pourpre court

    ta voix perdue : “Viens, viens.”

    Comment se fait-il qu’à ton impatiente invite,

    la blessure dans l’être, refermée

    par des larmes et des larmes, par le dur

    refus toujours ouvert à l’aventure,

    se remette à saigner, soit encore mon destin ?

    Du géranium à la rose de septembre

    ici l’année se répète en années indemnes,

    un éclair glacial luit sur les feuilles,

    le regard ronge l’aride lueur.

    Mais ta voix appelle du fond des méandres,

    il pleure, ton pas toujours plus solitaire.
    Est-ce seulement à un écho, de cette façon si sensible,

    que la mort qui nous parut déjà acquise

    se renouvelle dans le vivant qui souffre,

    ici où viennent encombrer le ciel

    des myriades d’inexistences embrasées ?

    À l’ombre que transperce ton appel

    et au vide qui t’envahit, quelle offrande,

    quelle promesse de paix ? quand apparaît

    parfait le rien, le ciel se referme

    en cercle derrière toi, les pas sonnent

    là-bas, les mains tâtonnent dans la fumée ­—

    il y a encore l’urgence de quelque chose de non accompli,

    la parole indicible subsiste. »

     

    Le décor est celui des jardins Boboli, à Florence, où le poète se promène à l'automne 1945 avec sa femme et son fils âgé de deux ans.

     

    Mario Luzi, Poèmes épars

    in Prémices du désert, poèmes 1932-1956

    Traduit de l’italien et présenté par Jean-Yves Masson et Antoine Fongaro

    Poésie, Gallimard, 2005

     

     

  • Vélimir Khlebnikov, « La famine »

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    Vélimir Khlebnikov par Vladimir Maïakovski, 1913

     

    « Pourquoi cerfs et lièvres galopent dans les bois d’automne

    s’éloignant au loin ?

    Les hommes ont mangé l’écorce du tremble

    les pousses vertes des sapins

    Femmes et enfants errent dans les bois

    ils cueillent des feuilles de bouleau

    pour faire de la soupe aux choux    de la soupe froide    du borchtch

    Sommités des sapins et mousse tendrement argentée –

    nourriture des bois

    Les sapins rendront les dents semblables à celles du cerf

    “Plus de glands !    Les hommes ont mangé tous les glands” –

    sautillait     se plaignait l’écureuil

    Dans les bois taupes et souris ont disparu

    nulle part le renard ne peut attraper la volaille

    La femelle du lièvre fuit mécontente –

    le chou a disparu des potagers

    Les enfants    éclaireurs de nourriture

    errent dans les bosquets

    grillent sur des feux les vers blancs

    les grandes mauves des bois et les chenilles grasses

    les vers gras des lucanes

    ils les déterrent et se les mettent sous la dent

    cuisent de petits pains d’arroche

    la faim les fait courir après les papillons

    Et les petits enfants gazouillent doucement comme font les enfants

    ils parlent d’autres temps

    leurs yeux en énorme tache sombre

    Pour que la famine regarde à travers les visages d’enfant

    comme un maître barbu

    Les petits enfants fondent

    Leurs bouches sont devenues énormes   se sont étirées jusqu’aux oreilles

    leurs yeux comme des cernes bleus ou noirs

    brillent en cercle sur les visages   comme un miroir lisse

    l’arête du nez s’est affinée

    pointue comme un canif    avec son extrémité blême d’oiseau

    Les enfants dans la forêt

    brillent face au monde comme un cierge blanc près du cercueil

    Tous se sont perdus dans la contemplation ravie

    d’un lièvre qui tendrement bondissant

    galope dans les bois

    comme à l’apparition d’un esprit lumineux

    Mais il s’enfuit    vision légère

    le bout de son oreille faisant une tache noire

    Et les enfants longtemps sont restés    par lui fascinés

    C’est un repas copieux qui s’est envolé

    Si on avait pu le rôtir et le manger !

    Feuille douce     savoureuse d’entre les savoureuses

    petite herbe douce    plus douce que craquelin

    “Regarde un peu    un papillon là-bas est passé” –

    “Attrape-le    course-le    et ici un bleu” –

    Un garçon dans la rivière a attrapé

    trois grenouilles

    grasses    grosses et vertes

    “Mieux que le poulet ” –

    disait-il à ses sœurs réjouies

    Le soir les enfants se réuniront près du feu

    et mangeront ensemble les grenouilles

    en babillant doucement

    Et peut-être     aujourd’hui    il y aura une soupe de papillons »

    1921

     

    Vélimir Khlebnikov

    Œuvres — 1919 – 1922

    Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot

    coll. « Slovo », Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/

    Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas mon établi. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.

     

  • Hong Zicheng, « Propos sur la racine des légumes »

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    « Laissons un peu à manger aux souris, n’allumons pas les lampes à cause des papillons.

    C’est parce que nos anciens ont eu de telles pensées que nous méritons de vivre et de donner la vie. Sans cela nous ne serions que des formes humaines sculptées dans la terre ou le bois.

     

    Celui qui déforme la vérité par ses calomnies est un petit nuage qui cache le soleil ; celui-ci ne tarde pas à retrouver son éclat.

    Celui qui séduit par ses flatteries est un vent qui s’insinue par les fentes des vêtements ; il fait du mal sans qu’on s’en aperçoive.

     

    Un homme satisfait est comme un liquide sur le point de déborder. Rien n’est plus redoutable qu’une goutte supplémentaire.

    Un homme en danger est comme un arbre sur le point de s’abattre. Rien n’est plus redoutable pour lui qu’une simple chiquenaude.

     

    Lorsque le vent tourne et affole les nuages il faut se tenir ferme sur ses pieds.

    Lorsque les arbres et les fleurs sont dans tout leur éclat il faut lever les yeux plus haut.

    Lorsque la route devient escarpée et dangereuse il faut faire demi-tour à temps.

     

    Si je peux me garder libre de toute contrainte, qu’est-ce qui pourrait me mobiliser, que ce soit l’appât de la gloire et du gain, ou la peur de la honte et de l’échec ?

    Si je peux préserver ma quiétude spirituelle qu’est-ce qui pourrait m’aveugler sur ce qui est bien ou mal, utile ou nuisible ?

     

    Lorsqu’on entend, près d’une haie de bambou, un chien aboyer ou un coq chanter, on se sent transporté dans un monde libre comme les nuages.

    Lorsqu’on écoute, au milieu de ses livres, les cigales striduler ou un corbeau croasser, on accède à un autre monde au sein de la quiétude.

     

    Regardons, par notre fenêtre grande ouverte, l’eau verte et les montagnes bleues qui avalent et recrachent les nuages. Cela nous fait comprendre la spontanéité de l’univers.

    Écoutons, dans les forêts de bambous touffues, les jeunes hirondelles apprendre leur babil et les tourterelles roucouler au fil des saisons. Cela nous fait oublier la distinction entre le moi et les autres créatures.

     

    Si on s’applique à réfléchir à ce qu’il y a avant la naissance et après la mort, les pensées se taisent et le cœur s’apaise. On se sent porté au-dessus des choses de ce monde, promené dans ce qui fut avant ce qui est. »

     

     

    Hong Zicheng (1572-1620)

    Propos sur la racine des légumes

    Traduit du chinois et présenté par Martine Vallette-Héméry

    Zulma, 1995, réédition 2021

    https://www.zulma.fr/livre/propos-sur-la-racine-des-legumes/

  • Pascal Quignard, « Tout en haut de la maison de l’Yonne… »

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    dans le jardin de la maison de l'Yonne, 6 août 2024 © CChambard

     

    « Tout en haut de la maison de l’Yonne il y a une pièce extrêmement petite et mansardée. Le lit y est étroit, il fait quatre-vingts centimètres de large. Il n’y a que quelques briques par terre qui constituent un dallage maladroit. Les murs sont nus. Les poutres elles aussi, je les ai laissées grasses de suie, d’odeur de feu, et nues. C’est tout. La “table de chevet” ce n’est que la brique qui dépasse du mur et j’y dépose ce qui reste de moi : une clé USB. Car c’est ce qui restera de moi. Je me dis : “Ma vie fut moins volumineuse qu’un crâne ! Même le bec d’une corneille l’eût contenue !” Les pétales d’une anémone eussent suffi à l’empaqueter. Ce qui est le plus joli, dans la minuscule soupente, est l’ampoule ronde qui pend et qui éclaire les pages — à laquelle se substitue dès les premiers mouvements de l’aube le velux qui surplombe la tête du lit et par lequel le soleil tombe à pic. Il arrive souvent que l’âme oublie d’éteindre alors que tout est inondé de lumière. Il faut y prendre garde mais on n’est pas très loin de l’autre monde alors.  On n’est jamais très loin ni de l’autre monde, ni de l’autre temps. Il m’est arrivé d’oublier de sentir à quel point j’étais heureux dans les bras de celle que j’aimais. Il m’est arrivé d’oublier l’intense fidélité corporelle qui fait le fond de l’amour et qui remonte à si loin. Qui fait l’extrême intimité. Qui fait son audace soudaine. Car toutes les audaces animales, orificielles, remontent du jardin sauvage du paradis. »

     

    Pascal Quignard

    « Montaigne », in Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour

    Collection Fiction & Cie. Seuil, 2024

  • Anne Carson, « Elle »

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    « Elle habite dans une lande au nord.

    Habite seule.

    Le printemps là-bas s’ouvre comme un rasoir.

    Je voyage en train toute la journée, emportant un tas de livres —

     

    certains pour ma mère, d’autres pour moi,

    dont les Œuvres complètes d’Emily Brontë.

    C’est mon écrivain favori.

     

    Aussi mon plus grand sujet d’angoisse, que je veux affronter.

    Chaque fois que je vais voir ma mère

    je sens que je me change en Emily Brontë,

     

    ma vie solitaire autour de moi comme une lande,

    mon corps gauche arpentant la plaine boueuse avec une apparence de transformation

    qui s’efface quand je franchis le seuil de la cuisine.

    Quel est ce viatique, Emily, dont nous avons besoin ? »

     

    Anne Carson

    Verre, Ironie et Dieu

    Traduit de l’anglais (Canada) et présenté par Claire Malroux

    Série américaine, Corti, 2004

    http://www.jose-corti.fr/titres/verre-ironie-dieu.html

     

  • Kathleen Jamie, « Les cerfs »

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    « Voici la multitude, les bêtes

    que tu voulais me montrer, m’entraînant

    en amont, toute la matinée, à travers la bruyère battue

    par le vent, jusqu’à la crête de la colline.

    Au-dessous de nous, dans le vallon voisin, voici

    la calme et grave fraternité, descendue

    pour échapper à l’hiver, pour échapper à la faim,

    tous agenouillés comme les signataires d’un pacte ;

    leurs lourdes ramures, polies à l’ancienne,

    s’élèvent au-dessus de la végétation

    comme les mâts d’un port, ou les tours d’une ville.

    Nous sommes allongés l’un près de l’autre, et bien que le vent

    chasse au loin nos odeurs de femme et d’homme, chaque

    tête de cerf semble tournée vers nous — vers nous,

    mais pas sur nous ; nous sommes tenus, et les tenons,

    en respect mutuel. Je soupçonne que tu

    espérais m’impressionner, me faire découvrir

    notre pays commun, m’emmener plus loin

    dans ce que tu sais, mais peu désireux

    de susciter la peur, tu t’éloignes déjà

    tranquillement, certain que je t’accompagnerai,

    comme je le ferais maintenant, presque n’importe où. »

     

    Kathleen Jamie

    La révision

    Traduit de l’anglais et de l’écossais par Christian Garcin

    La Baconnière, 2024

    https://editions-baconniere.ch/fr/catalogue/la-revision

     

    Cette page est dédiée à Janet, dans l’île

  • Colette, « La Vagabonde »

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    Harlingue/Roger Viollet

     

    « Sous ma fenêtre, dans le jardin, un parterre oblong de violettes, que le soleil n’avait pas encore touchées, bleuissait dans la rosée, sous des mimosas d’un jaune de poussin. Il y avait aussi, contre le mur, des roses grimpantes qu’à leur couleur je devinais sans parfum, un peu soufrées, un peu vertes, de la même nuance indécise que le ciel pas encore bleu. Les mêmes roses, les mêmes violettes que l’an passé… Mais pourquoi n’ai-je pu hier, les saluer de ce sourire involontaire, reflet d’une inoffensive félicité mi-physique, ou s’exhale le silencieux bonheur des solitaires ?

    Je souffre. Je ne puis m’attacher à ce que je vois. Je me suspends, encore un instant, encore un instant, à la plus grande folie, à l’irrémédiable malheur du reste de mon existence. Accrochée et penchante comme l’arbre qui a grandi au-dessus du gouffre, et que son épanouissement incline vers sa perte, je résiste encore, et qui peut dire si je réussirai ?…

    Un petite image lorsque je m’apaise, lorsque je m’abandonne à mon court avenir, confiée toute à celui qui m’attend là-bas, une petite image photographique me rejette à mon tourment, à la sagesse. C’est un instantané, où Max joue au tennis avec une jeune fille. Cela ne veut rien dire : la jeune fille est une passante, une voisine venue pour goûter aux Salles-Neuves, il n’a pas pensé à elle en m’envoyant sa photographie. Mais, moi, je pense à elle, et j’y pensais déjà avant de l’avoir vue ! Je ne sais pas son nom, je vois à peine son visage, renversé sous le soleil noir, avec une grimace joyeuse où brille une ligne blanche de dents. Ah ! si je tenais mon amant, là, à mes pieds, entre mes mains, je lui dirais…

    Non, je ne lui dirais rien. Mais écrire, c’est si facile ! Écrire, écrire, lancer à travers des pages blanches l’écriture rapide, inégale, qu’il compare à mon visage mobile, surmené par l’excès d’expression. Écrire sincèrement, presque sincèrement ! J’en espère un soulagement, cette sorte de silence intérieur qui suit un cri, un aveu… »

     

    Colette

    La vagabonde, 1910

    Biblio, Le livre de poche, 2021

     

    Puisque Colette est morte un 3 août, celui de 1954.

     

  • Peretz Markish, « Le Monceau »

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    « Vous les folles, Ô vous mes jambes insensées,

    Je vais toute la nuit mais en vain vous pousser…

     

    Quelles plaies, et de qui, quelles portes pleurantes

    Me faut-il esquiver dans ce monde en attente ?

     

    Faible lueur – des petites fenêtres reptiliennes,

    Mais il n’y a personne, ou qui sorte ou qui vienne…

     

    En attendant ses hôtes la tristesse s’abrite,

    Gros chat qui siège à la porte brisée du gîte…

     

    Si jaune le couchant, d’un tigre c’est la peau,

    Passez mon seuil, ah quel silence, quel repos !

     

    Vous les folles, Ô mes jambes insensées,

    Je vais toute la nuit mais en vain vous pousser… »

     

    Peretz Markish

    Le Monceau et autres poèmes

    Traduit du yiddish et présentés par Charles Dobzynski

    L’improviste, 2000

    https://www.limproviste.com/fr/44-peretz-markish

  • Jean-Christophe Bailly, « Du côté des bêtes »

    IMG_0456.jpegLaurent Evrard & Jean-Christophe Bailly, librairie Le Livre, Tours, le 5 mai 2023 © CChambard

     

    « or l’animal je l’ai

    perdu (de vue) nous étions

    dans la grange des renouées

    la nuit, chaque nuit

    appuyés au roucoul, dans des nids

    de fortune ou des terriers

    la guerre continue ils serpentent

    les hommes, je les vois

    dans les tunnels, le sang

    notre sang, dans les battues

    leurs habits affreux

    ou nos parures

    nous étions parmi eux

    le totem décousu en enfance

    de fétus d’empreintes

    la boue, le sang, la bave

    notre bave sous leur peur

    en équation des forêts le temps

    qu’il faut pour mourir est très long

    nos voies, elles sont obscures

    il y avait il y aura

    la terre le terreux

    l’air l’aérien

    confondus, une rivière

    toiles d’araignée suspendues

    touffes, ou royaume

    dans le bougé “tu viens”

    venait la rallumée

    “soir bordé d’or” nous l’avons vu

    un pli sous nos ailes

    des chiens croisaient

     

    descendues dans le pré

    les rainures

    c’est-à-dire les chemins

    le navigué flottant

    des robes s’éclabousse

    où ils enfoncent leurs couteaux

     

    mirabelles et pommes gelées

    on s’incline

     

    (octobre 2007) »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Temps réel

    Collection Fiction & Cie, Seuil , 2024