jeudi, 16 juillet 2020
Xiao Gang, « Poème sur des noms de simples »
Paysage, Dynastie des Ming
« La brise matinale fait trembler les fleurs,
Le soleil du soir brille sur l’appontement.
Tout en haut d’une tour une femme esseulée
Au crépuscule pleure sur sa solitude.
La lampe éclaire le lit des plaisirs à deux,
Dans les tentures flotte le parfum du benjoin.
Elle broie un peu d’encre, écrit deux ou trois vers,
Avec de la céruse essaie de se farder.
Elle voudrait tant voir de la fleur d’hellébore
La tige volubile emplir sa chambre vide. »
Xiao Gang ne fut pas qu’un poète à l’œuvre importante, il régna les deux dernières années de sa vie et mourut assassiné. Son œuvre fut longtemps mésestimée, pourtant, entouré par un cercle de poètes, il écrivit beaucoup dans un style très orienté vers les recherches formelles.
Xiao Gang — 503-551
in « Les Six Dynasties (de la fin des Han à la fin des Sui) » — 196-618
Traduit du chinois par François Martin
In Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
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mercredi, 01 juillet 2020
Guiseppe Bonaviri, « Harmonie »
« Si – depuis le Timée de Platon jusqu’à saint Augustin et de ces derniers jusqu’à Kant et Newton – l’idée du temps nous conduit tout au long des siècles, au sentiment projectuel (progettuale) de Heiddeger, aux relations des mouvements et aux variations électromagnétiques d’un champ, selon Einstein, elle demeure pour moi liée à la mémoire d’un temps immobile et sphérique dont me parlait mon père. Tailleur dans la Grand’rue de Mineo, lorsqu’il était jeune, homme des plus timides, silencieux, plutôt sombre même si prompt à des colères soudaines.
Lorsque nous regardions depuis le haut plateau de Camuti, où mêlé au blé le vent brillait, explosait ; me montrant face à nous, par-delà la vallée de Fiumecaldo, notre village qui s’arrondissait sur la montagne en splendeur, il me disait : “Entends, Pippino, Mineo se dresse devant nous avec ses artisans affairés, ses femmes vaquant à leurs tâches quotidiennes, sans jamais s’interrompre ; et, en contrebas, dans les vallées, dans les jointures des cimes dédoublées, et sur les hauteurs, travaillent les paysans ; ou, encore, parmi les maquis et les sommets dépourvus d’arbres, les chèvres cherchent leur nourriture. Si en esprit tu assembles le tout à l’aide de fils, de soie, par exemple, et le couds, comme je le fais d’un costume, dans la même aiguillée, tu emmêles artisans, femmes, paysans, animaux et arbrisseaux. Autrement dit, tu obtiens un temps rond, parfait, qui en chacun de ses points vibre circulairement d’harmonie.”
Enfant, et jeune homme, mon père avait écrit des poèmes que j’ai rassemblés, du moins ceux que j’ai pu retrouver, dans une plaquette intitulée L’Arcano (Ed. Bibò. Fr). D’après ce volume, j’en cite quelques vers qui reflètent l’intuition esquissée ci-dessus d’un temps sphérique syncrétique par une animisme et une pensée magique : “Entendez, c’est un chant suave / d’enfants qui dans la journée / fragrante, monte par enchantement / à travers l’air parfumé. / C’est un chant joyeux / qui s’égare à travers champs / dans l’air voltigeant / se cherche, se trouve, se dissipe.” (Le 20 octobre 1919, lorsqu’il écrivait ces vers, mon père avait dix-sept ans). Certes, tandis qu’à cette époque les femmes de Mineo tissaient du lin, ou appelaient des centaines de poules et de coqs dispersés le long des pentes, avec des cris comme “kikkì, kikkì”, ou encore “pouripò, pouripò”, dans ce temps omniprésent où, parce que contemporains, tous les êtres non séparés par la mort, étaient vivants, il fallait qu’Achille aille combattre à Troie, tandis que vers le royaume de Cambaluc1, transportant de l’encens, des épices, des dattes et des vêtements d’or, marchaient des chameaux, des marchands.
Harmonie
Les fourmis contournaient une ronde aire
de battage où en deux mille rotations l’âne
suivait le lent paysan chanteur,
sur l’olivier joyeuse était la pie.
Toute blanche, dans l’été de paresse,
parmi sauterelles et grillons,
à travers des guirlandes d’épis,
et des grottes gonflés de racines,
s’avançait la déesse Cérès.
Le chevrier jouait de la cornemuse, qui, ivre,
reparcourait le cristal de roche et les raidillons,
les aiguilles des tailleurs résonnaient
d’ardeur, dans les abysses le poisson dormait.
Sur les tuiles brisées, de cramoisi et de fils d’or,
le maçon coiffait les gouttières ;
auprès du torrent Xanthos à la grève rouge,
Achille somnolait sous la forteresse de Troie.
Un coq chanta vers le noble royaume de Cambaluc,
le potier pétrissait des argiles jaunes selon les règles
de l’art, depuis un noyer, d’une voix mélodieuse,
le pic recrachait des pièces d’argent. »
1. Cambaluc, est le nom donné par Marco Polo, à la capitale de l'empereur mongol Kubilai Khan, et correspondant à la ville de Pékin
Guiseppe Bonaviri
Les Commencements — 1983
Traduction de l’italien, postface & annotations de Philippe Di Meo
La Barque, 2018
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mercredi, 24 juin 2020
Annie Dillard, « Fille de paysan »
« Il fait toujours un temps hors de saison.
Rappelle-toi la crue qui a tué père :
quand l’eau est redescendue, les poulets
gisaient, boueux, noyés. Oh, nous observons
le temps ici sur terre ; nous n’oublions pas
les jours d’hiver où les filles portent des robes en coton,
les mois d’avril où les buissons croulent sous la neige.
Nous coupions les pommiers
quand il a dit : “Regardez, il neige” ;
mais ayant déjà passé tout un hiver sous la neige
je devinais que c’était loin d’être fini.
Pourtant, que savons-nous d’une saison ?
Seul père pouvait dire
quand la pluie s’arrêterait sur la montagne
ou détruirait le foin. J’essayais d’observer
les faucons ou je me léchais le doigt,
mais la récolte était une fois encore perdue ;
le givre recouvrait toute la vallée,
aussi loin au sud que Twin Falls.
Il m’embrassa quand les ombres s’allongèrent
sur le chemin du verger ; il promit
de me retrouver dès la récolte des pommes ;
maintenant quand le vent sépare les rideaux,
en ville quand le chat ne revient pas,
je ne dors que d’un œil,
l’autre reste à l’affût du temps qu’il fait. »
Annie Dillard
Billets pour un moulin à prières – 1974
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Héros-Limite, 2020
https://www.heros-limite.com/livres/billets-pour-un-moulin-a-prieres
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dimanche, 21 juin 2020
Dominique Preschez, « Un matin, l’autre »
Les Inédits du Malentendu, volume 3.
pour Claude et Sophie Chambard
… repères ciels en pinceaux
d’oiseaux sans couleur autre
qu’infime or montgolfière
au levant continues
ses narines au vent caressent
l’ambre des algues
en dépôt de la nuit
sur toute rive ronde…
… les bois en veille bandent
l’effigie des solistes cotonnée
aux pollens roulés en tierces
cordes ou résonances
quel orchestre ?
sous la hêtraie du vent...
_____________________________________________________________
… attente à l’air sec du parquet
disjoint le souffle étouffé
un enfant marche sur les mains
liées à la pression
au vide noir s’incline
où trait de lune sauve
l’instant du sacrifice…
… dans le bas du jardin chaud
frisé par la fontaine
l’arbre à glycines
grimpe au parquet de lune
un funambule étoilé
en blanc de laine
il a talqué ses mains…
_____________________________________________________________
… quelle prévoyance d’ailes
amantes en secret
ô, tournis ! sous l’ombrage
exhalent une écurie haletante
son musc de corne
près des paupières retournées…
… en poussière les silences
de l’air mesurent
l’horloge de verre célèbre
seconde à la seconde
près l’illusion du temps…
Dominique Preschez
Jardin de sommeil (extrait)
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mercredi, 17 juin 2020
Pascal Quignard, « Je suis simplement… extrait de L’image manquante »
« Je suis simplement un homme qui a beaucoup lu, un lettré ou, mieux encore, un littéraire, c’est-à-dire un homme qui apprend sans cesse à écrire ses lettres, à les déchiffrer, à les transposer, qui ne cesse de poursuivre cet apprentissage, qui aime follement lire, étudier, traduire, retraduire, écrire.
C’est ainsi qu’il y a un apprendre qui ne rencontre jamais le connaître – et qui est infini.
Cet infini est ma vie. »
Pascal Quignard
« L’image manquante »
in Sur l’image qui manque à nos jours
Arléa, 2014
16:43 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : pascal quignard, je suis simplement…, l’image manquante, sur l'image qui manque à nos jours, arléa, lettré, littéraire, écrire, déchiffrer, transposer, poursuivre, apprentissage, lire, étudier, traduire, infini, vie
lundi, 15 juin 2020
Thomas Bernhard, « il me semble »
DR
« Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
plus jeune encore que ceux qui sont déjà morts,
je voyais les villes et la fatigue des yeux
était la plainte de l’été dans les ruisseaux.
Plus jeune j’étais que ceux qui me blessaient souvent
et qui ont oublié mon nom depuis longtemps
derrière le métier à tisser, sous le marteau,
ou dans l’abrupt sillon de la herse.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
et qu’en mars avec les nuages j’étais suspendu dans le ciel,
construisant les marchés sans repas de mort
et les cœurs carbonisés
avec l’avril j’étais aussi en voyage
migrant avec les oiseaux en aval des fleuves,
riais sous les bosquets
et étais triste avec les herbes.
Dans les chambres je voyais mourir
beaucoup de ceux qui m’aimaient.
Mais pour parler avec le vent
je fus élu.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune,
je sentais des messes de mort sauvages,
les étoiles sauvages,
les églises s’élevaient sur la mer de blé,
toujours
la joue de ma colline
était familière de ma colère.
Je n’étais si fatigué que là
où sonnaient les pommes et où chantait l’hiver
de mille coquillages.
Le jour s’en allait en soupirant,
l’année était acculée contre le mur
noirâtre, perturbée par les angoisses de mon époque.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune. »
Thomas Bernhard
Sur la terre comme en enfer
Bilingue
Traduit de l’allemand et présenté par Suzanne Hommel
Orphée, La Différence, 2012
17:02 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : thomas bernardh, il me semble, sur la terre comme en enfer, suzanne hommel, orphée, la différence
samedi, 13 juin 2020
Franck Venaille, « Ô voici des ruines »
DR
« ô voici des ruines combien pénibles à franchir l’amoncellement de pierres voici qu’il forme rivière à traverser et le lit de l’eau craque et murmure
mais qu’il fait tendre également dans la douceur des peaux, l’odeur prégnante du foin qui fut hier ramassé par un essaim d’enfants parlant langue immature
et te voici allant seule dans ton corps, allant si claire toi sur qui, en entier, repose l’instinct de vie, retournez-vous allant à vos travaux, saluez celle-là
dis-je à l’entour mais nul n’écoute et les oiseaux dans l’alpage s’installent formant damier sur lequel prudemment les longs doigts d’un dieu bougent les figurines
mes angelots au plumage de flammes dirait-on près de la fontaine vous vous querellez est-ce en vous sentiment d’une mort à venir ou simple soif qui s’exprime enfançons ! »
Franck Venaille
Tragique
Osidiane, 2001, rééd. Poésie / Gallimard, 2010
15:27 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : franck venaille, ô voici des ruines, tragique, obsidiane, poésie gallimard
mercredi, 10 juin 2020
Michaël Glück, « 7 jours en mai »
Les Inédits du Malentendu, volume 2.
Lysiane Schlechter, Dreaming – craie/papier– décembre 2019
01/05
il écrit : cette fleur, la beauté de cette fleur, la beauté est cette fleur ; il écrit ce qu’il tait : la laideur du jour qui n’est pas cette fleur, les couleurs et les cris du matin à l’écoute des nouvelles du monde ; il écrit entre laideur et beauté, entre la bouse et les cils soulignés de khôl des belles Aubrac.
Il écrit : ce jourd’hui n’est pas celui de la fête du travail, ce jourd’hui est anniversaire des luttes des travailleurs, la beauté est cette fleur des luttes, la beauté est dans le refus de la domination, la laideur du jour est dans cette nomination : fête du travail.
02/05
il écrit qu’aujourd’hui n’est pas lendemain de fête, qu’il ne travaille plus, qu’il ne travaillera jamais plus, il écrit qu’une phrase d’arthur rimbaud lui tourne dans la tête et que pourtant il lui faudrait faire travailler sa mémoire, qu’hier n’est pas si loin, hier, il pouvait se souvenir de tant.
il écrit il, parce que sortir de il est exil et qu’on ne connaît pas encore le mot exelle, excelle, oui, ce mot est bien recensé, mais exelle non, il y a comme ça des mots dont on dira néologisme sans le laisser paraître dans l’ordinaire des usuels, c’est ainsi la patience, la lenteur des lexicographes, c’est ainsi.
03/05
il écrit que dans sa main tient le stylo, qu’il aime la couleur et le parfum de l’encre, que les instruments anciens ont une musique d’enfance, qu’écrire est cette enfance muette qu’il affrontait dans la nuit silencieuse quand il entendait derrière les murs de sa chambre les hoquets ou ronflements des parents dans leur grand lit.
il écrit qu’écrire se souvient encore de l’enfance et que la rage lui vient de savoir aujourd’hui enfances plus meurtries encore que la sienne ; il écrit contre. il écrit pour. il écrit pour ne pas guérir de cette belle maladie de vivre ; dehors l’églantine écolière fait des lignes de ciels avec pâtés de nuages.
04/05
il écrit que la main qui écrit est une main négative, que l’écriture dit l’absence, dit la main qui se soustrait au fouissement de la terre, au geste de porter la terre vers la bouche, à celui d’ensemencer et plus tard cueillir, il écrit que la main qui écrit désapprend à tuer.
il écrit : j’ai posé sur le bois le couteau de la faim ; une autre main a pris le bois, le couteau a taillé une autre absence dans le bois, le couteau a taillé les petits dieux absents, a cessé de vénérer, il écrit que la main a offert aux enfants les figurines d’un jeu autre avec l’absence.
05/05
il écrit la soif, l’indécence qu’il y a à écrire la soif quand l’eau manque ; la main tavelée par la soif et les ans ; il écrit, il décrit ; la main cherche dans l’encre façon d’apaiser la soif ; il dit qu’il ne sait d’où lui vient cette soif, cette faim des mots ; il écrit l’enfance muette des phrases restées au fon de l’encrier, sous la craie.
il écrit les vieilles guerres d’écoliers ; se souvient des insultes qui tombaient du ciel avec la poussière des paillassons ; sales étrangers, youtres, youpins ; il écrit ces mots qu’il a entendu derrière les otites ; ces mots qu’il a lus plus tard, qui ne faisaient pas dans la dentelle, sous les bagatelles ; il écrit : massacre.
06/05
il écrit la nostalgie des odeurs d’encre dans la salle des rotatives, les souvenirs des voix qui cherchent les questions plutôt que les réponses, il regarde sa main tachée, le noir bleuit sur la peau rosée et ridée, il murmure le mot événement puis balbutie avènement, il écrit, il n’entend pas sur la place les chants d’oiseaux.
il écrit qu’il aurait aimé écrire, qu’il y a des chansons d’amour inaudibles sous les décombres, que le service public se retire de tout soutien au silence entre les mots, qu’il faut faire du chiffre et mettre en concurrence les longueurs des listes de poètes, qu’il faut assermenter assermentir.
07/05
il écrit qu’il a commencé l’écriture d’un nouveau livre et sait qu’il lui faudra changer de chemin, emprunter les laies transversales, il écrit qu’il faudra donner autre corps autre chair à ce pronom personnel, étoffe vide qui ne préserve ni du dehors ni du dedans, il écrit qu’il a à renoncer.
il écrit tourments des jours des matins, tourments des nuits qui s’encrent, il écrit parce qu’il ne dit pas, parce que quelque chose en lui a cédé au silence ; il écrit pour céder et celer ce silence ; il sait trop la profusion des phrases, les envolées ; il sait qu’il eût pu basculer vers l’excès ; il écrit qu’il lui faudrait brider l’écriture.
Michaël Glück
7 jours en mai
2018
Publié ce jour d’hui pour fêter l'anniversaire de Michaël Gluck.
19:42 Publié dans Anniversaires, Arts, Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : michaël gluck, 7 jours en mai, lysiane schlechter, dreaming, inédit
mardi, 09 juin 2020
Claire Malroux, « Soleil de jadis »
DR
« L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Loin, dans le bas du village
elle a pris l’embranchement de la grand-route
passé le dos d’âne où tient en équilibre
la maison de l’entrepreneur des transports
Un car lilliputien conduit les paysans
au chef-lieu de canton les jours de foire
De l’autre côté elle aperçoit en contrebas
une petite maison blanche et sa terrasse adjacente au lavoir
Elle est tombée un jour dans ce lavoir
en glissant sur l’ombre liquide des dalles
Le trou de la serrure découpe une allée
de branches en fleurs sous lesquelles
des vêtements gonflent indolemment sur une corde à linge
et une enfant nue se balance
rescapée du temps
*
L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Les porte à qui ?
Elle a oublié, happée par le prodige du matin d’été
le déluge de plis bleus sur ses épaules
les remous argent de la rivière
autour des rochers captifs au milieu de son lit
Les filles de l’ogre crachent en souriant la salive de l’écume
loin du couteau paternel
L’enfant jette une poignée de cerises sur l’eau blanche
Si tu avales le noyau, l’a-t-on avertie
un arbre poussera dans ton ventre
Un verger peut-il jaillir de l’eau ?
*
L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Plus loin la rumeur de la forge s’élève
sinistre en ce bas-fond
On dit que les deux filles du forgeron
sont atteintes de tuberculose
En face rouille la grille jamais ouverte du château
caché par les arbres de son parc, sapins et mélèzes
C’est un lieu interdit où n’entre
et d’où ne sort personne
Un sentier mouillé rongé d’ornières le longe
Ses hautes murailles de buis
crépitent de chaleur en été
De ce labyrinthe on sait
qu’on ne trouvera jamais seul l’issue
*
L’enfant ne franchira pas le pont
L’univers déborde d’univers aussi ronds que ses cerises
mais elle ne peut faire un pas
sans déchirer la trame
où son être est inséré
Figée au confluent des images
elle naît à elle-même à cet instant
ayant découvert ses propres rives »
Claire Malroux
Soleil de jadis
Préface d’Alain Borer
Couverture de Colette Deblé
Le Castor Astral, 1998
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samedi, 06 juin 2020
Emily Dickinson, « Il est une fleur… »
« Il est une fleur que l’Abeille préfère —
Et que le Papillon — désire —
À gagner cette Pourpre Démocrate
Le Colibri — aspire —
Et Tout Insecte qui passe —
Emporte du Miel
À proportions de ses besoins divers
Et de ce qu’elle — contient —
Son visage est plus rond que la Lune
Et plus vermeil que la Robe
De l’Orchis dans la Prairie —
Ou du — Rhododendron —
Elle n’attend pas Juin —
Avant que le Monde soit Vert —
On voit — affronté au Vent —
Son robuste petit Corps
Disputer à l’Herbe —
Sa proche Parente —
Le don de la Motte et du Soleil —
Doux Plaidants pour la Vie —
Et quand les Collines sont garnies —
Qu’éclosent les modes nouvelles —
Ne soustrait pas la moindre épice
Dans un accès de jalousie —
Son Public — est Midi —
Sa Providence — le Soleil —
Son progrès — l’Abeille — le proclame —
En Musique Soutenue — royale —
La plus Vaillante — de la Foule —
Elle se rend — en dernier —
Ignorant même — sa Défaite —
Quand l’annule le Gel — »
Emily Dickinson
Y aura-t-il pour de vrai un matin — cahier 31
Bilingue
Traduit et présenté par Claire Malroux
Coll. « Domaine romantique », José Corti, 2008
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vendredi, 05 juin 2020
W. H. Auden, « Dis-moi la vérité sur l’amour »
« D’aucuns disent que l’amour est un petit garçon,
D’autres disent que c’est un oiseau,
D’aucuns disent qu’il fait tourner le monde,
D’autres disent que c’est absurde,
Et quand je demandai au voisin,
Qui feignait de s’y entendre,
Sa femme se fâcha vraiment,
Et dit qu’il ne faisait pas le poids.
Ressemble-t-il à un pyjama,
Ou au jambon dans un hôtel de la ligue anti-alcoolique ?
Son odeur rappelle-t-elle les lamas,
Ou a-t-il une senteur rassurante ?
Est-il épineux au toucher comme une haie,
Ou doux comme un édredon pelucheux ?
Est-il dur ou plutôt souple sur les bords ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
Nos livres d’histoire en parlent
Avec des petites notes ésotériques,
C’est un sujet assez ordinaire
Sur les navires transatlantiques ;
J’ai vu la question traitée
Dans le récit de suicides,
Et je l’ai même vu griffonné au dos
Des indicateurs de chemin de fer.
Hurle-t-il comme un berger allemand affamé,
Ou gronde-t-il comme une fanfare militaire ?
Peut-on l’imiter à la perfection
Sur une scie ou sur un Steinway ?
Chante-t-il sans freins dans les réceptions ?
N’apprécie-t-il que le classique ?
Cessera-t-il quand on veut la paix ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
J’ai regardé dans la maison de vacances ;
Il n’y était même pas ;
J’essayai la Tamise à Maindenhead
Et l’air tonique de Brighton.
Je ne sais pas ce que chantait le merle,
Ou ce que disait la tulipe ;
Mais il ne se trouvait ni dans le poulailler,
Ni sous le lit.
Peut-il faire des mimiques extraordinaires ?
Est-il souvent malade sur la balançoire ?
Passe-t-il tout son temps aux courses,
Ou gratte-t-il des bouts de cordes ?
A-t-il une opinion sur l’argent ?
Pense-t-il assez au patriotisme ?
Ses plaisanteries sont-elles vulgaires mais drôles ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
Quand il viendra, viendra-t-il sans avertissement
Au moment où je me gratterai le nez ?
Frappera-t-il à ma porte un beau matin,
Ou me marchera-t-il sur les pieds dans l’autobus ?
Viendra-t-il comme le temps change ?
Son accueil sera-t-il aimable ou brutal ?
Bouleversera-t-il toute mon existence ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour. »
W. H. Auden
Dis-moi la vérité sur l’amour
Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire
Christian Bourgois, 1995
Repris, suivi de Quand j’écris je t’aime, traduit par Béatrice Vierne, Points / Seuil, 2009
15:09 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : w h auden, dis-moi la vérité sur l'amour, gérard-georges lemaire, quand j'écris je t'aime, béatrice vierne, christian bourgois, seuil
jeudi, 04 juin 2020
W. G. Sebald, « …Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu… Austerlitz, extrait »
« Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu qu’Adela désignait toujours comme ma chambre, frisait en vérité le surnaturel. Mon regard dominait la cime des arbres, pour la plupart des cèdres et des pins parasols, tableau de vertes collines étagées depuis la route en contrebas de la maison jusqu’aux rives du fleuve ; je voyais de l’autre côté les plis sombres des masses montagneuses et restais de longs moments les yeux rivés sur la mer d’Irlande, dont l’aspect changeait sans cesse au gré des heures et des caprices du temps. Combien de fois ne me suis-je planté devant cette fenêtre ouverte sans pouvoir retenir la moindre pensée à la vue de ce spectacle jamais le même. Le matin, là-bas, la face ombreuse du monde et la grisaille de l’atmosphère reposaient en strates sur les eaux. L’après-midi, au sud-ouest, de gros nuages ventrus montaient souvent à l’horizon, se bousculaient et se multipliaient à foison pour former versants à la blancheur neigeuse et abruptes falaises, s’accumulaient pour atteindre des hauteurs toujours plus vertigineuses, aussi vertigineuses, me dit un jour Gerald, que les sommets des Andes ou les montagnes de Qaraqorum. Puis, dans le lointain, des averses chassées vers les terres pendaient sur l’océan comme les lourds rideaux d’un théâtre ; et les soirs d’automne, les brumes roulaient sur la plage, s’amoncelaient sur les flancs des reliefs et partaient à l’assaut de la vallée. Mais surtout, par les lumineuses journées d’été, toute la baie de Barmouth était revêtue d’un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle ; il n’y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d’où n’émergeaient que les figures les plus fugitives ; et singulièrement, je m’en souviens très bien, c’est l’évanescence de ces contours qui, à l’époque, me donna le sentiment de l’éternité. »
W. G. Sebald
Austerlitz
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
Actes Sud, 2002