lundi, 10 août 2020
Vélimir Khlebnikov, « Le livre »
J’ai vu les noirs Véda
le Coran et l’Évangile
et les livres aux plats
de soie des Mongols
eux-mêmes faits de la cendre des steppes
du kizäk odorant
comme le font
les femmes kalmoukes chaque matin
faire un feu
et se coucher soi-même sur lui
veuves blanches
cachées dans un nuage de fumée
pour accélérer la venue
du livre
Ce livre un
bientôt vous le lirez bientôt
Blanches les mers brillent
dans les côtes mortes des baleines
Chant sacré voix sauvage mais juste
Et les fleuves azur sont les marque-pages
où le lecteur lit
où est l’arrêt des yeux qui lisent
Ce sont les grands fleuves –
la Volga où la nuit on chante à Razine
où on allume des feux sur les barques
le Nil jaune où l’on prie le soleil
le Yang-Tsé-Kiang où est la fange épaisse des humains
le Seine où sont vendues des femmes aux yeux sombres
et le Danube où toutes les nuits brillent
des hommes blancs sur les vagues sur des barques en chemises blanches
la Tamise où est l’ennui gris des bâtiments – dieux pour les foules
l’Ob renfrogné où on fouette le dieu tous les soirs
et où on danse devant un ours à l’anneau de fer sur son cou blanc
avant qu’il ne soit mangé par toute la tribu
et le Mississippi où les hommes ont pris pour pantalon le ciel étoilé
et portent un chiffon de ce ciel sur des bâtons
Le genre humain est le lecteur du livre
et la couverture porte l’inscription du créateur
mon nom archaïques caractères bleus *
Mais tu lis nonchalamment
plus d’attention !
Tu es trop distrait et tu regardes en paresseux
comme si c’était les leçons d’un catéchisme
Ces chaînes de montagnes enneigées et ces grandes mers
ce livre un
bientôt bientôt tu vas le lire
Dans ces pages saute la baleine
et l’aigle qui a plié la page de l’angle
se pose sur les vagues marines
pour se reposer sur le lit du pygargue **
[1920] ms. automne 1921
* Des signes d’écriture archaïques, comme si de tout temps la couverture du livre portait le nom
** Le Livre évoque par son aspect de « montagnes enneigées » l’espace nietzschéen, il reprend l’ancien topique du monde comme livre dans une version cinétique. L’aigle quitte les sommets pour se poser sur la mer et devenir aigle des mers. Je ne sais si Khlebnikov pensait à la Thora d’en haut qui suit le même mouvement. Quoi qu’il en soit, puisqu’encore une fois il s’agit du temps, et plus spécifiquement du temps de la lecture, on pourrait dire que Khlebnikov, là aussi, introduit la discontinuité. Ndt.
Vélimir Khlebnikov
Œuvres — 1919 – 1922
Traduit du russe préfacé et annoté par Yvan Mignot
coll. « Slovo », Verdier, 2017
https://editions-verdier.fr/auteur/velimir-khlebnikov/
Depuis sa parution, en 2017, ce livre ne quitte pas la table, la forge. La puissance de l'écriture de Khlebnikov me sidère — et donc la traduction d'Yvan Mignot — et je ne suis pas loin de penser comme Jakobson qu'« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ». Du moins un des plus importants, un des plus inattendus, un des plus neufs qui soient encore aujourd'hui.
18:53 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie, Verdier | Lien permanent | Tags : vélimir khlebnikov, le livre, Œuvres 1919-1922, yvan mignot, slovo, verdier, véda, coran, évangile, mongols, steppes, volga, nil, yang-tsé-kiang, seine, danube, tamise, ob, mississippi, baleine, aigle, pygargue
dimanche, 02 août 2020
Françoise Ascal, « Autour d’Odilon — Trois tableaux »
Les Inédits du Malentendu, volume 6.
Odilon Redon, La mort d'Ophée, vers 1905, Gifu, Musée des beaux-arts
Anémones
Les anémones surgissent de nulle part
rassemblées dans un vase sans assise
elles flottent dans la lumière
appellent notre regard
Au sommet de leur épanouissement
elles supplient qu’on les retienne
bleues violettes pourpres
elles vibrent sous la caresse du peintre
elles cachent en leur centre une pupille noire
un gouffre à la mesure de l’amour
Orphée
Les morts font une haie.
Ils se dressent devant toi et cachent le bleu du ciel.
Comment pourrais-tu sortir du deuil ?
Ton père d’abord, jeune encore, puis ton frère cadet Léo, puis ta petite sœur Marie, puis l’ami Jules, puis l’ami Émile, puis l’ami Ernest, puis Clavaud, ton maître spirituel dont le suicide te bouleverse
et par-dessus tout,
ton fils Jean,
le nourrisson de deux mois, sur le berceau duquel tu t’es penché avec tant de tendresse.
Trop de morts en trop peu de temps.
Quelle échappée, quelle issue, si ce n’est dans ton art ?
Tu travailles comme un forcené. Tu combats le sort adverse.
À coup de fusain encre plume tu exorcises les puissances nocturnes.
Longtemps Orphée te hante, Orphée te parle à l’oreille.
Trois ans avant ta propre mort, tu lui offres le plus doux des tombeaux.
Visage et lyre reposent côte à côte
enveloppés d’un nuage luminescent, piqueté de fleurs-étoiles.
Viatique pour le voyage de l’âme, le Livre bleu.
Orphée l’inconsolable a trouvé la paix.
Vase de fleurs, le pavot rouge
Rouge flamboyant
le pavot insiste
il s’impose dans les nuits sans sommeil
hante tes jardins clos
le pavot se dilate dans l’espace
ouvre et déploie ses pétales
plus vastes plus tendres
que l’arrondi du vase
bientôt on ne voit plus que lui
dans les galeries du crâne
le pavot brûle
ton désir croît
Françoise Ascal
Chantier Odilon
Inédit
L’œuvre de Françoise Ascal est une des plus précieuses qui soient. Son journal, ses poèmes, ses récits, depuis son premier livre Le Pré, en 1985, sont attendus comme témoignages d’un travail exigeant, rigoureux, sachant creuser l’autobiographie pour qu’elle devienne celle de tout le monde. La mémoire, l’art, les bonheurs et les douleurs… sont au cœur de ce travail émouvant et précieux. Qu’elle soit donc mille fois remerciée de nous avoir donné ces trois pages alors que vient de paraître l’étonnant Journal du perce-neige chez Al Manar avec des travaux de Jérôme Vinçon. https://editmanar.com/editions/livres/lobstination-du-per...
16:12 Publié dans Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : françoise ascal, autour d'odilon, trois tableaux, la mort d'orphée, gifu
mardi, 28 juillet 2020
Gong Zizhen, « Un souhait de livre »
Air : « Les sables lavés par les vagues »
Au-delà des nuées s’élève un pavillon rouge,
Lieu retiré et loin de tout.
Au-dessus des Cinq Lacs le son de la flûte perce l’automne.
Après avoir rangé trente mille peintures et livres
Je monte avec eux sur ma barque.
Miroir et brûle-parfum,
Tendresse, grâce et tranquillité.
Je relève pour toi le rideau juste comme il faut.
Sans souci de la fraîcheur du vent et des vagues sur le lac,
Je te regarde te coiffer.
Gong Zizhen — 1792-1841
in « La dynastie des Qing » — Mandchous, 1644-1911
Traduit du chinois par Sandrine Marchand
Anthologie de la poésie chinoise
sous la direction de Rémi Mathieu
Pléiade / Gallimard, 2015
17:22 Publié dans Chine, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : gong zizhen, un souhait de livre, sandrine marchand, dynastie qing, mandchous, anthologie de la poésie chinois, rémi mathieu, pléiade gallimard
dimanche, 19 juillet 2020
Marie-Hélène Lafon, « La demie de six heures »,
DR
« Plus tard les soirs de juin, d’été, Sylvianne lui avait montré la chambre parfaite de Saint-Andéol. C’était, après le lac, à main droite, un promontoire de roches grises, ourlé de vent, où se creusait le secret d’une chambre blonde, tapissée d’herbe fine. Un troupeau d’Aubrac paissait tout autour, souverain et indifférent, à l’exception du taureau, une bête de légende, tendue, longue, fière, qui meuglait gravement à leur approche et prenait dans la lumière des allures de rhinocéros argenté. Le ciel de la chambre était pavoisé de bleu. À plat dos contre la terre ils voyageaient. Les nuages dessinaient pour eux des figures de folie. Ils les suivaient, ils partaient avec elles. Parfois, ils racontaient, ceux qu’ils avaient aimés, les hommes, les femmes. Ils avaient gardé des images. Elles se déployaient dans la lumière, prenaient corps. Ils ne parlaient pas de Jeanne. Ils n’avaient pas de projets. Ils étaient suspendus au dessus du rien, en état de vertige. Ils n’avaient pas le temps d’êtres graves. Longuement il tremblait du désir d’elle dans la chambre ouverte et elle le gardait dans ses bras contre sa douceur. Elle aimait qu’il soit en elle, serré, serré, charnu, ardent, les reins creusés, les cuisses longues, les yeux fermés. Dans la chambre bleue ils prenaient au ventre le chaud du jour et griffaient la terre et buvaient à sa source à gueule touffue et se répandaient en elle, les deux, noués. »
Marie-Hélène Lafon
La demie de six heures
Fil d’Ariane, 2002, rééd. La Guêpine, 2017
https://laguepine.fr/web/Marie-Helene-LAFON-La-demie-de-six-heures
En préparant la conversation avec Marie-Hélène Lafon, à la Tour de Montaigne le 29 août à 18h — http://permanencesdelalitterature.fr/portfolio/litteratur... — lire et relire, ce passage d’une rare puissance de « La demie de six heures ». La chambre parfaite, la chambre blonde, la chambre bleue, la chambre d’amour. Ceux qui n’y seraient pas encore allés voir, doivent se précipiter sur cette œuvre majeure, aimée des Bergounioux, Michon et Riboulet…
15:05 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : marie-hélène lafon, la demie de six heures, la guêpine
jeudi, 16 juillet 2020
Xiao Gang, « Poème sur des noms de simples »
Paysage, Dynastie des Ming
« La brise matinale fait trembler les fleurs,
Le soleil du soir brille sur l’appontement.
Tout en haut d’une tour une femme esseulée
Au crépuscule pleure sur sa solitude.
La lampe éclaire le lit des plaisirs à deux,
Dans les tentures flotte le parfum du benjoin.
Elle broie un peu d’encre, écrit deux ou trois vers,
Avec de la céruse essaie de se farder.
Elle voudrait tant voir de la fleur d’hellébore
La tige volubile emplir sa chambre vide. »
Xiao Gang ne fut pas qu’un poète à l’œuvre importante, il régna les deux dernières années de sa vie et mourut assassiné. Son œuvre fut longtemps mésestimée, pourtant, entouré par un cercle de poètes, il écrivit beaucoup dans un style très orienté vers les recherches formelles.
Xiao Gang — 503-551
in « Les Six Dynasties (de la fin des Han à la fin des Sui) » — 196-618
Traduit du chinois par François Martin
In Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
15:34 Publié dans Chine, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : xia tong, poème sur des noms de simples, françois martin, les six dynasties, anthologie de la poésie chinoise, pléiade gallimard, brise, fleurs, crépuscule, appontement, femme seule, lit, parfum, benjoin, vers, céruse, hellébore
mercredi, 01 juillet 2020
Guiseppe Bonaviri, « Harmonie »
« Si – depuis le Timée de Platon jusqu’à saint Augustin et de ces derniers jusqu’à Kant et Newton – l’idée du temps nous conduit tout au long des siècles, au sentiment projectuel (progettuale) de Heiddeger, aux relations des mouvements et aux variations électromagnétiques d’un champ, selon Einstein, elle demeure pour moi liée à la mémoire d’un temps immobile et sphérique dont me parlait mon père. Tailleur dans la Grand’rue de Mineo, lorsqu’il était jeune, homme des plus timides, silencieux, plutôt sombre même si prompt à des colères soudaines.
Lorsque nous regardions depuis le haut plateau de Camuti, où mêlé au blé le vent brillait, explosait ; me montrant face à nous, par-delà la vallée de Fiumecaldo, notre village qui s’arrondissait sur la montagne en splendeur, il me disait : “Entends, Pippino, Mineo se dresse devant nous avec ses artisans affairés, ses femmes vaquant à leurs tâches quotidiennes, sans jamais s’interrompre ; et, en contrebas, dans les vallées, dans les jointures des cimes dédoublées, et sur les hauteurs, travaillent les paysans ; ou, encore, parmi les maquis et les sommets dépourvus d’arbres, les chèvres cherchent leur nourriture. Si en esprit tu assembles le tout à l’aide de fils, de soie, par exemple, et le couds, comme je le fais d’un costume, dans la même aiguillée, tu emmêles artisans, femmes, paysans, animaux et arbrisseaux. Autrement dit, tu obtiens un temps rond, parfait, qui en chacun de ses points vibre circulairement d’harmonie.”
Enfant, et jeune homme, mon père avait écrit des poèmes que j’ai rassemblés, du moins ceux que j’ai pu retrouver, dans une plaquette intitulée L’Arcano (Ed. Bibò. Fr). D’après ce volume, j’en cite quelques vers qui reflètent l’intuition esquissée ci-dessus d’un temps sphérique syncrétique par une animisme et une pensée magique : “Entendez, c’est un chant suave / d’enfants qui dans la journée / fragrante, monte par enchantement / à travers l’air parfumé. / C’est un chant joyeux / qui s’égare à travers champs / dans l’air voltigeant / se cherche, se trouve, se dissipe.” (Le 20 octobre 1919, lorsqu’il écrivait ces vers, mon père avait dix-sept ans). Certes, tandis qu’à cette époque les femmes de Mineo tissaient du lin, ou appelaient des centaines de poules et de coqs dispersés le long des pentes, avec des cris comme “kikkì, kikkì”, ou encore “pouripò, pouripò”, dans ce temps omniprésent où, parce que contemporains, tous les êtres non séparés par la mort, étaient vivants, il fallait qu’Achille aille combattre à Troie, tandis que vers le royaume de Cambaluc1, transportant de l’encens, des épices, des dattes et des vêtements d’or, marchaient des chameaux, des marchands.
Harmonie
Les fourmis contournaient une ronde aire
de battage où en deux mille rotations l’âne
suivait le lent paysan chanteur,
sur l’olivier joyeuse était la pie.
Toute blanche, dans l’été de paresse,
parmi sauterelles et grillons,
à travers des guirlandes d’épis,
et des grottes gonflés de racines,
s’avançait la déesse Cérès.
Le chevrier jouait de la cornemuse, qui, ivre,
reparcourait le cristal de roche et les raidillons,
les aiguilles des tailleurs résonnaient
d’ardeur, dans les abysses le poisson dormait.
Sur les tuiles brisées, de cramoisi et de fils d’or,
le maçon coiffait les gouttières ;
auprès du torrent Xanthos à la grève rouge,
Achille somnolait sous la forteresse de Troie.
Un coq chanta vers le noble royaume de Cambaluc,
le potier pétrissait des argiles jaunes selon les règles
de l’art, depuis un noyer, d’une voix mélodieuse,
le pic recrachait des pièces d’argent. »
1. Cambaluc, est le nom donné par Marco Polo, à la capitale de l'empereur mongol Kubilai Khan, et correspondant à la ville de Pékin
Guiseppe Bonaviri
Les Commencements — 1983
Traduction de l’italien, postface & annotations de Philippe Di Meo
La Barque, 2018
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mercredi, 24 juin 2020
Annie Dillard, « Fille de paysan »
« Il fait toujours un temps hors de saison.
Rappelle-toi la crue qui a tué père :
quand l’eau est redescendue, les poulets
gisaient, boueux, noyés. Oh, nous observons
le temps ici sur terre ; nous n’oublions pas
les jours d’hiver où les filles portent des robes en coton,
les mois d’avril où les buissons croulent sous la neige.
Nous coupions les pommiers
quand il a dit : “Regardez, il neige” ;
mais ayant déjà passé tout un hiver sous la neige
je devinais que c’était loin d’être fini.
Pourtant, que savons-nous d’une saison ?
Seul père pouvait dire
quand la pluie s’arrêterait sur la montagne
ou détruirait le foin. J’essayais d’observer
les faucons ou je me léchais le doigt,
mais la récolte était une fois encore perdue ;
le givre recouvrait toute la vallée,
aussi loin au sud que Twin Falls.
Il m’embrassa quand les ombres s’allongèrent
sur le chemin du verger ; il promit
de me retrouver dès la récolte des pommes ;
maintenant quand le vent sépare les rideaux,
en ville quand le chat ne revient pas,
je ne dors que d’un œil,
l’autre reste à l’affût du temps qu’il fait. »
Annie Dillard
Billets pour un moulin à prières – 1974
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Héros-Limite, 2020
https://www.heros-limite.com/livres/billets-pour-un-moulin-a-prieres
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dimanche, 21 juin 2020
Dominique Preschez, « Un matin, l’autre »
Les Inédits du Malentendu, volume 3.
pour Claude et Sophie Chambard
… repères ciels en pinceaux
d’oiseaux sans couleur autre
qu’infime or montgolfière
au levant continues
ses narines au vent caressent
l’ambre des algues
en dépôt de la nuit
sur toute rive ronde…
… les bois en veille bandent
l’effigie des solistes cotonnée
aux pollens roulés en tierces
cordes ou résonances
quel orchestre ?
sous la hêtraie du vent...
_____________________________________________________________
… attente à l’air sec du parquet
disjoint le souffle étouffé
un enfant marche sur les mains
liées à la pression
au vide noir s’incline
où trait de lune sauve
l’instant du sacrifice…
… dans le bas du jardin chaud
frisé par la fontaine
l’arbre à glycines
grimpe au parquet de lune
un funambule étoilé
en blanc de laine
il a talqué ses mains…
_____________________________________________________________
… quelle prévoyance d’ailes
amantes en secret
ô, tournis ! sous l’ombrage
exhalent une écurie haletante
son musc de corne
près des paupières retournées…
… en poussière les silences
de l’air mesurent
l’horloge de verre célèbre
seconde à la seconde
près l’illusion du temps…
Dominique Preschez
Jardin de sommeil (extrait)
15:13 Publié dans Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : dominique preschez, un matin, l'autre, jardin de sommeil, les inédits du malentendu
mercredi, 17 juin 2020
Pascal Quignard, « Je suis simplement… extrait de L’image manquante »
« Je suis simplement un homme qui a beaucoup lu, un lettré ou, mieux encore, un littéraire, c’est-à-dire un homme qui apprend sans cesse à écrire ses lettres, à les déchiffrer, à les transposer, qui ne cesse de poursuivre cet apprentissage, qui aime follement lire, étudier, traduire, retraduire, écrire.
C’est ainsi qu’il y a un apprendre qui ne rencontre jamais le connaître – et qui est infini.
Cet infini est ma vie. »
Pascal Quignard
« L’image manquante »
in Sur l’image qui manque à nos jours
Arléa, 2014
16:43 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : pascal quignard, je suis simplement…, l’image manquante, sur l'image qui manque à nos jours, arléa, lettré, littéraire, écrire, déchiffrer, transposer, poursuivre, apprentissage, lire, étudier, traduire, infini, vie
lundi, 15 juin 2020
Thomas Bernhard, « il me semble »
DR
« Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
plus jeune encore que ceux qui sont déjà morts,
je voyais les villes et la fatigue des yeux
était la plainte de l’été dans les ruisseaux.
Plus jeune j’étais que ceux qui me blessaient souvent
et qui ont oublié mon nom depuis longtemps
derrière le métier à tisser, sous le marteau,
ou dans l’abrupt sillon de la herse.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune
et qu’en mars avec les nuages j’étais suspendu dans le ciel,
construisant les marchés sans repas de mort
et les cœurs carbonisés
avec l’avril j’étais aussi en voyage
migrant avec les oiseaux en aval des fleuves,
riais sous les bosquets
et étais triste avec les herbes.
Dans les chambres je voyais mourir
beaucoup de ceux qui m’aimaient.
Mais pour parler avec le vent
je fus élu.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune,
je sentais des messes de mort sauvages,
les étoiles sauvages,
les églises s’élevaient sur la mer de blé,
toujours
la joue de ma colline
était familière de ma colère.
Je n’étais si fatigué que là
où sonnaient les pommes et où chantait l’hiver
de mille coquillages.
Le jour s’en allait en soupirant,
l’année était acculée contre le mur
noirâtre, perturbée par les angoisses de mon époque.
Il me semble que j’étais beaucoup plus jeune. »
Thomas Bernhard
Sur la terre comme en enfer
Bilingue
Traduit de l’allemand et présenté par Suzanne Hommel
Orphée, La Différence, 2012
17:02 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : thomas bernardh, il me semble, sur la terre comme en enfer, suzanne hommel, orphée, la différence
samedi, 13 juin 2020
Franck Venaille, « Ô voici des ruines »
DR
« ô voici des ruines combien pénibles à franchir l’amoncellement de pierres voici qu’il forme rivière à traverser et le lit de l’eau craque et murmure
mais qu’il fait tendre également dans la douceur des peaux, l’odeur prégnante du foin qui fut hier ramassé par un essaim d’enfants parlant langue immature
et te voici allant seule dans ton corps, allant si claire toi sur qui, en entier, repose l’instinct de vie, retournez-vous allant à vos travaux, saluez celle-là
dis-je à l’entour mais nul n’écoute et les oiseaux dans l’alpage s’installent formant damier sur lequel prudemment les longs doigts d’un dieu bougent les figurines
mes angelots au plumage de flammes dirait-on près de la fontaine vous vous querellez est-ce en vous sentiment d’une mort à venir ou simple soif qui s’exprime enfançons ! »
Franck Venaille
Tragique
Osidiane, 2001, rééd. Poésie / Gallimard, 2010
15:27 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : franck venaille, ô voici des ruines, tragique, obsidiane, poésie gallimard
mercredi, 10 juin 2020
Michaël Glück, « 7 jours en mai »
Les Inédits du Malentendu, volume 2.
Lysiane Schlechter, Dreaming – craie/papier– décembre 2019
01/05
il écrit : cette fleur, la beauté de cette fleur, la beauté est cette fleur ; il écrit ce qu’il tait : la laideur du jour qui n’est pas cette fleur, les couleurs et les cris du matin à l’écoute des nouvelles du monde ; il écrit entre laideur et beauté, entre la bouse et les cils soulignés de khôl des belles Aubrac.
Il écrit : ce jourd’hui n’est pas celui de la fête du travail, ce jourd’hui est anniversaire des luttes des travailleurs, la beauté est cette fleur des luttes, la beauté est dans le refus de la domination, la laideur du jour est dans cette nomination : fête du travail.
02/05
il écrit qu’aujourd’hui n’est pas lendemain de fête, qu’il ne travaille plus, qu’il ne travaillera jamais plus, il écrit qu’une phrase d’arthur rimbaud lui tourne dans la tête et que pourtant il lui faudrait faire travailler sa mémoire, qu’hier n’est pas si loin, hier, il pouvait se souvenir de tant.
il écrit il, parce que sortir de il est exil et qu’on ne connaît pas encore le mot exelle, excelle, oui, ce mot est bien recensé, mais exelle non, il y a comme ça des mots dont on dira néologisme sans le laisser paraître dans l’ordinaire des usuels, c’est ainsi la patience, la lenteur des lexicographes, c’est ainsi.
03/05
il écrit que dans sa main tient le stylo, qu’il aime la couleur et le parfum de l’encre, que les instruments anciens ont une musique d’enfance, qu’écrire est cette enfance muette qu’il affrontait dans la nuit silencieuse quand il entendait derrière les murs de sa chambre les hoquets ou ronflements des parents dans leur grand lit.
il écrit qu’écrire se souvient encore de l’enfance et que la rage lui vient de savoir aujourd’hui enfances plus meurtries encore que la sienne ; il écrit contre. il écrit pour. il écrit pour ne pas guérir de cette belle maladie de vivre ; dehors l’églantine écolière fait des lignes de ciels avec pâtés de nuages.
04/05
il écrit que la main qui écrit est une main négative, que l’écriture dit l’absence, dit la main qui se soustrait au fouissement de la terre, au geste de porter la terre vers la bouche, à celui d’ensemencer et plus tard cueillir, il écrit que la main qui écrit désapprend à tuer.
il écrit : j’ai posé sur le bois le couteau de la faim ; une autre main a pris le bois, le couteau a taillé une autre absence dans le bois, le couteau a taillé les petits dieux absents, a cessé de vénérer, il écrit que la main a offert aux enfants les figurines d’un jeu autre avec l’absence.
05/05
il écrit la soif, l’indécence qu’il y a à écrire la soif quand l’eau manque ; la main tavelée par la soif et les ans ; il écrit, il décrit ; la main cherche dans l’encre façon d’apaiser la soif ; il dit qu’il ne sait d’où lui vient cette soif, cette faim des mots ; il écrit l’enfance muette des phrases restées au fon de l’encrier, sous la craie.
il écrit les vieilles guerres d’écoliers ; se souvient des insultes qui tombaient du ciel avec la poussière des paillassons ; sales étrangers, youtres, youpins ; il écrit ces mots qu’il a entendu derrière les otites ; ces mots qu’il a lus plus tard, qui ne faisaient pas dans la dentelle, sous les bagatelles ; il écrit : massacre.
06/05
il écrit la nostalgie des odeurs d’encre dans la salle des rotatives, les souvenirs des voix qui cherchent les questions plutôt que les réponses, il regarde sa main tachée, le noir bleuit sur la peau rosée et ridée, il murmure le mot événement puis balbutie avènement, il écrit, il n’entend pas sur la place les chants d’oiseaux.
il écrit qu’il aurait aimé écrire, qu’il y a des chansons d’amour inaudibles sous les décombres, que le service public se retire de tout soutien au silence entre les mots, qu’il faut faire du chiffre et mettre en concurrence les longueurs des listes de poètes, qu’il faut assermenter assermentir.
07/05
il écrit qu’il a commencé l’écriture d’un nouveau livre et sait qu’il lui faudra changer de chemin, emprunter les laies transversales, il écrit qu’il faudra donner autre corps autre chair à ce pronom personnel, étoffe vide qui ne préserve ni du dehors ni du dedans, il écrit qu’il a à renoncer.
il écrit tourments des jours des matins, tourments des nuits qui s’encrent, il écrit parce qu’il ne dit pas, parce que quelque chose en lui a cédé au silence ; il écrit pour céder et celer ce silence ; il sait trop la profusion des phrases, les envolées ; il sait qu’il eût pu basculer vers l’excès ; il écrit qu’il lui faudrait brider l’écriture.
Michaël Glück
7 jours en mai
2018
Publié ce jour d’hui pour fêter l'anniversaire de Michaël Gluck.
19:42 Publié dans Anniversaires, Arts, Écrivains, Édition, Les Inédits du Malentendu, Poésie | Lien permanent | Tags : michaël gluck, 7 jours en mai, lysiane schlechter, dreaming, inédit