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Écrivains - Page 27

  • Jacques Dupin, « Orties »

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    DR

     

    « Le poète – il n’existe pas –

    est celui qui change

    de sexe comme de chemise

     

     

    une humide contre une sèche

    une rose contre un caillou

    et vice vers…

                          précipice

    un feu de branches déjà vertes…

     

     

    quelles fleurs pourraient surgir

    rien ne presse

     

    que le pas

                     l’ombre

    qu’il jette »

    Jacques Dupin

    in Le grésil

    P.O.L, 1996

  • Jacques Dupin, « Matière du souffle »

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    DR

     

    « L’ambiguïté de l’empreinte : être le présent d’une image ou d’un signe, la marque brûlante, – et ensemble distance de l’une, absence de l’un, – une vieille histoire racontée marmonnée sans fin, et l’éclat de son futur imminent… Le battement de sa mort suspendue, sa dérogation d’être ici, son sursis, un élargissement de condamné, sa proximité, son éloignement, la barre, la ligne surchargée graffitée de son horizon…

     

    Une image dont la violence (la témérité de la coupe) est comme inhibée, fortifiée, prolongée dans son éclat – par ce qui l’entame et l’incise, l’infléchit, l’enrobe et la brouille… Trop prompte, trop vite levée, pour être coupée de l’enclave nourricière, de la terre aveugle, et de la pensée du double…

    ­——————————————————————————————————

    Il s’en faut d’une montagne ouverte, et d’un corps de bête frôlée, de femme désirée – entre blessure, tatouage, rituel et sauvagerie… le même lancinant étirement d’un songe, et la trace accolée du double et de la proie, devant la béance de la montagne et la nuit des yeux de l’aimée…

     

    …la nuit dont la grâce réfractaire affleure par le fendillement de l’étendue et la scarification de ses plaies… comme à l’écart de ce massif, de cette chaîne de peintures dont les voix de ruissellement baignent les racines et la danse… Un orgasme de la substance, un solipsisme de l’air, une accentuation du pli et du trait qui transgresse la voix païenne, et le cérémonial de la mise à nu – et la brûlerie d’aromates… »

     

    Jacques Dupin

    Matière du souffle (Antoni Tàpies)

    Frontispice de Antoni Tàpies

    Fourbis, 1994

  • Pier Paolo Pasolini, « La religion de notre temps »

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    PPP en Giotto dans Le Décaméron, 1971

     

    « Si – ne les voyant plus depuis deux jours seulement,

    maintenant, en les revoyant, à ma fenêtre, un court

    instant, là-bas, ignorés, disgracieux,

     

    tandis qu’ils grimpent sous un soleil blanc comme neige,

    je retiens à grand-peine un enfantin sanglot –

    que ferais-je, quand, ayant acquitté toute dette

     

    ici-bas, se sera perdu mon dernier râle

    depuis mille ans déjà, depuis l’éternité ?

    Deux jours de fièvre ! Au point

     

    de ne plus pouvoir supporter le décor,

    si insensiblement changé soit-il par les chaudes

    nuées d’octobre, et si moderne

     

    désormais – qu’il me semble ne pouvoir plus

    le comprendre – en ces deux gosses qui remontent la rue,

    là-bas, au fond, à l’aube de la jeunesse…

     

    Disgracieux, ignorés : et pourtant leurs cheveux

    reluisent d’une joyeuse couche

    de brillantine – volée dans l’armoire

     

    d’un frère aîné ; tandis que sont fanés

    par de millénaires soleils citadins

    leurs pantalons de toile, que le soleil d’Ostie

     

    et le vent ont décolorés ; et pourtant c’est un fin

    travail que le peigne a consolidé

    sur les chevelures aux mèches blondes bien démêlées.

     

    À l’angle d’un immeuble, ils apparaissent,

    debout, mais fatigués par la montée,

    et je vois disparaître, en dernier, leurs jarrets,

     

    à l’angle d’un second immeuble. Il semble

    que la vie, depuis toujours, se soit arrêtée.

    Le soleil, la couleur du ciel, cette hostile

     

    douceur, que l’air assombri

    de spectres de nuées, redonne aux choses,

    tout se passe comme en une heure

     

    révolue de ma vie : de mystérieux

    matins de Bologne ou de Casarsa,

    douloureux et parfaits comme des roses,

     

    renaissent de nouveau, ici, dans la lumière

    que contemplent les yeux abattus d’un enfant

    qui ne connaît en tout et pour tout que l’art

     

    de se perdre, motif lumineux sur fond sombre.

    Alors que je n’ai jamais péché : je suis

    aussi pur qu’un vieux saint, aussi

     

    n’ai-je rien eu ; le don

    désespéré du sexe, tout entier,

    s’est enfui en fumée : je suis bon

     

    comme un fou. Mon passé

    tel que me l’a assigné le destin

    n’est rien d’autre qu’un vide inconsolé…

     

    et consolant. J’observe, en me penchant

    à ma fenêtre, ces deux gamins qui vont, légers,

    sous le soleil ; et je suis là, comme un enfant

     

    que tourmente, bien sûr, ce qu’il n’a pas connu,

    mais aussi tout ce qu’il ne connaîtra point…

    Et en ces pleurs, le monde est une odeur,

     

    rien d’autre : des violettes, des près, que connaît bien

    ma mère, et en quels printemps…

    Une odeur qui ondoie pour devenir, là

     

    où les pleurs sont doux, matière

    à expression, nuance… la voix

    familière de cette langue folle et vraie

     

    que j’eus à ma naissance et que suspend la vie. »

     

    Pier Paolo Pasolini

    Poésies 1953-1964

    Bilingue

    Traduit de l’italien par José Guidi

    Gallimard, 1973, rééd. Poésir Gallimard n° 140, 2017

  • Yang Wan Li, « Dans la chaleur de midi, je monte au Kiosque de la Récolte abondante »

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    Shen Zhou, 1427-1509. Musée du Palais, Pékin

     

    « dans la maison basse, la canicule, impossible de rester

    dans le haut kiosque, d’air frais il n’y a pour ainsi dire pas

    si le petit vent n’est pas entièrement avalé par les cigales,

    un peu de fraicheur arrivera peut-être jusqu’au vieillard »

     

    Yang Wan Li – 1127-1206

    Le son de la pluie

    Poèmes traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988

    http://www.moundarren.com/poeteschinois/yangwanli

  • Sabine Bourgois, « La neige à l’envers »

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    DR

     

    « Il y eut des femmes à ces fenêtres guettant des retours. Des femmes postées, des femmes-vigies. Je n’attends personne, ne guette personne, le temps s’est assis sur une chaise. Mon lit est froid.

     

    Le silence dans ma bouche. Dans mes oreilles souvent. Ne plus désirer parler. S’attarder sur la sensation de la bouche close et à l’intérieur, de ma langue gonflée comme une grosse éponge. Immobile. Collée au palais, reposant entre les mâchoires mal jointes.

     

    J’avais pris l’habitude de dire “l’ombre” et de dire “la lumière” sans savoir, au juste, de quoi je parlais.

     

    Ici, maintenant, j’éprouve la lumière et l’obscurité.

     

    J’aime l’aube, l’émergence fidèle du soleil plutôt que sa gloire à midi ou l’affirmation de sa puissance dans les après-midi grasses et mal commodes. À la fin du jour, mon cœur se serre aux dernières lueurs du soir dont je comprends l’adieu.

     

    Mais l’ombre d’un bois, d’un sous-bois, d’une maison, l’ombre comme puissance obscure, comme règne, je ne la connaissais pas. Je ne faisais que l’entr’apercevoir. La deviner. La pressentir.

     

    L’ombre pour l’éternité. Et l’éternité des ombres, leur prévalence. Les présences indiscutables des morts dans l’ombre. Leur appel. Leur souvenir et leur mémoire. Sous les arbres. Dans les livres parfois. Et à l’encoignure des fenêtres.

     

    La maison elle-même recélait des ombres et c’étaient celles d’un lieu, de l’histoire d’un lieu. Celles inscrites dans les murs. La chair des murs, l’écorce des pierres, ses saillies.

     

    Il y avait ce qui se taisait, plutôt que ce qui se disait, entre les arbres et la maison et entre la maison, les hêtres et le vieux tilleul. Une continuité mystérieuse, taciturne.

     

    Je sentais la maison enclavée dans la terre, nichée au creux des racines convergentes des arbres. Dominant l’odeur des mousses et des fougères, de l’humus, des lichens sous la haie de noisetiers qui dévalait jusqu’à l’eau glacée de la rivière. »

     

    Sabine Bourgois

    La neige à l’envers

    Un Comptoir d’édition

    http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/07/note-de-lecture-sabine-bourgois-la-neige-%C3%A0-lenvers-par-christiane-veschambre.html

  • Anton Tchékhov, « La steppe »

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    DR

     

    « Quand nous regardons longuement le ciel immense, nos idées et notre âme se fondent dans la conscience de notre solitude. Nous nous sentons irréparablement seuls, et tout ce que nous tenions auparavant pour familier et cher s’éloigne indéfiniment et perd toute valeur. Les étoiles, qui nous regardent du haut du ciel depuis des milliers d’années, le ciel incompréhensible lui-même et la brume, indifférents à la brièveté de l’existence humaine, lorsqu’on reste en tête à tête avec eux et qu’on essaie d’en comprendre le sens, accablent l’âme de leur silence ; on se prend à songer à la solitude qui attend chacun de nous dans sa tombe, et la vie, nous apparaît dans son essence, désespérée, effrayante…

    Iégor pensait à sa grand-mère qui reposait au cimetière à l’ombre des cerisiers ; il la revit, couchée dans son cercueil, une pièce de cuivre sur chaque œil ; il se rappela qu’ensuite on avait mis un couvercle sur la bière et qu’on l’avait descendue dans la tombe ; il se souvint aussi du bruit sec des mottes sur le couvercle… Il se représenta sa grand-mère dans son cercueil étroit et sombre, abandonnée de tous et sans secours. Il l’imagina s’éveillant soudain, et, ne comprenant pas où elle était, frappant contre le couvercle, appelant à l’aide et, finalement, accablée d’horreur, mourant une seconde fois. Il imagina, comme s’ils étaient morts, sa mère, le Père Christophe, la comtesse Dranitski, Salomon. Mais quelque effort qu’il fît pour se représenter lui-même dans une tombe obscure, loin de sa maison, abandonné, sans secours et mort, il n’y réussit pas ; il n’admettait pas pour lui-même la possibilité de mourir, il avait le sentiment qu’il ne mourrait jamais… »

     

    Anton Tchékov

    La Steppe, suivie de Salle 6 et L’Évêque

    Traduction d’Édouard Parayre, revue par Lily Denis

    Préface et dossier de Roger Grenier

    Folio / Gallimard, 2003

  • Tanikawa Shuntarô, « Le vert des herbes folles »

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    DR

     

    « Quand je promène un œil distrait sur le vert des allées envahies d’herbes folles, je suis tenté de tout prendre à la légère

    La vieille, têtue comme une mule, mourra un jour elle aussi

    Ce que je pourrais faire pour elle ne pèse pas lourd dans la balance

    On traîne dès la naissance le fardeau du karma, et personne n’y peut rien

     

    Or, quand je me figure l’enfance de cette vieille,

    quand je l’imagine, sous les coups de trique de la marâtre, qui va puiser de l’eau,

    les poèmes que j’écris m’apparaissent comme de simples tentatives

    Aux yeux de la vieille, tout ce que j’écris ne vaut pas plus qu’un maigre bol de riz

    Ça ne l’empêche pas de me féliciter en caressant chacun de mes nouveaux recueils

     

    Supposons (ce qui a peu de chances de se produire)

    que je puisse décrire dans un poème l’état de cette vieille à bout de forces

    Alors, il cesserait d’être un état pour devenir de la poésie

    Rien de plus qu’un soupir poussé, de très loin, par un homme sans la moindre attache avec elle

     

    Ce que je dis est bizarre, mais moi, toujours en quête

    de poésie, je suis pareil à cette vieille

    Si j’éprouve de la joie à lire des poèmes c’est uniquement

    parce qu’ils me permettent de m’oublier

    Quand je reviens à moi, je ne suis qu’un être vivant, un homme incorrigible

     

    Si on doit tout prendre à la légère, autant aller se pendre pour en finir dit la vieille

    Promenant un œil distrait sur le vert des herbes folles qui se fane à mesure que le soir tombe

    je me sens basculer dans l’ivresse de la nuit sans pitié »

     

    Tanikawa Shuntarô

    L’Ignare

    Traduit du japonais et préfacé par Dominique Palmé

    Bilingue

    Coll. D’une voix l’autre, Cheyne, 2014

  • Dorothée Volut, « Poèmes premiers »

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    DR

     

    « Parfois une journée à vivre vaut mieux qu’un poème.

    Écrire le soir après avoir rangé sa barque, suffit.

     

    Je comprends tout ce que tu dis sans le voir,

    à cause de ta présence contre laquelle tu ne peux rien.

     

    Alors, ne peux rien, ne peux rien.

     

    Ne fais pas de la vie un puzzle, car elle ne l’est pas.

    On dirait que tu demandes :

    pourquoi y a-t-il une table et nous réunis autour.

    Le jour où tu auras une vache pour te répondre, je te le souhaite.

    Si parler c’est pour autre chose,

    alors vivre c’est pour quoi à la place ?

     

    Le soir, le poème est dans l’air avec tous nos problèmes.

    C’est peut-être exagéré de le dire comme ça,

    mais j’aimerais tellement faire quelque chose de différent

    pour t’aider à comprendre.

     

    Tu sais, je n’amenuiserai jamais la source.

     

    Revenue vers les balles de foin, quand il me faut fermer la serre,

    enrouler le tuyau, bloquer la porte avec une pierre

    et que j’aperçois au bout du tunnel

    le troupeau des montagnes en ombres chinoises,

    je me sens tricotée par deux grandes aiguilles

    d’une laine enfantine. La terre me porte.

     

    Quelle forme prendra la parole, si je ne sais pas la dire ?

     

    Métaphysique, répond la marchande.

     

    Eh bien alors, fais-le. »

     

    Dorothée Volut

    Poèmes premiers

    Éric Pesty éditeur, 2018

    http://www.ericpestyediteur.com/index.htm

  • Arseni Tarkovski, « Jour blanc »

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    Photogramme du film Le Miroir d'Andreï Tarkovski

     

    « Une pierre est couchée dans le jasmin

    Sous cette pierre est un trésor.

    Mon père se tient dans l’allée

    Blancheur blancheur du jour.

     

    Un peuplier d’argent en fleurs,

    Une cent-feuilles* et derrière elle

    Des roses grimpantes,

    Une herbe de lait.

     

    Je ne connus jamais

    Alors un tel bonheur.

    Jamais un tel bonheur

    Je ne connus alors.

     

    Revenir là-bas c’est impossible

    Et raconter mais nul le peut,

    Comme fut rempli de béatitude

    Ce séjour du paradis. »

     

    * Rose constituée d'un très grand nombre de pétales.

    Ce poème d’Arseni Tarkovski devait donner son titre au film de son fils Andreï, Le Miroir.

     

    Traduit du russe par Christian Mouze

    In « Andreï Tarkovski, Œuvres cinématographiques complètes II », Exils, 2001

    Repris in L’Avenir seul

    Traduction et présentation de Christian Mouze

    Postface d’Anna Akhmatova

    Bilingue

    Fario, 2013

  • Andreï Tarkovski, « Journal – 1970-1986 »

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    Photogramme de Nosthalgia de Andreï Tarkovski

     

    « 9 août 1979, Bagno Vignoni

    Un orage a éclaté tôt ce matin – magnifique. Il a plu. Le matin, nous sommes allés voir les bains d’eau chaude de Sainte Catherine. C’est un endroit formidable pour un film.

    J’ai montré à Tovoli le ruisseau et la chambre sans fenêtre pour Spoutnik et pour le film.

    On a filmé la “Madona del Parto” à Monterchi, de Piero della Francesca. Aucune reproduction ne peut rendre sa beauté.

    Un cimetière à la frontière de la Toscane et de l’Ombrie.

    Quand on voulu transporter la Madone dans un musée, les femmes de Monterchi s’insurgèrent et obtinrent qu’elle reste où elle était.*

    […]

    10 août

    On a filmé ce matin la piscine Sainte Catherine. On a visité les environs. Cet après-midi, l’abbaye de Sant’Antimo. Les appartements de l’abbé sont à l’intérieur de l’église, par un décret spécial du pape.

    Rencontre avec une communauté religieuse. Ils ont chanté du grégorien dans l’église, quand ils ont appris que c’était moi ! Ils avaient vu Roublev. Eugenio Rondini à tout enregistré.

    Il a plu le soir. On a filmé le ruisseau d’eau chaude. Il sont tous repartis à Rome – Tovoli et sa femme, Eugenio et Franco. Nous restons ici à travailler, avec Torino et Lora.

    […]

    13 août

    Nous avons fructueusement travaillé. Tout est charmant ici, douillet. Il y a beaucoup de serpents dans les bois, et des mûres que personne ne cueille. Nous sommes allés aujourd’hui en amont de Bagno Vignoni. Un “village” avec quelques maisons, une muraille, une tour, une église. On pourra y séjourner très bon marché pendant le tournage. On peut même y acheter une maison pour pas cher du tout. C’est un endroit fantastique, à 1 km. de Bagno Vignoni, à 1 heure et demie de Rome en voiture.

    J’ai donné à Lora, pour qu’elle le traduise à Tonino, le premier épisode : L’Hôtel Palma.

    Lettre à Gambarov. Demain je l’appelerai.

    N.B. : Gortchakov oublie qu’il a rêvé de la mort.

     

    14 août

    Nous avons travaillé assez fructueusement à la deuxième mouture du scénario. J’ai rédigé une page de la première.

    On a téléphoné à Tovoli pour lui demander de m’acheter un Polaroid. Je veux faire quelques clichés.

    Demain commence la fête de “Feragosta” – la fin de l’été. Je voudrais prendre quelques photos de la fenêtre, à diverses heures du jour. La vue au petit matin, à l’aube. […] »

    * Ndb : depuis 1993, elle se trouve dans l’ancienne école élémentaire qui est devenue un musée dont elle est la seule œuvre.

     

    Dans ces extraits, Tarkovski, prépare le scénario de ce qui deviendra Nosthalgia, qu’il tournera sur ces mêmes lieux en 1982.

    D’autre part, il tourne au même moment, en cette année 1979, ce qu’il appelle un « reportage-autoportrait » intitulé Tempo di viaggio (63 mn.) qui sortira en 1980.

     

     

    Andreï Tarkovski

    Journal – 1970-1986

    Traduit du russe par Anne Kichilov, avec la collaboration de Charles H. de Brante

    Cahiers du cinéma, 1993

  • Jean-François Billeter, « Une rencontre à Pékin »

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    Chemin impérial du Mont Thaisan. DR

     

    « Nous avons aussi décidé de faire un voyage. C’était à notre portée parce que j’avais gagné quelque argent grâce au guide Nagel. Wen avait quitté Pékin deux fois, durant ses études de médecine. Elle était allée avec quelques camarades apporter des soins à des paysans de la campagne proche, c’était un exercice pratique. Elle se souvenait des longues marches d’un village à l’autre, de la peur de se faire surprendre par la nuit, de la pauvreté des paysans, de leur infinie reconnaissance. […]

    À Jinan, des sources jaillissaient au cœur de la ville. Nous avons déjeuné de poisson frais dans un pavillon de style traditionnel, planté dans le lac, accessible par un pont plusieurs fois coudé. Nous sommes passé au pied du Thaishan que j’aurais voulu escalader, mais qui n’était pas accessible aux étrangers. De la petite gare de Yanzhou, nous avons gagné en car le lieu de naissance de Confucius, Qufu. Nous avons logé dans une aile du Kongfu, la résidence des descendants du Sage. Le repas (exquis, je n’avais rien connu de comparable à Pékin) a été servi pour nous seuls. À la nuit tombante, nous avons aperçu quelques cadres du régime bavardant entre eux sur une terrasse. On leur préparait une séance de cinéma. À l’aube, nous avons été réveillés par les cris des aigrettes qui nichaient dans les pins séculaires du temple de Confucius, tout à côté, et dont des dizaines tournoyaient en l’air. Qufu était un grand village où les paysans étaient chez eux. Des murs de la ville, il ne restait que des vestiges. Nous sommes allés jusqu’à la tombe de Confucius, un tertre entouré d’un petit mur de brique, sous de grands arbres sans âge. D’autres tombes, disséminées dans la verdure, étaient supposément celles de certains de ses disciples et de nombre de ses descendants. Sur le chemin du retour, une paysanne était en train de moudre son grain. Comme cela se faisait depuis des siècles, elle le répartissait avec un petit balai sur une table ronde de pierre et l’écrasait à l’aide d’un lourd cylindre de pierre. Elle le faisait rouler en poussant devant elle un axe de bois qui le traversait de part en part et qui était attaché, au centre, à un axe vertical. Je lui ai demandé si je pouvais essayer. Bien sûr, m’a-t-elle dit ; d’où êtes-vous ? – De Pékin. – Vos meules ne sont pas comme celle-ci, à Pékin ? m’a-t-elle demandé. Elle ne voyait pas que j’étais un étranger. J’ai essayé et compris que son travail était pénible. Comme nous avions demandé à visiter toute la résidence de la famille des Kong, un conservateur nous a fait les honneurs des onze cours qui se succèdent dans l’axe central et qui font progressivement passer, comme dans toute grande demeure chinoise traditionnelle, de la partie publique à la partie privée. Dans l’un des derniers bâtiments, une porte donnait dans une salle latérale. J’aimerais voir la chapelle bouddhique qu’il y a là, ai-je dit au conservateur, qui a été pris de stupeur. Pour le rassurer, je lui ai expliqué que j’avais vu le plan de la résidence dans une revue d’archéologie publiée à Pékin. Je l’avais examiné de près pour en tirer la description du guide Nagel.»

     

    Jean-François Billeter

    Une rencontre à Pékin

    Allia, 2017

    https://www.editions-allia.com/fr/livre/786/une-rencontre-a-pekin

  • Louis Calaferte, « Le passage de la ligne »

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    DR

     

    « À quoi ressemblais-je avec ce corps devenu si fragile qu’un souffle d’air l’eût fait vaciller, ces mains sans chair, à la peau sèche d’un jaune cireux, cette effrayante maigreur du visage empreint non plus de lassitude, comme souvent autrefois, mais pétrifié, et peut-être surtout ce regard désormais liquide, voilé, noyé ? À quoi ressemblais-je, maintenant que je me découvrais hors d’atteinte de toute souffrance, tant morale que physique ; par exemple ma molaire à droite de la mâchoire inférieure qui, faute de soins, m’avait tant fait souffrir au cours de nuits blanches, voilà ce que je pouvais sans douleur y appuyer le bout de ma langue, d’ailleurs insensibilisée ; et, faits en eux-mêmes remarquables, je n’avais plus de ces quintes de toux irritantes, mon estomac pourtant si délabré me laissait en paix, mes jambes ne me pesaient plus le matin au réveil, quand, d’autre part, des préoccupations qui me persécutaient jusqu’à l’angoisse devenaient dérisoires ?

    J’avais devant moi, me semblait-il, un temps infini pour me consacrer à un repos jamais connu, pour me promener en toute sérénité dans des paysages verdoyants que j’affectionnais depuis mon enfance, observer la délicate beauté des fleurs, la robe rutilante de certains insectes ou rien que la pureté bleutée d’un ciel d’été, les scintillements d’une goutte de rosée à la pliure d’une feuille ; un temps illimité pour n’être plus que l’un des accords harmonieux du monde.

    Oui, décidément, à quoi ressemblais-je, et comment m’étonner que personne autour de moi ne me reconnût plus ? »

     

    Louis Calaferte

    Ébauche d’un autoportrait

    Denoël, 1983