dimanche, 09 juillet 2017
Yaël Cange, « J’ai regret de vous »
« N’en peux plus de cette douleur, comprenez. Trop longtemps que ça dure.
Demain j’écrirai une lettre…
Faudra trouver les mots oui. Serais-je sans le savoir ? Je le pourrai. Le peux. Bien qu’à certains moments, ils me quittent. Bon. Pas de mal à espérer. Mais pour qui ces mots ? : des histoires de douleur — y en a t-il qu’on puisse entendre ? Ainsi — de celles-là : qui font crier le fond jusqu’à la gorge : “De grâce, de grâce, vous ! Par bonté, soutenez-moi.” Quand ce n’est pas que j’espère — j’implore, voyez. Dans tous les cas — c’est tant que je peux. Et puis je sais maintenant : ce n’est pas trop endurer ce que vous êtes. À voir jusqu’où — corps — pèse lourd sur moi, force m’est de supporter. Le faut pourtant. Vite. Vite. Avant que s’humilie, sinon la voix — du moins, le ferveur sauvage.
*
“Soutenez-moi” je disais. L’ai-je vraiment cru possible ? N’était-ce pas, plutôt, penser sans la parole, le geste : ce qu’il leur faudrait, à eux aussi — de peines ravagées.
Ô vous ! Préparez-moi — à affronter en l’être — le désert terrassant qu’amour ne laissa pas d’exercer.
Préparez-moi à l’affront devenu — avouable.
Préparez-moi.
*
Misère de tout ! Pour autant que je rêve — n’en demeure pas moins vrai — qu’anges — parfois, s’ils semblent éclairer, se prennent eux-mêmes — à leur propre déperdition.
Que s’achève, en ce cas — cette manière de désastre que je suis — serait chose peu concevable.
Force m’est seulement de supporter jusqu’où le cœur me bat. »
Yaël Cange
J’ai regret de vous
Dessins de Robert Groborne
Préface de Claude Louis-Combet
Coll. Écri(peind)re, Æncrages & Co., 2012
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jeudi, 06 juillet 2017
Enrique Vila-Matas, « Mac et son contretemps »
DR
« Lectures qui laissent à jamais une trace. 53 jours, par exemple, le roman inachevé de Georges Perec. En fait, je crois qu’il a discrètement influencé ce journal d’apprentissage. Non, ce n’est pas que je le crois, c’est que je suis sûr maintenant qu’il a influencé mon journal, même si je l’avais oublié jusqu’à aujourd’hui. Le titre du livre de Perec, allusion directe au nombre de jours qu’il a fallu à Stendhal pour dicter son chef-d’œuvre, La Chartreuse de Parme, me fascine.
Perec n’a pas pu terminer son livre, il est mort en l’écrivant. Mais il faudrait peut-être nuancer. Depuis que j’ai lu, il y a un an, 53 jours, j’essaie de m’expliquer quelque chose d’étrange, pourquoi le manuscrit, ayant échoué chez ses amis oulipiens Harry Mathews et Jacques Roubaud, était-il pratiquement prêt à être édité. Comment l’expliquer ? Le manuscrit est divisé en deux parties parfaitement délimitées : la seconde étudie de nouvelles possibilités contenues dans l’histoire policière racontée dans la première et va jusqu’à la modifier. Ces deux parties sont suivies de quelques curieuses remarques intitulées “Notes renvoyant aux pages rédigées” qui, non seulement donnent un nouveau tour d’écrou déjà apporté par la seconde partie à la première, mais semblent en plus révéler ce qui suit : le roman de Perec n’a pas été interrompu par la mort et n’est donc pas inachevé, mais il avait besoin d’un contretemps aussi sérieux que la mort — déjà incorporée par Perec au texte lui-même — pour être complété même si, à première vue, il puisse paraître interrompu ou incomplet.
Un roman donc parfaitement planifié et “terminé” dans lequel Perec a tout calculé, y compris l’interruption finale.
Chaque fois que je feuillette de nouveau 53 jours, il me plaît de croire que Perec a écrit ce roman pour tourner la mort en dérision. Car n’est-ce pas tourner l’arrogante Mort en dérision que de lui cacher que l’auteur s’est joué d’elle en laissant croire à cette pauvre vaniteuse que c’est sa ridicule faux qui a interrompu 53 jours ? »
Enrique Vila-Matas
Mac et son contretemps
Traduit de l’espagnol par André Gabastou
Christian Bourgois, 2017
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mardi, 04 juillet 2017
Ingeborg Bachmann, « Avec douceur et délicatesse »
DR
« Tout est mort. Tout mort.
Et dans ma panière à pain argentée
moisit le trognon de pomme séché
qui ne pouvait plus descendre.
Sur mes assiettes, qui y mange,
il doit rester un morceau de la corde
qui a été tressée pour moi.
Dans mon lit, qui y est couché,
doit encore bruisser la nuit le bout de papier
que j’y ai cousu.
Si peu de présence ! Il n’y a
que les objets lointains que je hante encore,
la lampe, la lumière,
là je l’allume et signifie :
tout le sang, ce flot de sang qui
a coulé. Mes assassins. »
Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe a des ailes
Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif
Poésie / Gallimard, 2015
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samedi, 01 juillet 2017
Anne Portugal, « et comment nous voilà moins épais »
DR
« et si c’est sur la table des moitiés
nous nous asseyons sur la pierre qu’est
l’identique suivant et les met en demeure
qu’est-ce que c’est qu’il disait le passant
que telle physique n’est pas si grande il
rigole aux escarpins souliers pointus d’à
la limite toucher voulant être poli n’étant
point laissant là dans le plat tombe à terre
le vœu d’attachement sincère à son lapin
@plantagenêt
————————————————————
un protocole
ce n’est pas moi oh non pas du tout
l’outsider accompagné d’amis
n’ai pas le portrait campé
noir et le vert épinard
il y avait une terrasse à partir
et les hachures à penser
où un appareil transmettait
la conversation et les visages
d’eux mêmes qui tombent
intermédiaires et services à ses
membres moi je dors avec vous
@mantegna
Anne Portugal
et comment nous voilà moins épais
P.O.L, 2017
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mercredi, 28 juin 2017
Julien Blaine, « Débuts de roman »
© : sophie chambard
« 7
En retournant de chez ses parents : lui, le père nonagénaire dégoulinant sur son fauteuil roulant et elle, la mère, dont l’ego était si éblouissant qu’il brûlait toutes celles et ceux qui l’approchaient, il envoya ce texto à ses enfants : “si un jour je me suicide, je n’aurais pas besoin de laisser un mot !”
12
C’est au moment et au centre d’une curieuse torpeur que Toussaint se murmura : “Moi, je regarde et considère ces jeunes gens comme s’ils avaient mon âge et, eux, me voient comme si j’avais le mien…”
Au bruit d’une feuille froissée, il se retourna.
Pourquoi le regardait-elle ainsi ?
22
Depuis longtemps, très jeune, déjà, il parlait de la vieillesse, de sa vieillesse et le voilà ce matin, septuagénaire, en train de se brosser les dents en se mirant dans la glace de la salle de bain…
En fait, de cet état, de cet âge, il n’en savait rien.
60
Ainsi va la vie, on perd de vue des amis très chers irremplaçables au détour d’un jour, ou à la fin d’une interminable nuit on ne sait même plus s’ils sont vivants ou morts et soudain »
Julien Blaine
Débuts de roman
Éditions des Vanneaux, 2017
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lundi, 26 juin 2017
Hsia Yu, « Salsa »
DR
« To be elsewhere
Ils se sont rencontrés dans un village de la côte
ils ont partagé une nuit merveilleuse puis se sont quittés sans laisser d’adresse
chacun sa route. Trois ans plus tard
ils se sont rencontrés à nouveau, sans le vouloir.
Pendant trois ans
ils ont été abandonnés
par la narration du roman
ils ne savaient plus qui ils étaient
seule flottait dans l’air cette sensation de s’être un jour connus
dans un autre récit
l’un demande : qui es-tu qui parais si froid et si fatigué ?
l’autre répond : je sais seulement que mon pull est décousu
et que si tu tires le fil de plus en plus
c’est tout mon être qui finira par disparaître »
Hsia Yu
Salsa
Traduit du chinois (Taïwan) et présenté par Gwennaël Gaffric
Circé, 2017
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samedi, 24 juin 2017
Franck Venaille, « Requiem de guerre »
DR
« Ah ! s’en aller pleurer sur un banc de bois le dimanche.
Rejoindre la compagnie des hérissons. C’est ainsi. C’est fait. Nous ne recommencerons plus les erreurs d’antan.
Il y a chez cet écrivain, une volonté farouche de faire entendre ses silences. Eh ! L’ami ! C’est bien à toi que je m’adresse. Tu avais le regard clair de celui qui donne tout et qui, sans angoisse, fait état de sa peur, de ses rages, continue d’être un homme qui a su combattre et vaincre les Furies.
Nous irons, pieds nus, marcher sur les braises.
Nous briserons leurs marmites de sorcières ah ! quelle journée !
Je peux en témoigner : il ne s’agissait nullement d’un rêve mais bien d’un morceau de réel comme toute mère en prépare pour son grand fils afin qu’il calme sa faim le moment venu.
Il ne s’agit plus de montrer sa peur. Il suffit de dire : “me voici” et les murs des longs couloirs prennent une couleur nouvelle. C’est là que j’ai croisé celui qui devait être l’ami de Kafka. Même redingote. Semblable démarche. Je m’enferme dans ma chambre pour relire le Journal. Cette douleur née de l’intérieur du corps des hommes comment la nommer ? Comment lire leur destin sur une mappemonde ?
Je me bats et je me débats. Je suis le personnage central d’un film. Je vais, maladroitement, d’un point à l’autre. Je rêve. Beaucoup. Et trop. La nuit je guette les bruits de pas des visiteurs étranges. Je suis allongé.
Je me tourne sur le côté droit avec difficulté. Dites ! Pourquoi cacher la vérité sortie nue du corps de la femme au bain ? Je suis un homme qui ne croit plus en son pouvoir d’agir sur les merveilles du monde. »
Franck Venaille
Requiem de guerre
Mercure de France, 2017
Franck Venaille vient de recevoir le Prix Goncourt de la Poésie 2017
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jeudi, 22 juin 2017
Joseph Guglielmi, « Le mouvement de la mort »
Sans titre, 1977 © Thérèse Bonnelalbay, Galerie Christian Berst
« clandestin de cette nuit
je n’habite nulle part,
la source de vent tarie
du sang triste un temps de pluie
Deux oiseaux sur une lune.
Un chien mâche la prairie
Un poème sur le mur
avec le mur immobile.
Qui lira les mots minutes
Carré le fleuve soleil
et la mer dans la vitrine ?
le corps creuse dans la mort
comme une statue de sel
pliée sa gorge de sel
Lune rouge bisaëule
ointe pour le sacrifice,
Vermine du faux garden
ou du livre de raison.
Ici que le néant ronge
souvenir d’un corps vivant.
Te roule un puissant dictame,
quelque souvenir de noces
cette éclipse somptuaire !
La toute fillette impure
avec jambes de gazelle
Montagnes aromatiques
en miracle du mois doux.
Compter ces podes antiques
Samedi un feuillet neuf.
Au square le dieu muet
silencieux comme une flûte.
Les chiures des maisons
et poussières de murmures.
Que c’est toujours samedi,
un vol éclair d’hirondelles
sur la pensée régulière.
Puis on oublie désespoir
(entre le vrai et le faux)
la détente de la mort.
Au doigt ce mamour tremblant. »
Joseph Guglielmi
Le mouvement de la mort
P.O.L, 1988
Joseph Gulielmi, né à Marseille en 1929, vient de disparaître.
Le dessin est de Thérèse Bonnelalbay, qui fut son épouse de 1959 à sa mort – dans la Seine – le 16 février 1980.
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mardi, 20 juin 2017
Caroline Sagot Duvauroux, « Un bout du pré »
DR
« L’arbre
Les livres se présentent et la mémoire y laboure à sa guise, tout s’actualise de sorte que le livre nait au moment de l’histoire où il n’était pas encore lu. Lire c’est revenir sur la terre mais on ignore où vous débarque la mémoire (cet engin) tout près d’aujourd’hui parfois dans le grand hier. Toutes les plantes ne sont pas annuelles ni vivaces ; celle qui sort là que je n’avais jamais vue, élaborait ses sèves, derrière déjà ; c’est là que j’alunis. D’où venais-je ? je l’ignore, j’emporte d’où je viens au promenoir de ce qui vient. »
Caroline Sagot Duvauroux
Un bout du pré
Éditions Corti, 2017
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Jacques Sicard, « La Géode & l’Éclipse »
À Paul Celan
« Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, de
personne
Comment entendre ces vers ? – À Treblinka, les nazis pratiquèrent comme ils le préméditaient de le faire avec d’autres camps d’extermination, sans en avoir le temps. En 1943, après l’assassinat de près d’un million de juifs, les chambres à gaz sont dynamitées et détruites. Les baraquements, les clôtures et les autres installations démontées jusqu’à totale disparition. Le sol est labouré, planté d’arbres et semé de lupin. Ici, il n’y aura rien eu que le passage des saisons et personne pour témoigner qu’y éclosent des fleurs de lupin. Le lupin qui appartient à la sous-classe des rosidae, dont la rose fait partie.
Comment entendre autrement ces vers ? Une variante de l’Odyssée. “Personne”, Ulysse ; “rien”, la Reine ; “rose”, la prose. C’est sous ce nom qu’Ulysse pour le tromper se présente au cyclope Polyphène, mais aussi à partir de ce nom que devient clair son projet de différer indéfiniment son retour à Ithaque. C’est la place nulle que Pénélope occupe à la suite de ce changement d’identité, où elle tisse et détisse pour Personne. C’est l’efflorescence de la prose qui tout en permettant l’étendue, confère à toute cette vacuité le parfum soutenu de la Rose. Il y a tant de manières de ne pas revenir, sans vous faire injure, n’est-ce pas Paul Celan ? »
Jacques Sicard
La Géode & l’Éclipse
Éditions Le Pli, 2017
02:05 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques sicard, la géode & l'éclipse, le pli
jeudi, 15 juin 2017
Jacques Roman, « Histoire de brouillard : la cinquième saison »
DR
« Enfant, gardant les vaches dans le brouillard, j’ai appris la dessaisie en mon rôle de gardien, la dessaisie en tout rôle. Et, amoureux, j’ai consenti à la dessaisie. Écrivant, j’ai toujours considéré la dessaisie comme l’authentique présence de l’humilité puissante (humilité, humidité, humaine féminitude ?). Je peux dire aujourd’hui du brouillard tenir violemment la traîne. Ainsi, je peux me revoir enfant tenant en ma petite main le tulle d’une robe de mariée au seuil d’une église, invité innocent au seuil d’une noce charnelle que mon âme respirait, je le jure. Du brouillard, déjà, je tenais aussi du corps la saisie, mariée à… l’insaisie ? »
Jacques Roman
Histoire de brouillard : la cinquième saison
Les éditions de l’Hèbe, 2017
18:59 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques roman, histoire dubrouillard : la cinquième saison, les éditions de l'hèbe
mardi, 13 juin 2017
Fernando Pessoa, « Le livre de l’intranquillité »
DR
« Depuis cette terrasse de café, je contemple la vie en frémissant. J’en vois bien peu — elle, cette éparpillée — concentrée ici sur cette place nette et bien à moi. Un marasme, semblable à un début de saoulerie, m’élucide l’âme sur bien des choses. En dehors de moi, j’entends s’écouler, dans les pas des passants, la vie évidente et unanime.
En cette heure-ci, mes sens se sont figés et tout me paraît différent — mes sensations sont une erreur, confuse et lucide tout à la fois, je bats des ailes mais sans bouger, tel un condor imaginaire.
Pour l’homme vivant d’idéal que je suis, qui sait si ma plus vive aspiration n’est pas réellement de rester simplement ici, assis à cette table, à cette terrasse de café ?
Tout est aussi vain que de remuer des cendres, aussi vague que l’heure où ce n’est pas encore le point du jour.
Et la lumière jaillit, se pose si sereinement, si parfaitement sur les choses, elle les dore d’une telle réalité, souriante et triste ! Tout le mystère du monde descend jusqu’à mon regard, pour se sculpter en banalité, en spectacle de la rue.
Ah ! comme le quotidien frôle le mystère, si près de nous ! Montant à la surface, touchée par la lumière, de cette vie complexe et humaine, comme l’Heure au sourire indécis monte aux lèvres du Mystère ! Comme tout cela vous a un air moderne ! Et, au fond, que tout cela est ancien, est occulte, et tout imprégné d’un autre sens que celui qu’on entrevoit luire en toute chose ! »
Fernando Pessoa – Bernardo Soares
Le livre de l’intranquillité, volume II
Traduit du portugais par Françoise Laye
Présenté par Robert Bréchon
Christian Bourgois, 1992
Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne.
14:31 Publié dans Anniversaires, Blog, Écrivains | Lien permanent | Tags : fernando pessoa, le livre de l'intranquillité, bernardo soares, françoise laye, robert bréchon, christian bourgois