mercredi, 06 juin 2018
Xia Yu (Hsai Yu), « Hibernation »
DR
« Je ne cherche ainsi qu’à engranger assez d’amour
assez de tendresse et de ruse
par précaution si d’aventure
je te rencontre à mon réveil
je ne cherche ainsi qu’à engranger assez de fierté
assez de solitude et d’indifférence
par précaution si d’aventure
tu es déjà parti à mon réveil »
1980
Xia Yu (Hsia Yu — née en 1956 à Taïwan)
in Le ciel en fuite – Anthologie de la nouvelle poésie chinoise
établie et traduite par Chantal Chen-Andro & Martine Valette-Hémery
Circé, 2004
http://www.editions-circe.fr/livre-Le_ciel_en_fuite_%E2%8...
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lundi, 04 juin 2018
Chen Li, « Cartes postales pour Messiaen »
DR
« Folie de papillon
Elle est venue à moi
tel un papillon. Sans hésiter
elle s’est assise sur la première chaise devant le pupitre
une barrette de couleur
dans les cheveux, papillon sur papillon
Depuis vingt ans, dans ce lycée
en bord de mer, combien de papillons
ai-je vus, êtres humains ou lépidoptères,
empreints de jeunesse, de rêves
virevolter dans ma salle de classe ?
Oh ! Lolita
Un jour d’automne avant midi, le soleil
si chaud, une piéride d’un jaune étincelant
entrée par la fenêtre a tournoyé autour
d’elle, âgée de treize ans, penchée sur son devoir,
et du professeur distrait
Soudain elle s’est levée, pour échapper à cette
chatoyante, vibrante image
diaprée, papillon terrifié par
d’autres papillons : elle affolée,
moi troublée par sa beauté »
2001
Chen Li
Cartes postales pour Messiaen
Traduit du chinois (Taïwan) et présenté par Marie Laureillard
Circé, 2017
http://www.editions-circe.fr/livre-Cartes_postales_pour_M...
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dimanche, 03 juin 2018
Guillaume Condello, « Ascension »
DR
« […] la montagne muette
de carton pose
pour les touristes
(ils auront tout de même une photo)
leur guide porte un haut-parleur à la ceinture et
un micro il montre
les tableaux sous les
nuages
silencieux
invisibles nous
avons assez joué
anachroniques
c’est notre rôle
les poètes ne marchent plus
dans les montagnes aujourd’hui
non plus
les peintres exilés
en Chine
sur la terre
il faut
redescendre
silencieux les marches
des mots
dans la gorge encaissée
je bois une dernière gorgée
nous quittons la scène »
Guillaume Condello
Ascension
Le corridor bleu, 2018
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vendredi, 01 juin 2018
Frédérique Germanaud, « Intérieur. Nuit »
DR
« Je tourne une page du carnet cousu
Pas pour une autre nuit
C’est la même
Sans début ni fin
Mon crayon
Accroche
Agrippé dans l’effondrement des heures
C’est toute une histoire
Qui ne s’écrira pas
La nuit ne laisse pas de place
Vaste pourtant
Trop
Un cendrier propre depuis trois ans »
Frédérique Germanaud
Intérieur. Nuit
Le phare du Cousseix, 2018
http://www.lephareducousseix.com/
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mercredi, 30 mai 2018
Michaël Gluck, Caroline François-Rubino, « Sur l’aube d’un ciel taché d’encre »
« janvier
[…]
28
j’apprends peu à peu
à m’effacer dans le poème
29
resteront peut-être
quelques murmures d’encre
30
pupilles nos poupées se noient
dans l’encre noire des regards
31
tenir chaque matin
un monde entre deux lignes »
Chaque matin, du 29 août 2013 à fin août 2014, Michaël Gluck a écrit un distique. Caroline François-Rubino a ensuite fait un dessin pour chaque page du livre édité en janvier 2018. Cette page, complète, recopie la fin du mois de janvier 2014.
Michaël Gluck
Sur l’aube d’un ciel taché d’encre
Dessins de Caroline François-Rubino
Propos2éditions, 2018-05-29
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lundi, 28 mai 2018
Fabio Pusterla, « Le merle »
DR
« À la clarté de l’aube
s’il siffle,
et si le jour n’est pas plus
qu’une fente grise à l’intérieur du froid,
personne ne peut l’entendre : dans le garage
il fait encore nuit. Sursauts de tôle,
sporadiques. Drapeaux bleus immobiles.
Sur la glace,
un souffle de vent passe, presque un frisson,
un câble d’acier bat. Et s’il fouille
dans le noir des plumes avec le bec, s’il cherche
entre les cailloux une miette, un fil d’herbe verte
peinant dans la fissure,
regarde-le, regarde mieux : voilà, un moteur
tousse derrière le coin,
l’épuisement dure, ponctuel, opiniâtre. Mais le merle
sautille, lève la tête,
s’envole. »
Fabio Pusterla
Deux rives
Traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet & Philippe Jaccottet
Préface de Béatrice de Jurquet
Postface de l’auteur
Bilingue
Coll. D’une voix l’autre, Cheyne, 2002
http://www.cheyne-editeur.com/index.php/d-une-voix-l-autr...
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vendredi, 25 mai 2018
Chaïm Grade, « Et de moi vous direz encore »
DR
« … Et de moi vous direz encore :
C’est parmi nous qu’il a vécu,
Comme souterraine une aurore
Sur ses lèvres, tel un fétu,
Flottait l’étonnement muet
D’un enfant, poète perdu ;
Son rire en fusant avouait
Ce que sa douleur avait tu.
Balbutiant une prière
Quand on évoquait son foyer,
Dans ses yeux on voyait briller
Son pays natal, sa rivière.
Ses amis le persécutèrent,
Par sa solitude opprimé
Il disait : “Le bonheur sur terre
C’est être un coteau dans les près.”
Et pourtant il était bourrasque,
Au froid biseau de sa pensée
Son sang laissait d’amères traces
Par son seul sourire effacées.
D’être suspect il a souffert
Plus que du réel âpre et dur —
Rêver le coupa comme verre
Au milieu de son âge mûr.
De moi vous parlerez encore,
Mais moi, pour vous, comme un torrent
Sort des grottes plus transparent,
De mon chagrin, telle une aurore,
Je sourdrai plus étincelant. »
In Anthologie de la poésie yiddish. Le miroir d’un peuple
Présentation, choix et traduction de Charles Dobzynski
Poésie/Gallimard, 2000 (pour cette édition)
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mardi, 22 mai 2018
Carl Rakosi, « Amulette »
DR
« La déclaration de Pierrot
Je vais répudier ma pureté maintenant
et trouverai mon art en d’autres hommes
avant de finir comme une chandelle
dans la chambre d’une vieille fille.
J’en ai assez d’user mon siège
à regretter de n’être pas Shakespeare
et à essayer de faire que ma lecture
s’approche d’un âge comme le souvenir
du visage d’une mère, en restituant faiblement
ici une dent et là un sourire
ou en pinçant un luth
et en chantant un madrigal
Ce n’est pas le moment
de se pencher sur le passé. »
Carl Rakosi
Amulette
Traduction de l’américain : Philippe Blanchon en compagnie d’Olivier Gallon
Suivi d’un entretien avec Carl Rakosi
La Barque, 2018
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vendredi, 18 mai 2018
W. G. Sebald, « Les émigrants »
DR
« Nous partions aussi à la campagne, les jours où il faisait particulièrement beau, pour découvrir le règne végétal ou, sous prétexte d’herboriser, nous occuper tout simplement à ne rien faire. Pour ces sorties qui avaient lieu le plus souvent au début de l’été, il arrivait que se joignît à nous le fils du coiffeur et “croque-mort” Wohlfahrt, qui passait pour n’avoir pas toute sa tête. D’âge indéterminé et d’une humeur infantile et toujours égale, ce grand échalas que personne n’appelait jamais autrement que Mangold, vocable qui désigne à la fois un prénom et ce légume filandreux qu’est la bette, était aux anges quand il pouvait nous accompagner, nous qui n’étions même pas encore adolescents, et nous faire la démonstration que, bien qu’incapable de venir à bout du calcul le plus élémentaire, il était en mesure de dire à quel jour de la semaine correspondait n’importe quelle date prise au hasard dans le passé ou le futur.
Ainsi, si l’on disait à Mangold que l’on était né le 18 mai 1944, il répondait aussitôt que c’était un jeudi. Et quand on essayait de le mettre à l’épreuve en lui posant des questions plus difficiles, comme la date de naissance du pape ou du roi Louis, il nous disait illico qu’il s’agissait de tel jour ou de tel autre. Paul, qui lui-même était excellent mathématicien et de surcroît très bon en calcul mental, essaya des années durant, en le soumettant à toutes sortes d’expériences et de tests sophistiqués, de percer le secret de Mangold. Mais autant que je sache, ni lui ni personne n’y parvint jamais, pour la simple raison que Mangold ne comprenait presque rien aux questions qu’on pouvait lui poser. »
W. G. Sebald
« Paul Bereyter », in Les Émigrants — 1992
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
Actes Sud, 1999
Max Sebald est né le 18 mai 1944.
Bon anniversaire Max.
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jeudi, 17 mai 2018
Patrick Varetz, « Rougeville »
DR
« Oui. Pourquoi continuer de m’appeler Rougeville puisque les âmes, ici, à l’instar des façades des maisons qui les abritent, semblent accepter comme une fatalité l’idée de devoir noircir ? Les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent, et la contamination gagne. Comment pourrait-il sérieusement en être autrement ? Dois-je vous rappeler les scores réalisés par les tenants de l’extrême droite lors des trois dernières élections ? Autrefois, on vous envoyait au fond de la mine – parfois dès votre plus jeune âge –, et le maigre salaire que vous en rapportiez, tous les quinze jours, servait à alimenter l’économie locale. Mais qu’en est-il à présent, quand il y a de moins en moins de travail et aucune perspective ? Pour exister c’est comme partout : les gens n’ont de cesse de courir confier leur argent – celui bien souvent de l’allocation chômage ou des minima sociaux – aux grandes enseignes du commerce mondialisé (celles-là même qui répandent le vide autour d’elles). Au siècle dernier et au siècle d’avant, les puissants qui nous faisaient courber la tête habitaient encore de grandes maisons sous les fenêtres desquelles ont pouvait – les cas échéant – aller défiler pour hurler sa colère. Mais aujourd’hui, vers qui se tourner ? On ignore jusqu’à l’endroit où se cachent ceux qui nous ont abandonnés. C’est sans doute pour cela que chacun peu à peu se replie dans le silence, occupé – faute de mieux – à cultiver la haine de l’étranger qu’il a cessé d’être. Oui. Car c’est soi-même que l’on apprend à détester. […]
Passé la quarantaine, je m’étais finalement mis à écrire de la littérature avec les mots d’un autre. Chaque phrase que j’alignais à la suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue). Jamais de tels propos, animés par de telles pensées, ne me seraient un jour sortis par la bouche. Alors que je prenais un malin plaisir à retourner fouiller parmi les ténèbres de mes origines, je devenais pour toujours – comble de l’ironie – étranger à moi-même. Sur la base de quelques souvenirs décousus, je m’ingéniais, d’un livre à l’autre, à reconstituer l’apparence d’une existence cohérente (et je m’inventais, pour faire bonne mesure, un personnage en capacité d’incarner cette fiction). Je déballais tout, la faiblesse de caractère de mes parents, leur propension au renoncement et à la défaite, la violence et la folie qui marquaient leur destin, n’hésitant jamais – en l’espèce – à grossir le trait, et donc à le noircir. La seule chose au fond que je m’interdisais, c’était de situer l’action à Rougeville (tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun). »
Patrick Varetz
Rougeville
La Contre Allée, 2018
en complément, https://www.humanite.fr/le-bassin-minier-vu-par-de-rougeville-marles-les-mines-654566
17:04 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : patrick vartez, rougeville, la contre allée
mardi, 15 mai 2018
John Keats, « Lorsque me vient la peur de pouvoir cesser d’être »
par Joseph Severn, 1819
« Lorsque me vient la peur de pouvoir cesser d’être
Avant que ma plume ait glané mon fertile cerveau,
Avant qu’en haute pile les livres, imprimés,
Enserrent, greniers pleins, la récolte bien mûre ;
Lorsque sur la face étoilée de la nuit j’aperçois
Les immenses symboles nuageux d’une grande épopée,
Et pense que peut-être je ne vivrai assez
Pour en tracer les ombres de la main magique du hasard ;
Et puis lorsque je sens, belle créature d’une heure,
Que sur toi mon regard ne se posera plus jamais,
Que jamais plus je ne goûterai au pouvoir féérique
De l’amour sans souci ; alors sur le rivage
Du vaste monde, seul je demeure et songe
Le temps qu’Amour et Gloire s’abîment au néant. »
22-31 janvier 1818
John Keats
Seul la splendeur
Traduit de l’anglais et présenté par Robert Davreu
Ophée, La Différence, 1990
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dimanche, 13 mai 2018
Emmanuel Merle, Philippe Agostini, «Démembrements»
« Rien, presque
La pierre, on la croyait à fleur de sol,
on la déloge, avec une pioche,
c’est la mémoire, terreuse, encore humide
de ce qui s’est passé. Rien, presque.
On laisse un trou qui ne se comble pas,
et le ciel le regarde, s’en ferait une orbite
supplémentaire. Toutes les mémoires
de tous les hommes, tous les yeux du ciel.
Et le ciel, que voit-il, augmenté de ma mémoire ?
Rien, presque. De l’électricité de faible
ampérage, au fond du trou. Des formes
simples qui crieraient silencieusement
comme les nuages lorsqu’ils se désagrègent
ou semblent s’entredévorer.
Ma mémoire n’a que des rapports humains
minéralisés. Et pourtant mon visage recrée
quelquefois la sensation d’avant :
la barbe de mon père,
une broussaille, quelque chose qui dure
puisque c’est encore là, possible. Ou
ce cheval heurté de face, tête à tête,
et le claquement derrière mon front.
Ou la main d’un enfant sur ma paupière,
oui, ça revient facilement, je saisirais
presque le doigt. Presque. Ce serait saisir
la lumière, comme on saisirait tout le bleu
d’un monde, d’un seul rapt.
Étranges cicatrices de l’esprit.
Cette capacité de déchirure qu’elles ont,
sur des visages aimés et incompréhensibles,
souvenirs de visages
tendus vers le vide, le sans-retour.
Aimer, c’est quoi ? Accepter l’assemblage
nécessaire et étrange d’un visage.
Souvent presque rien, presque. Un magma
encore tiède au bas de la pente.
Où est cette maison qui est moi,
qu’avec moi d’autres ont habitée ?
Ce rien pourtant devrait être une terre,
une presqu’île qu’on rejoint encore, parfois,
à marée basse,
sous la nuit. »
Emmanuel Merle
Démembrements
Peintures de Philippe Agostini
Voix d’encre, 2018
12:53 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : emmanuel merle, philippe agostini, démembrements, voix d'encre