UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

christian bourgois

  • W. H. Auden, « Dis-moi la vérité sur l’amour »

    auden_3_copy.jpg

     

     « D’aucuns disent que l’amour est un petit garçon,

               D’autres disent que c’est un oiseau,

    D’aucuns disent qu’il fait tourner le monde,

               D’autres disent que c’est absurde,

    Et quand je demandai au voisin,

               Qui feignait de s’y entendre,

    Sa femme se fâcha vraiment,

               Et dit qu’il ne faisait pas le poids.

     

         Ressemble-t-il à un pyjama,

               Ou au jambon dans un hôtel de la ligue anti-alcoolique ?

         Son odeur rappelle-t-elle les lamas,

               Ou a-t-il une senteur rassurante ?

         Est-il épineux au toucher comme une haie,

               Ou doux comme un édredon pelucheux ?

         Est-il dur ou plutôt souple sur les bords ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    Nos livres d’histoire en parlent

               Avec des petites notes ésotériques,

    C’est un sujet assez ordinaire

               Sur les navires transatlantiques ;

    J’ai vu la question traitée

               Dans le récit de suicides,

    Et je l’ai même vu griffonné au dos

               Des indicateurs de chemin de fer.

     

         Hurle-t-il comme un berger allemand affamé,

               Ou gronde-t-il comme une fanfare militaire ?

         Peut-on l’imiter à la perfection

               Sur une scie ou sur un Steinway ?

         Chante-t-il sans freins dans les réceptions ?

               N’apprécie-t-il que le classique ?

         Cessera-t-il quand on veut la paix ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    J’ai regardé dans la maison de vacances ;

               Il n’y était même pas ;

    J’essayai la Tamise à Maindenhead

               Et l’air tonique de Brighton.

    Je ne sais pas ce que chantait le merle,

               Ou ce que disait la tulipe ;

    Mais il ne se trouvait ni dans le poulailler,

               Ni sous le lit.

     

         Peut-il faire des mimiques extraordinaires ?

               Est-il souvent malade sur la balançoire ?

         Passe-t-il tout son temps aux courses,

               Ou gratte-t-il des bouts de cordes ?

         A-t-il une opinion sur l’argent ?

               Pense-t-il assez au patriotisme ?

         Ses plaisanteries sont-elles vulgaires mais drôles ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.

     

    Quand il viendra, viendra-t-il sans avertissement

               Au moment où je me gratterai le nez ?

    Frappera-t-il à ma porte un beau matin,

               Ou me marchera-t-il sur les pieds dans l’autobus ?

    Viendra-t-il comme le temps change ?

               Son accueil sera-t-il aimable ou brutal ?

    Bouleversera-t-il toute mon existence ?

               Ô, dis-moi la vérité sur l’amour. »

    W. H. Auden

    Dis-moi la vérité sur l’amour

    Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire

    Christian Bourgois, 1995

    Repris, suivi de Quand j’écris je t’aime, traduit par Béatrice Vierne, Points / Seuil, 2009

  • Annie Dillard, « Les vivants »

    dillard-cover.jpg

    DR

     

     « Il vit des traces d’oiseau sous le niveau de la marée haute, là où la ligne de gravillon noir et rouge cédait la place à une boue sablonneuse. Ces traces de pattes semblaient tomber du ciel, comme si Dieu venait de donner forme à l’une de ses créatures et de la déposer là. Trois ergots s’enfonçaient dans la boue, reliés par de larges palmes. L’oiseau avait marché, tel un homme, sur la grève, d’un pas ferme et décidé. Le cou penché en avant, Clare suivit ces empreintes de pattes.

    Elles semblaient pourtant absurdes, ces traces, comme si l’oiseau avait perdu la tête. Abruptement, elles s’arrêtèrent, les deux pattes profondément enfoncées dans la boue au niveau des ergots. Ces traces s’interrompaient sans raison : la boue redevenait lisse, l’oiseau s’était envolé. Clare se retourna et constata que son propre passage avait lui aussi laissé des empreintes bien nettes sur le gravillon ; il laissait ses propres traces, qui aboutissaient sous ses chaussures.

    Il était, depuis le début, une bobine d’empreintes de pas qui commençaient un peu plus au nord, dans la cabane du campement dressée sur la plage où il avait appris à se tenir debout en s’accrochant à la jupe noire de sa mère. Ses traces disparaissaient, puis redevenaient visibles à mesure qu’il égrenait ses jours et ses ans ; il passa douze années à Goshen avant de revenir à Whatcom et il effectua d’innombrables allées et venues entre son domicile et le lycée, puis le bureau. Maintenant, sur cette plage, ses traces se dévidaient derrière lui telles une épluchure : le temps était un couteau qui l’épluchait comme une pomme et il allait continuer de l’entailler jusqu’à la fin. Ses traces, les traces de sa vie se termineraient abruptement, elles aussi – mais à ce moment là il ne s’envoleraient pas, comme un oiseau dans le ciel ; il descendrait sous terre.

    “Je rejoindrai les portes de la tombe”, pensa Clare. C’était un passage d’Isaïe, dans lequel le roi mourant Ezéchias se tourne vers le mur. “Je rejoindrai les portes de la tombe : je suis privé du reste de mes ans. J’ai dit : je ne verrai pas le Seigneur, même le Seigneur, au pays des vivants : je ne contemplerai plus l’homme parmi les habitants du monde.”

    Personne ne savait quel pas serait le dernier, à quel pas prendre garde. Où sur la face de la Terre, ses traces de pas seraient encore fraîches quand le trappeur le traquera ? Les garçons de la ville porteraient ensuite son corps en suivant ses derniers itinéraires.

    Il avait besoin d’apprendre à mourir. Il avait appris tout le reste au fil du temps : à lire, à mener un équipage de bœufs, à faucher un champ et à vanner le grain, à abattre un arbre, à assembler deux pièces de bois à onglet, à utiliser et à réparer un tour ou une scie à vapeur, à expliquer l’électromagnétisme, à installer des pannes de toit, à couper des tuyaux de plomb pour un évier, à fabriquer un palier d’essieu, estimer une section de terrain, vendre une parcelle. Il excellait dans tout ce qu’il avait appris, mais il lui fallait maintenant apprendre cette chose nouvelle qui revenait à abandonner tout le reste. N’était-ce pas essentiel ? Mais comment apprend-on à mourir quand les experts en la matière restent muets ?

    Le vieux Conrad Grogan, le géomètre, avait bien failli mourir ; il avait bel et bien trépassé, mais il était revenu à la vie pour se lever, maigre et très droit – sa moustache noire peignée au-dessus de ses lèvres, son chapeau jaune tout déchiqueté, la bedaine en avant et l’air sagace – et il avait vécu six autres années. Clare eut alors le sentiment que Conrad Grogan se jetait à corps perdu dans le temps qui lui restait à vivre : il fonda la société des débats, épousa une veuve défavorisée par le sort sur l’île de Whitbey, la ramena sur le continent, bâtit une maison dans un arbre pour les petits-enfants de sa femme, se construisit pour lui-même un modeste doris à voiles peint en rouge, et il arpentait les rues de la ville avec entrain, le visage ridé et rayonnant. Puis il s’alita, se mit à hurler pendant quelques jours, ahana durant autant de jours, devint tout violacé et mourut. Clare ignorait si Conrad Grogan était mort dignement, la première ou la dernière fois, ou comment cela se passait quand on avait seulement quelques vagues notions sur la mort, ou s’il pourrait s’arranger pour qu’on exige de lui une qualité qu’il fournirait alors aussitôt, par exemple du courage, une qualité qui n’aurait pas pour but de faire tomber la tension, mais qui au contraire lui plairait et dépasserait tout ce qu’il avait appris. »

     

    Annie Dillard

    Les vivants

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent

    Christian Bourgois, 1994, coll. Titres n° 111, 2011

  • António Lobo Antunes, « Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau »

    330px-António_Lobo_Antunes_(2010).jpg

    DR

     

    « […] heureusement que mon père est décédé sans assister à la mort du village, il est là dans le cimetière sous la bonne garde de ma cousine qui n’oublie jamais de le saluer

    – Mon oncle

    quand elle nettoie le caveau même si elle discute plus avec ma mère bien sûr, je suis persuadé que bien que l’une à l’extérieur et l’autre à l’intérieur de l’acajou elles ne manquent pas de sujets de conversation, parmi lesquels moi par exemple

    – Il va bien mon fils ?

    alors que si c’est moi qui rentre là-dedans ma mère motus, de loin en loin, et c’est bien le bout du monde, elle agite dans son cercueil quelque souffles d’ossements, que lui reste-t-il d’autre la pauvre, des ossements et une robe que le temps a fanée très certainement, elle n’a même plus une balayette pour se balayer elle-même de notre mémoire, assise sur un banc dans le jardin occupée à coudre sous le néflier, bavardant avec nous sans lever les lunettes, c'étaient ses yeux qui passaient par-dessus, bien plus petits que derrière les verres, examinant mon ventre peinée

    – Tu as grossi

    car depuis que j’ai quitté le nid et sans votre amour vigilant pour réguler mon existence je suis entré dans une triste er irréversible spirale de déclin et de déchéance, ma femme ne réussit pas aussi bien mes plats préférés, elle ne me protège pas aussi efficacement des grippes avec des petites soupes au perroquet et il n’y a pas que la soupe, il y aussi la façon dont on la donne, elle c’est-à-dire la petite vieille ne comprend pas que le secret réside dans la façon dont on nous oblige à manger, mon fils qui a toujours été très sensible comprend lui, si on s’adresse à l’enfant qui est en lui on en fait ce qu’on veut, ma femme toujours attentive

    – Amour

    faisant un signe tandis que je lui désignais ma mère avec une grimace de

    – La pauvre

    et ma mère bondissant aussitôt de ses lunettes

    – Je te parie ce que tu veux que cet idiot est en train de faire des grimaces pas vrai ma fille […] »

     

    António Lobo Antunes

    Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau

    Traduit du portugais par Dominique Nédellec

    Christian Bourgois, 2019

  • Jim Harrison, « Lettres à Essenine »

    jim-harrison - copie.jpg

    © : David Brigham

     

    « Pour répondre à certaines questions que tu pourrais poser si tu étais vivant et si nous étions amis, mais que se demandent deux poètes après une si longue absence ? Pourquoi as-tu été vivant et comment suis-je en train de mourir sur terre sans égrener la litanie ordinaire des complaintes, ce qui revient à s’inquiéter à voix haute, égrener ces terribles grains de poussière qui flottent dans le cerveau, ces ballons roses nommés pauvreté, échec, maladie, luxure et envie. Pour en citer très peu. Mais tu veux des précisions, non pas la condition humaine ni une lettre au journal expliquant pourquoi, au trente-sixième dessous, je crois m’être fait baiser. Voilà donc les nouvelles de ce printemps : maintenant que l’herbe a grandi, j’y marche en redoutant les serpents. L’œil mélancolique, j’ai regardé ma femme planter le jardin, rangée après rangée, pendant que le bébé essayait d’attraper les grenouilles. Difficile de ne pas manger trop quand on aime profondément la nourriture, mais je me suis limité à deux litres et demi de bourgogne par jour. Lors des marches prolongées, mes yeux s’enfoncent tant dans mon cerveau qu’ils ne voient rien, puis ils ressortent de nouveau vers la lumière et voient un pré élevé virer au vert pâle, nager dans le brouillard, et les corbeaux tracent des lignes géométriques perceptibles juste au-dessus du brouillard, et audibles. Sur la rive je pêche au lancer des poissons parfois très gros dont le ventre contient des éperlans et des aloses déliquescents. Hors mariage, je n’ai pas été amoureux depuis des années ; des passades dans le monde entier, je t’en ai déjà parlé, mais sans la surprise ce n’est pas de l’amour. Observant les femmes, je sais avec certitude qu’elles viennent d’une autre planète et parfois, en effleurant le bras d’une fille, je sais que je touche une créature adorable, mais étrangère. Nous ne récupérons pas ces jours sans caresses ni amour. Si je pouvais t’emmener dans l’arrière-pays de Key West et te faire prendre de la psilocybine, tu arrêterais ta légendaire consommation de vodka. Naturellement, je crois toujours aux miracles et au destin sacré de l’imagination. À quoi ça ressemble d’être mort, est-ce que j’aimerais ça, dois-je retarder encore un peu l’échéance ? »

     

    Jim Harrison

    Lettres à Essenine

    Traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent

    Christian Bourgois, 1999 — rééd. Titres n° 198, 2018

     

     de Sergueï Essénine : http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2015/08/18/serguei-essenine-poemes-1910-1925-5671897.html

  • Fernando Pessoa, « Le Livre de l’intranquillité »

    b_1_q_0_p_0.jpg

     

    « Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines… Si seulement nous pouvions demeurer ainsi, jusqu’au-delà de toujours ! Si au moins, en deçà de cette impossibilité, nous pouvions rester ainsi, sans commettre une seule action, ni permettre à nos lèvres pâlies de pécher d’un seul mot !

    Vois comme tout s’assombrit… Le calme positif du monde me remplit de fureur, d’une sorte d’arrière-goût qui gâche la saveur du désir… Mon âme me fait mal… Un trait de fumée s’élève et se disperse au loin… Un ennui anxieux détourne mes pensées de toi…

    Que tout est donc superflu ! Nous, le monde, et puis le mystère de l’un et de l’autre. »

     

    Fernando Pessoa (Bernado Soares)

    Le livre de l’intranquillité – volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

  • Enrique Vila-Matas, « Mac et son contretemps »

    vila-matas.jpg

    DR

     

    « Lectures qui laissent à jamais une trace. 53 jours, par exemple, le roman inachevé de Georges Perec. En fait, je crois qu’il a discrètement influencé ce journal d’apprentissage. Non, ce n’est pas que je le crois, c’est que je suis sûr maintenant qu’il a influencé mon journal, même si je l’avais oublié jusqu’à aujourd’hui. Le titre du livre de Perec, allusion directe au nombre de jours qu’il a fallu à Stendhal pour dicter son chef-d’œuvre, La Chartreuse de Parme, me fascine.

    Perec n’a pas pu terminer son livre, il est mort en l’écrivant. Mais il faudrait peut-être nuancer. Depuis que j’ai lu, il y a un an, 53 jours, j’essaie de m’expliquer quelque chose d’étrange, pourquoi le manuscrit, ayant échoué chez ses amis oulipiens Harry Mathews et Jacques Roubaud, était-il pratiquement prêt à être édité. Comment l’expliquer ? Le manuscrit est divisé en deux parties parfaitement délimitées : la seconde étudie de nouvelles possibilités contenues dans l’histoire policière racontée dans la première et va jusqu’à la modifier. Ces deux parties sont suivies de quelques curieuses remarques intitulées “Notes renvoyant aux pages rédigées” qui, non seulement donnent un nouveau tour d’écrou déjà apporté par la seconde partie à la première, mais semblent en plus révéler ce qui suit : le roman de Perec n’a pas été interrompu par la mort et n’est donc pas inachevé, mais il avait besoin d’un contretemps aussi sérieux que la mort — déjà incorporée par Perec au texte lui-même — pour être complété même si, à première vue, il puisse paraître interrompu ou incomplet.

    Un roman donc parfaitement planifié et “terminé” dans lequel Perec a tout calculé, y compris l’interruption finale.

    Chaque fois que je feuillette de nouveau 53 jours, il me plaît de croire que Perec a écrit ce roman pour tourner la mort en dérision. Car n’est-ce pas tourner l’arrogante Mort en dérision que de lui cacher que l’auteur s’est joué d’elle en laissant croire à cette pauvre vaniteuse que c’est sa ridicule faux qui a interrompu 53 jours ? »

     

    Enrique Vila-Matas

    Mac et son contretemps

    Traduit de l’espagnol par André Gabastou

    Christian Bourgois, 2017

  • Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »

    Fernando-pessoa1.jpg

    DR

     

    « Depuis cette terrasse de café, je contemple la vie en frémissant. J’en vois bien peu — elle, cette éparpillée — concentrée ici sur cette place nette et bien à moi. Un marasme, semblable à un début de saoulerie, m’élucide l’âme sur bien des choses. En dehors de moi, j’entends s’écouler, dans les pas des passants, la vie évidente et unanime.

    En cette heure-ci, mes sens se sont figés et tout me paraît différent — mes sensations sont une erreur, confuse et lucide tout à la fois, je bats des ailes mais sans bouger, tel un condor imaginaire.

    Pour l’homme vivant d’idéal que je suis, qui sait si ma plus vive aspiration n’est pas réellement de rester simplement ici, assis à cette table, à cette terrasse de café ?

    Tout est aussi vain que de remuer des cendres, aussi vague que l’heure où ce n’est pas encore le point du jour.

    Et la lumière jaillit, se pose si sereinement, si parfaitement sur les choses, elle les dore d’une telle réalité, souriante et triste ! Tout le mystère du monde descend jusqu’à mon regard, pour se sculpter en banalité, en spectacle de la rue.

    Ah ! comme le quotidien frôle le mystère, si près de nous ! Montant à la surface, touchée par la lumière, de cette vie complexe et humaine, comme l’Heure au sourire indécis monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela vous a un air moderne ! Et, au fond, que tout cela est ancien, est occulte, et tout imprégné d’un autre sens que celui qu’on entrevoit luire en toute chose ! »

     

    Fernando Pessoa – Bernardo Soares

    Le livre de l’intranquillité, volume II

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Présenté par Robert Bréchon

    Christian Bourgois, 1992

     

    Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne.

  • Lydia Davis, « Histoire réversible »

    lydia-davis-man-booker.jpg

    « Mon ami d’enfance

     

    Qui est ce vieil homme qui marche l’air un peu sombre avec un bonnet sur la tête ?

    Mais lorsque je l’appelle et qu’il se retourne, il ne me reconnaît pas tout de suite non plus — cette vieille femme qui lui sourit bêtement dans son manteau d’hiver. »

     

    Lydia Davis

    Histoire réversible

    Traduit de l’américain par Anne Rabinovitch

    Christian Bourgois, 2016

  • Philippe Lacoue-Labarthe, « phrase »

    philippe-lacoue-labarthe-altus_v2.jpg

    photo in Philippe Lacoue-Labarthe, Altus
    un film de Christine Baudillon et François Lagarde (Hors-Œil éditions)

     

    «  Phrase X

    (« les morts »)

     

    « Ceux-là, sans visage identifiable, mais

    ceux-là, ils sont venus,

    ils se sont assis autour de la lampe, ils ont

    dit qu’ils étaient de passage mais ils

    ont demandé pourquoi nous refusions

    pratiquement de nous

    départir. Ils parlaient

    à voix plutôt basse, de façon retenue,

    sans colère ; ils étaient, lui, elle,

    fatigués, très inquiets ;

    ils pensaient que rien n’arriverait plus

    désormais qui pût donner un semblant

    de véridiction à l’immense rumeur, à

    cet écho pierreux (à la cendre, disaient-ils).

    Ils ne se plaignaient pas, ils demandaient

    simplement qu’on les crût, lui, son chapeau

    sur la tête, les mains adressées, elle,

    ombrageuse (ou fière aussi bien), belle sans doute,

    qui du fond de son âge, de ses yeux devenus gris, de ses larmes,

    invoquait, alors qu’il n’osait rien dire,

    non pas réparation, mais la justice

    simplement, qu’on exécutât

    les lois connues de tous, les lois

    qui gouvernent notre insignifiance, le mal

    et notre infirmité. Ce n’est pas vraisemblable,

    non, disait-elle, ce qui nous est arrivé,

    ce n’est pas vraisemblable : vous savez

    bien, vous savez que nous n’avions rien fait,

    et vous n’en parlez plus, jamais, jamais.

     

    Et lui, à peine audible : nous

    sommes les témoins que dans la honte vous récusez. 

     

    (17 décembre 1988-29 février 1996) »

     

    Philippe Lacoue-Labarthe

    Phrase

    Collection « Détroits »,

    Christian Bourgois, 2000

     

     

  • Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »

    fernando pessoa,bernardo soares,françois laye,christian bourgois

    « Perdre son temps relève d’une certaine esthétique. Pour les subtils de la sensation, il existe un formulaire de l’inertie qui comporte des recettes pour toutes les formes de lucidité. La stratégie mise en œuvre pour combattre la notion de convention sociale, les impulsions de nos instincts, les sollicitations du sentiment, exige une étude approfondie dont le premier esthète venu est tout à fait incapable.  Une étiologie rigoureuse des scrupules doit être suivie d’un diagnostic ironique de notre servilité à l’égard de la norme. Il importe aussi de cultiver notre adresse à éviter les intrusions de la vie ; un soin doit nous cuirasser contre notre sensibilité à l’opinion d’autrui, et une molle indifférence nous matelasser l’âme contre les coups de la coexistence avec les autres. »

     

    Fernando Pessoa (Bernardo Soares)

     Le livre de l’intranquillité, volume II

     Traduit du portugais par Françoise Laye

    Christian Bourgois,1992, rééd, 1998

  • Serge Sautreau, « Hors »

    serge-sautreau.jpg

     

    « La dérive sans frein de la pensée, de la possibilité — toujours oblitérée — de la pensée, voici, en fin de présent, ce que l’activité humaine globale ne cesse de tuer socialement en chaque individu. Je te devine sourire. Tu es montée aux branches d’un pommier, et, en bas, tes amis s’affolent un peu. Il y a de quoi s’inquiéter avec plus de précision qu’au sujet des vicissitudes du progrès et des pollutions en chaine. Tu as abandonné la lecture de cette lettre à la phrase précédente, décidée soudain à aller contempler les falaises proches. Y aura-t-il un goéland blessé qui tombera, comme une feuille morte, comme une feuille blanche, comme une image, jusqu’à devenir invisible sous la neige des mots ? L’oisiveté totale n’ “existe” pas — exactement pas plus que la fausse immobilité des pierres, ou que l’acte gratuit — et je pourrais imaginer de m’en prendre à ce qui, dans tout processus d’activité, engendre des distorsions en chaine de la pensée jusqu’à faire de celle-ci l’esclave de son possible. J’établirais alors comment ce possible de la pensée, à toujours être socialement rejeté, différé, devient effectivement possibilité réussie de l’esclavage — et les différents aspects de tout ce qui constitue le travail, je les mettrais systématiquement en cause en tant que principes et manifestations d’inertie du possible. Mais je me moque de l’inertie du travail. »

     

     Serge Sautreau

    « Paris, le 4 novembre 1973 », in Hors

     Christian Bourgois, coll. Froide, 1976

     

    Serge Sautreau est né le 16 octobre 1943 à Mailly-la-Ville dans l’Yonne. Il est mort le 18 mars 2010.

  • Jean-Christophe Bailly, « Description d’Olonne »

    IMAG0890.jpg

    « … encore un tour de manège, encore un tour dans la porte-tambour, l’effritement lent des saisons, les crues de la Sauve (avec les niveaux les plus hauts gravés sur la tour de la Pente), des nuits de clochettes et d’autres de grand vent, ville pimpante et ville noyée de brume, j’y étais mais maintenant où se tient-elle, immobile en appui sur le bord de ses eaux vives, rêvant ? Ce que l’on quitte demeure, ce que l’on retrouve suit la pente et chaque jour qui passe aiguise en moi à la fois le désir d’y revenir et la crainte de le faire – ce que j’ai été là-bas, je ne pourrais plus l’être, ce que j’ai vu là-bas, je ne pourrais plus le voir, le voir ainsi, et tout l’inchangé, si vaste et si calme, ne serait qu’un masque de tragédie intime me disant que je n’y suis plus, que je n’y serais plus jamais – à moins de m’enfoncer tranquillement dans une retraite précoce, face à une petite allée d’iris et de glaïeuls dont je guetterais comme un seul homme la floraison, entre des bonjours de boulangères et des promenades de petit vieux. Olonne, Olonne, c’est le nom désormais, il le faut, d’un souvenir, d’une carte pliée qu’à chaque instant je peux rouvrir et d’autant plus facilement qu’elle le fait d’elle-même, en moi, de tous ses plis et de tous ses pores, de stase en stase comme une seule équipée. Vol haut, très haut, des oiseaux sur l’estuaire, claquant dans le ciel rapide à travers la grande verrière de l’atelier de Sam, carrefour d’ombres où toutes se recoupent, celles de Mériel comme celles de l’ami américain, chacune avec son pesant d’or, sans bruit, comme si j’avais battu les cartes d’un jeu d’archanges ou croisé sur un quai la dame de Vermeer qui tient la balance : c’est bien ainsi, et je prospère dans le vent du tableau, allée de parc ou porte cochère, on peut même le rimer. Quand la carte se replie, c’est comme si tout était lié et comme si l’harmonie n’était plus un vœu mais la certitude d’une rumeur lointaine. Petits puits apposés pour l’écoute, solennité de fontaine à quatre heures du matin, quelque chose se tient près de moi, qui est dans le souvenir comme l’écho d’un souvenir enfoui que l’autre éveillerait de son songe dormeur, et si je marche en rêve sur les contre-allées sableuses du boulevard Minton, c’est comme en allant à la rencontre d’un autre rêve, mais d’où je proviendrais, ruban de Möbius d’un temps qui penche vers le passé avec des allures d’avenir. Couche indistincte, parallèle au présent qui la forme et la soulève, et qui n’est pas tant l’enfance elle-même qu’une enfance de la sensation et de la durée – quelque chose qui se couche, qui fait son lit, sans finir, et de telle sorte que les trois années d’Olonne sont comme un seul jour découvert en une seule fois, et qui m’éclaire. »



    Jean-Christophe Bailly

    Description d’Olonne

    Christian Bourgois, 1992, rééd. Titres (n° 110), 2014