jeudi, 30 novembre 2017
Miklós Szentkuthy, « Vers l’unique métaphore »
DR
« Combien atroces, étourdissants que ces trois mondes : quelqu’un a proximité travaille son piano à un rythme forcené ; je lis un roman ; je médite sur mon sort, sur mes infirmités. La musique, techniquement, est presque parfaite : les touches s’envolent du corps du piano comme les perles d’eau d’une fontaine — c’est la statue de la santé, du non-étourdissement, de la limpidité sans scrupules des éléments, de l’étincelante fitness, du travail objectif, du progrès inconscient de la mort, de la beauté matérielle barbare et de l’accord positif enfantin. En contraste si absolu avec l’état présent de mon corps et de mon âme, qu’on ne saurait les imaginer si proches, se côtoyant sur terre. Le livre est plein de mysticisme de terreurs au goût freudien, de superstitions, d’insectes, de mythes sanglants et de poésie anglaise d’amours printanières “ambigües”* — en un mot, plein d’une douleur et d’une incertitude abyssales ; mais cette imprécision chaotiquement mouvante n’en est pas moins déjà formulée, élevée au rang d’œuvre ; heureux désespoir et préparation à la mort, capables de se donner une forme aussi classique. Et pour finir, moi : tout simplement constitué des formes plastiques et des rédemptions du strabisme, de l’étourdissement, du bégaiement, de l’obscurité et de la nausée, d’une hypochondrie sourde et bourdonnante, d’un Dieu lointain, d’amour, de l’œuvre — informité de la souffrance, imbécile guenille sans poésie, sans désirs, sans révoltes. »
* en français dans le texte
Miklós Szentkuthy
Vers l’unique métaphore
Traduit du hongrois par Eva Toulouse
Coll. « En lisant en écrivant », José Corti, 1991
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jeudi, 16 novembre 2017
William Carlos Williams, « Paterson »
DR
« Le manque de livres
nous conduira parfois en esprit jusqu’aux bibliothèques par un chaud après-midi, si toutefois les livres peuvent nous faire défaut au point d’entraîner notre esprit.
Car il existe un vent ou l’esprit d’un vent
dans chaque livre qui renvoie la vie
jusqu’ici, un grand vent qui emplit les conduits
auriculaires jusqu’à ce que nous croyons entendre le vent
réel
entraîner notre esprit.
En émergeant des rues, nous brisons
l’isolement de notre esprit, et nous sommes emportés
dans le vent des livres, nous cherchons, cherchons
au gré du vent
jusqu’à ne plus distinguer le vent du
pouvoir qu’il a, sur nous,
d’entraîner notre esprit
et dans notre esprit monte
la senteur, peut-être, des fleurs de caroubier
dont le parfum est lui-même une vent qui souffle
en entraînant notre esprit
au travers duquel, sous la cataracte
bientôt à sec
la rivière roule, tourbillonne
calme jadis.
Épuisé d’avoir, ces derniers mois, cherché
des rues inutiles, des visages repliés contre
lui comme le trèfle au crépuscule, quelque chose
l’a réconcilié avec son
esprit .
dans lequel les chutes invisibles
tombent et s’élèvent
et croulent encore — sans fin, croulent
et recroulent en grondant, reflet
non point des chutes mais de leur incessant
tumulte
Quelle merveille,
ma belle que ceux, impuissants, qu’entraîne le vent,
qu’atteint le feu
impuissants,
un grondement qui (silencieux) submerge les sens
de sa répétition
qui refuse de s’étendre
pour dormir, dormir, dormir
sur son lit sombre.
L’été ! c’est l’été
-- Le grondement dans l’esprit est
incessant
Le dernier loup fut tué près de Weisse Huis en l’an 1723
Les livres nous reposeront parfois du
grondement de l’eau, qui croule
et s’élève pour crouler encore, emplissant
l’esprit de son reflet
pierre branlante. »
William Carlos Williams
Paterson (publié entre 1946 et 1958)
Traduit de l’américain par Yves di Manno
Préface de Serge Fauchereau
Coll. « Textes », Flammarion, 1981, 2e édition, revue et corrigée : Corti, 2005
http://www.jose-corti.fr/titres/paterson.html
La version ici recopiée d’un extrait du chapitre III La Bibliothèque est celle de la première édition.
Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de voir l'épatant — culte déjà — film de Jim Jarmusch, Paterson, qui fait très précisément référence au livre de William Carlos Williams & au poète Ron Padgett. Vous trouvezrez, ci-dessous, un lien vers la BA :
14:47 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : william carlos williams, paterson, yves di manno, textes, flammarion, corti, serge fauchereau
dimanche, 12 novembre 2017
Lutz Bassmann, « Black Village »
© CChambard
« C’est Myriam qui a proposé de planter des balises verbales dans la matière fuyante et sombre dont était construit le temps autour de nous. Nous pourrions, prétendait-elle, raconter à haute voix des histoires, et nous en servir ensuite comme repères. Goodmann s’enthousiasma. Dans le passé, il avait pratiqué les interventions publiques au cours de réunions et de meetings, et comme Myriam et moi, il avait produit sous un nom d’emprunt plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles. Nous aurions assez d’énergie littéraire pour alimenter nos prises de parole. L’idée nous excitait d’autant plus que nous entrevoyions là un moyen d’égayer la monotonie de notre voyage. Nous pourrons compter nos récits, me disais-je, nous rappeler leur ordre, établir à partir de là une grille qui calibrerait l’écoulement du temps. Et même, à plus court terme, dans l’immédiateté, nous pourrons mesurer une durée plus ramassée, revenir à la notion d’heure, de demi-heure et de quart d’heure en associant la longueur d’un texte au temps nécessaire pour le dire devant des auditeurs.
Assis l’un près de l’autre, genoux contre genoux et presque hanche contre hanche, nous avons laissé Goodman débuter dans l’entreprise. Il s’est lancé dans une aventure qui promettait de nombreuses péripéties, une histoire de tueur qui portait un nom assez proche de son nom à lui, d’ailleurs. Edzelmann ou Fischmann, il me semble. J’ai oublié. Sa mission accomplie, le tueur enfourchait une moto et fonçait dans la nuit.
La voix de Goodmann était rauque, comme ruisselante de poussière, mais il articulait les phrases avec une application de conteur. J’étais dolent, confortablement vautré dans la suie, je sentais la tiédeur du sol sous mes fesses ou ce qui en tenait lieu, et je m’apprêtais à accompagner le tueur jusqu’à l’épisode suivant, une rencontre avec le commanditaire, une nouvelle explosion de violence ou un deuxième rendez-vous avec la mort, lorsque je m’aperçus que le silence nous entourait. Je ne m’étais pas endormi — nous connaissons des passages à vide, assez proches de la somnolence, mais nous ne dormons jamais. Et là, au lieu de me prélasser par terre en écoutant une anecdote passionnante, j’étais en train de marcher sur une route qui sous mes pieds crissait, comme si la chaussée avait disparu sous une couche de sel fondu, friable et sonore. Il faisait chaud. Nous avancions sans ouvrir la bouche. Pas un mot, seulement le bruit de nos chaussures écrasant cette surface craquante.
— Je n’ai pas entendu la fin de l’histoire, ai-je bougonné, après un moment.
— La fin, a remarqué Myriam. Comme si ça pouvait exister quelque part.
Nous avons continué à marcher, quelques milliers de pas, sans doute. Muets tous les trois.
— Ça ne marche pas, ce système, a dit Goodmann. Le temps s’interrompt n’importe quand et n’importe comment.
— Les histoires restent, l’a consolé Myriam. Au moins on a leur début en mémoire.
— Oui, à la rigueur, ai-je dit. Mais pas ce qu’il y a après.
— Bah, ce qu’il y a après, a rétorqué Myriam.
— Ça ne marche pas a répété Goodmann. »
Lutz Bassmann
Black Village
Verdier, 2017
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dimanche, 05 novembre 2017
Fernando Pessoa, « Le Livre de l’intranquillité »
« Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi, tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines… Si seulement nous pouvions demeurer ainsi, jusqu’au-delà de toujours ! Si au moins, en deçà de cette impossibilité, nous pouvions rester ainsi, sans commettre une seule action, ni permettre à nos lèvres pâlies de pécher d’un seul mot !
Vois comme tout s’assombrit… Le calme positif du monde me remplit de fureur, d’une sorte d’arrière-goût qui gâche la saveur du désir… Mon âme me fait mal… Un trait de fumée s’élève et se disperse au loin… Un ennui anxieux détourne mes pensées de toi…
Que tout est donc superflu ! Nous, le monde, et puis le mystère de l’un et de l’autre. »
Fernando Pessoa (Bernado Soares)
Le livre de l’intranquillité – volume II
Traduit du portugais par Françoise Laye
Présenté par Robert Bréchon
Christian Bourgois, 1992
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mercredi, 01 novembre 2017
Ayukawa Nobuo, « Poèmes 1945-1955 »
DR
« L’homme qui marche
La falaise s’effondre
Par moments sur la pente les herbes sèches frémissent
Un peu partout dans le vaste panorama
Par moments les fils électriques stridulent
Debout aux confins de cette ville-là
Allez savoir pourquoi tirer sur une simple cigarette est si bon
Ce n’est qu’un chemin désolé qui se déroule
Sous la lune diurne
Parfois il arrive qu’un homme
Venant de loin vers ici se rapproche
Ce n’est rien de plus que cela
Qui fait croire que l’automne du monde se fera plus intense
Seul l’homme qui marche sur ce chemin de solitude assurément
Connaît les frissons nobles et froids
Tout passe
Mais dans ce bref instant où en silence tu le croiseras
Quelle beauté inouïe tu découvriras
Sur le front rendu blême par la tristesse
De l’homme vêtu des habits noirs du deuil
Par exemple tu pourrais surprendre un remous de petites boucles de cheveux ! »
Abukawa Nobuo
Poèmes 1945-1955
Traduction de Karine Marcelle Arneodo
Postface de Karine Marcelle Arneodo & Olivier Gallon
La Barque, 2017
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dimanche, 29 octobre 2017
Marina Tsvetaeva, « Le Poète et le temps »
« Nos poèmes, ce sont nos enfants. Ils sont plus âgés que nous parce qu’ils vivront plus longtemps que nous. Plus âgés que nous depuis l’avenir. Voilà pourquoi ils nous sont aussi parfois étrangers. »
Marina Tsvetaeva
Le Poète et le temps
Traduit du russe et présenté par Véronique Lossky
Le temps qu’il fait, 1989
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jeudi, 26 octobre 2017
Marcelline Roux, « Celles qui regardent »
© Francepol
« Vouloir une maison sans risquer l’abandon.
[…]
Je voudrais savoir écrire les livres qui habitent les maisons, pas seulement ceux logés sur les rayons des bibliothèques mais ceux ouverts, déposés en certains endroits qui vivent autrement et forment autant de cairns lors de nos allées et venues. Écrire ceux sur le bureau près de la fenêtre, les empilés près de la lampe sur le parquet, les gardiens de la nuit, ceux en transit, debout sur le haut d’un meuble du salon, lus mais pas encore réintégrés et d’autres non lus qui attendent. Et si les lectures imprimaient une atmosphère particulière aux intérieurs, si tous ces mots parcourus le soir apportaient une présence, laissaient une trace, comme la sensation que l’on a d’emporter un bout de chez soi dans son sac quand on y glisse un livre. Ce n’est pas un hasard si les livres durent parmi les premiers à habiter leur maison, avec quelques assiettes, le nécessaire de toilette et le matelas sur le sol. Ils furent les premiers à se faire une place.
Il suffit de m’asseoir près d’une bibliothèque pour sentir un devenir, quelque chose qui pousse à continuer, à changer, à poursuivre. »
Marcelline Roux
Celles qui regardent. Carnet des maisons
Gravures de Francepol
Rhubarbe, 2017
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samedi, 21 octobre 2017
Pierre Bergounioux, « Haute tension »
« Nous sommes vêtus de chair pour un temps, dans un coin. Telle est la situation. Mais nous avons la capacité d’envisager plus qu’il ne nous est donné de vivre. Entre l’expérience contingente d’une heure et d’un lieu et la notion des rapports les plus généraux, il y a place, peut-être, pour un registre intermédiaire où l’intelligible reste sensible et le sensible infusé d’intelligibilité. Chaque particularité s’élève à l’ordre général et l’on perçoit, au creux de chaque instant, l’écho de la grande temporalité. C’est une contradiction dans les termes, un déni opposé à notre condition. C’est pourquoi il y a peu de chances que cela se produise. Mais quand cela arrive, qu’on lit, c’est à la réconciliation avec nous-mêmes, à la délivrance, à la joie que mène le fil ténu, tendu, éblouissant de la lisibilité. »
Pierre Bergounioux
Haute tension
William Blake & Co. Édit., 1996, rééd. 2011
http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?art...
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mercredi, 18 octobre 2017
Jean-Jacques Viton, « La conjonction de coordination »
jean-jacques viton, poésie marseille, lecture au [Mac], 2010 © cchambard
« c’est quand nous sommes arrivés
devant la maison
après l’interminable chemin entre les arbres morts
nous avons décroché le lapin blanc
gelé ventru gonflé pendu à un pommier
les yeux comblés de glace
les oreilles rigides
nous aurions dû aussi ramasser l’agneau brun
venu se prendre au piège à renards
camouflé dans la neige
sous le lapin qui servait d’appât
pourquoi on se baladait de ce côté
je ne pense pas qu’on cherchait un sapin
je n’aime pas les sapins
ni sur place ni dans une pièce
toujours peur de me crever un œil en approchant
on est allé plus bas
plus bas que la prairie
où est la ferme au lapin blanc servant de piège
je trouve cette idée de piège ridicule
pourquoi un renard avalerait un lapin congelé
je veux dire plus bas vers la rivière
qui continuait à couler un peu
on hésitait à s’engager sur les troncs d’arbres
des troncs immenses mais pas larges
je n’aime pas non plus jouer les trappeurs
dès que l’on se trouve en hiver dans la montagne
on a fini par trouver un passage plus pratique
on est rentré sans se presser
tenant le lapin par les oreilles
elles fondaient lentement dans nos gants
ici je place un et un peu hésitant »
Jean-Jacques Viton
Accumulation vite
P.O.L, 1994
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vendredi, 13 octobre 2017
Israël Eliraz, « Hölderlin »
© : patrick soulard
« tous les Dieux dansaient et celui qui dansait
se déguisait en Dieu. Facile et difficile. Facile de vieillir,
difficile de mûrir, pensait Hölderlin, écrivait Hölderlin.
Dans le rêve, il enlevait de son visage
le nez rouge à moitié mort, il pensait : quand ça
m’arrivera ? Hölderlin écrivait, lisait, gommait.
Comment déplacer une pierre sans être un loup ou Krishna ?
Le vide dans la pierre c’est du feu. Hölderlin pensait, écrivait,
déchirait et n’envoyait pas de lettres à
sa mère morte depuis des années comme elle le lui
avait dit, hier, avant de monter dans le train (il venait
d’être inventé). Le train se dirigeait vers le nord. Vers où ?
Hölderlin, dans sa poitrine courait après lui. Il se réveilla. Dans
la stupeur les poux remplissaient ses poches usées »
Israël Eliraz
Hölderlin suivi de Les villes saintes se répètent
Traduit de l’hébreu par Esther Orner et Laurent Schuman
Coll. Avec (dirigée par Bernard Noël), L’Atelier des Brisants, 2001
16:18 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : israël eliraz, esther orner, laurent schuman, bernard noël, l'atelier des brisants
mardi, 10 octobre 2017
Hwang Ji-U, « De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre »
DR
« Mon corps nu
Assis dans un bain public je me lave soigneusement tout le corps, ce n’est pas seulement parce que je ne me suis pas lavé d’une ou deux semaines.
Une vie ! J’ai vécu jusqu’à ce volume de mon corps !
Semblable à un bol en argile, il est fragile.
Cependant, je me demande ce que j’ai mis à l’intérieur ?
Y vivais-je ? Comme les eaux que le volume de mon corps fait couler hors de la baignoire ?
Seul le mensonge m’a façonné.
Extrême jalousie intellectuelle. Complexes. Plaisir de me montrer.
C’est le résumé d’une trentaine d’années de vanité,
Haletant, j’ai franchi la ligne du milieu.
Ainsi, s’il était en vie, il aurait à peu près mon âge
Jeon Tae-Il, un saint.
Ma vie a été frappée et découverte par l’éclair de sa courte vie. Laide. Honteuse. Déshonorée.
Son tonnerre arrive tardivement à moi, à cet âge là.
Ma jeunesse foudroyée ! J’étais sous le paratonnerre.
Moi. J’étais là.
Je n’avais pas le choix, c’étaient les aléas de la vie.
Ce qui existe en moi, c’est une petite agriculture muette.
Il est peut-être au pied d’une forêt à l’abri du vent de Bukpyeong dans la commune Sinwol qu’il ne pouvait plus quitter,
Et peut-être mesure-t-il le terrain avec la visière d’un chapeau de Saemaeul appartenant à Monsieur Yun ?
Ou bien, pouvait-il traverser la colline voisine Doam,
Voulait-il devenir le potier qui met les pots au feu ?
Sinon était-il un menuisier ou un plâtrier silencieux avec un caractère difficile ?
Ah ! Il est sorti en ville, à cause de son manque de sérieux, peut-être est-il devenu terrassier ?
Ou peintre de panneaux de cinéma, surveillant dans une usine textile, ouvrier des chemins de fer.
Suivant la veine bleu foncé de la vie glaciale,
Il aurait dû embraquer au marché de Pyeonghwa à Cheongaecheon. Marchand de bois, vendeur de chewing-gums, vendeur de journaux.
Il aurait dû être brocanteur. Derrière la gare, au bord de la rivière noire, en extrême pauvreté, il restait debout, l’estomac vide depuis trois nuits et quatre jours.
Et l’égout amer déborde abondamment dans mes viscères.
Les globes de mes yeux ardents aperçoivent les œufs rouges des vers intestinaux volant sur le ciel bleu.
J’avais la tête qui tournait. Dans mes vertiges, j’ai vu père, mère, frère aîné, frère cadet, toute la famille.
Chacun était orphelin. Après le départ de mon frère aîné qui s’est engagé dans l’armée,
En comptant les traverses, j’ai marché jusqu’au sud de Kwangju pour ramasser les escarbilles de charbon.
Un train de marchandises chargé à bloc roulait vers Yeosu.
Plus bas que le pire dénouement, je suis arrivé devant la barrière. Au feu rouge,
Je restais debout. Oh ! les jours de misère !
Dans ce monde sombre, j’étais face à ma vie, mais
J’ai tenu tous ces jours pour rien. La confession m’ennuie.
Comme tous les autoportraits sont affreux, j’ai retrouvé le plein air où vivre.
Plusieurs affluents obscurs ont coulé en moi.
Avaient coulé. Coulent.
Maintenant mon corps est nu.
Ma main touche mon corps. Me voici.
Si on enlève de plus en plus la crasse, la vie devient transparente.
Les traces de faucille, de couteau, la plaie sur mon genou quand je suis tombé de vélo,
Grandissaient avec mon corps.
Je tourne la tête, comme moi, des corps nus étaient là, avec quelques seaux d’eau, chacun nettoyant sa vie en face.
Oh ! Corps nus ! Tous les “moi” sont absents en ce moment.
Mais je n’ose pas encore demander à quelqu’un de me laver le dos.
Tenant un gant italien, je me suis approché du dos d’un vieillard.
De mon propre dos, je n’y arriverais pas. »
Hwang Ji-U
De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre — cent poèmes
Traduits du coréen, présentés et annotés par Kim Bona
Prélude, Claude Vigée
William Blake & Co. Edit, 2006
http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?art...
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jeudi, 05 octobre 2017
Pierre Michon, « Abbés »
Pierre Michon dans Barbara de Mathieu Almaric
« Èble est cet homme de taille et d’embonpoint médiocres, mais à tête d’étoupe toute blanche et remarquable, qui considère l’eau, dans un mois de mai proche de l’an mille.
Cette eau n’est pas tout à fait de l’eau.
L’île naine se tient juste dans l’embouchure, face à la mer où deux rivières s’épousent, à droite le Lay, à gauche la Sèvre : et ces épousailles justement sont fécondes en sables, en boues, en coques d’huîtres, et de tous ces rebuts que les rivières calmement arrachent et broient, vaches mortes et chablis, déchets que les hommes jettent par jeu, nécessité ou lassitude, et leurs propres corps d’hommes parfois jetés de même par jeu, nécessité ou lassitude. De sorte que ce n’est pas la droite mer ni le fleuve franc qu’Èble a sous les yeux, mais quelque chose de tors et de mêlé : mille bras d’eau douce, autant d’eau salée, autant d’eau ni douce ni salée, étreignent mille lots de vase bleue nue, de vase rose et grise nue, de vase rousse, de sable nul, où le diable, c’est-à-dire rien, va son train. Il est d’ailleurs le seul à pouvoir y mettre le pied, car tout le reste, hommes, chiens et chevaux, mulots, s’y enfonce en un clin d’œil, dans un suaire de gaz puants. Seules y passent les barges à fond plat qui amènent la pitance des moines, sur les bras d’eau, et encore cette eau est si mince qu’il faut s’aider de grandes perches pour voguer sur la boue. Ce n’est pas la terre, puisque les mouettes crient au-dessus des anguilles, ni la mer puisque des corbeaux et des milans s’envolent avec une vipère dans le bec. Èble n’est pas sûr que cela lui convienne : c’est comme quand on ne sait pas bien si le pré de Longeville est à Barbe torte, à Longue-épée ou à Tête d’étoupe, et alors il faut bien sortir le fer, ajuster les palabres, pour décider si Longeville est à un des trois, ou aux trois à la fois, autant dire au diable. Èble pense un instant à son frère Guillaume, broigne, haubert et casque, étoupe blonde dans le vent, lance haute, chevauchant fermement sur ce marais, le survolant d’un galop d’ange, de saint Georges. Èble sourit, ce qu’on ne voit pas, car on le voit d’assez loin et de dos, accoudé aux fortifications, petite silhouette toute noire portant au bout la tête rayonnante — car c’est un moine noir, un bénédictin, bien découpé et visible sur le calcaire blanc. »
Pierre Michon
Abbés
Verdier, 2002
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