dimanche, 08 juillet 2018
André Bernold, « J’écris à quelqu’un »
DR
« Je ne suis écrivain que très accessoirement. Plutôt un graphomane. Même pas un écrivain de l’empêchement. Mais la formule de Beckett est juste. Il suffit de remplacer un mot. Je suis un vivant de l’empêchement. Je vis ce qui m’empêche de vivre. Là, c’est juste. Ça veut simplement dire que je suis malade. Un malade comme un autre. Dans ce que j’écris au fil de la plume je ne sais pas ce qui est bien ou pas bien, parce que j’écris dans un moment d’oubli, pas de récollection. J’écris à quelqu’un dont je me souviens, à partir de l’oubli que je ne conjure qu’un instant pour cette personne. Sinon rien. »
André Bernold
J’écris à quelqu’un
Pages recueillies et présentées par Jean-Pierre Ferrini
Coll. « Particulière », Fage éditions, 2017
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samedi, 07 juillet 2018
Song Lin, « Paysage dans l’œil d’un aigle »
© Pieter Vandermeer
« 1
Rien que le roc, la neige,
noir sur blanc.
Les rigueurs de l’hiver, les eaux ne coulent plus,
les pins ont mis leurs cloches de verre.
2
Rien ne saurait remplacer
l’élévation du roc.
celle des sommets,
sauf la neige qui les recouvre.
3
Des vols d’hirondelles dorment sous les eaux gelées,
dans leur tanière, les ours bruns sommeillent,
marmottes et hérissons s’assoupissent aussi,
en eux s’amassent une neige de graisse.
4
Il n’y a pas de mots, pas de vendeurs de mots,
nul hymne louant les noces, le pouvoir.
Au Tibet, une armée s’enfonce sous la neige,
inhumée dans l’oubli du clair de lune.
5
Le vent est inspiration, volonté,
vitesse du sang en plein vol.
Les ombres se déplacent, puis
les griffes soudain lacèrent le silence.
6
Une réduction, essentielle, comme fait la terre
pour les branches, les feuilles mortes, comme le roc
dressé solitaire, dressé radieux,
devenue fondement de toute sensation.
7
Même les étendues de neige gelée
sont truffées d’amorces noires du soleil.
Le paysage dans l’œil d’un aigle…
poème sur la distance. »
1998
Song Lin – né en 1959 dans la province du Fujian
in Le ciel en fuite – Anthologie de la nouvelle poésie chinoise
Édition établie et traduite par Chantal Chen-Andro & Martine Valette-Hémery
Circé, 2004
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vendredi, 06 juillet 2018
Gu Hengbo, « La pensée nocturne dans le pavillon Haiyue »
Gu Mei, Orchidées solitaires (détail). Musée national du palais, Taipei.
« Au-delà du rideau parfumé
La pluie fine mouille le ciel nocturne
Les feuilles jaunes s’envolent
Je me couvre de vêtements du soir.
La cour peinte ombragée par des lianes
Leurs tiges en harmonie avec l’automne
Les saules cachent la balustrade rougeâtre
La lune jette sur le sol des ombres timides.
Les fleurs grelottent dans le froid nocturne
Ma silhouette amaigrie tremble dans la pénombre
Le perron froid sombre dans une obscurité profonde
Les oies sauvages restent silencieuses sur les branches.
Dans cette montagne la forêt est immense
Je savoure cette vie d’ermite
Le vent se lève du côté des pins robustes
La porte bien fermée je me couche sur la natte. »
Gu Hengbo, prostituée et chanteuse très connue dans la capitale de la dynastie des Ming, était l’une des « huit beautés de Nankin » de son époque. Animée d’une générosité chevaleresque, elle sauva la vie à plusieurs guerriers qui résistaient à l’invasion des Mandchous qui allaient bientôt fonder la fameuse dynastie des Qing. Dégoûtée par la vie de prostitution, elle épousa Gong Hefei, en tant que concubine de grand lettré. Ses poèmes sont célèbres pour la description minutieuse des différents sentiments. Elle mourut à Pékin à quarante-six ans, laissant le Recueil des poèmes écrits dans le pavillon des chatons de saules.
Gu Hengbo – Gu Mei, 1619-1663
In Femmes poètes de la Chine
Traduction, annotations et calligraphies de Shi Bo
Le Temps des Cerises, 2004
https://www.letempsdescerises.net/?product=femmes-poetes-...
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jeudi, 05 juillet 2018
Paul Celan, « Contre personne lové »
DR
« Contre personne lové avec sa joue –
contre toi, vie.
Contre toi, d’un moignon de main
trouvée.
Vous, doigts.
Loin, en chemin,
aux croisements, parfois,
la halte
avec les membres affranchis,
sur
le coussin de poussière Autrefois.
Provision du cœur devenu bois :
qui brûle,
valet d’amour et de lumière.
Une petite flamme de demi-
mensonge encore dans
ce pore-ci,
cet autre, lassé de veille,
que vous touchez.
Bruits de clefs là-haut,
dans l’arbre
du souffle au dessus de vous :
le dernier
mot qui vous ai regardé
doit maintenant rester seul avec soi.
……………………….
Contre toi lové, d’un
moignon de main trouvée :
vie. »
Paul Celan
La rose de personne / Die Niemandsrose (1963)
Traduit de l’allemand par Martine Broda
Bilingue
Le Nouveau Commerce, 1979, rééd. Points Seuil, 2007
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mardi, 03 juillet 2018
Tchouang-tseu, « …un vieil homme qui nageait dans les remous… »
Ike no Taiga – 1723-1776 – , Tchouang-tseu rêvant d’un papillon, ou un papillon rêvant de Tchouang-tseu
« Confucius admirait la cataracte de Liu-leang dont la chute mesurait trente toises et dont l’écume s’étendait sur quarante stades. Dans cette écume, ni tortue géante, ni caïman, ni poisson, ni trionyx ne pouvaient s’ébattre. Soudain, Confucius vit un vieil homme qui nageait dans les remous. Le prenant pour un désespéré, il donna l’ordre à ses disciples de suivre la berge et de le retirer de l’eau. À quelques centaines de pas plus bas, l’homme sortit de l’eau par ses propres moyens. Les cheveux épars et tout en chantant il se promena au bas du talus. Confucius l’ayant rejoint, lui dit : “J’ai failli vous prendre pour un esprit, mais je vois que vous êtes un homme. Permettez-moi de vous demander quelle est votre méthode pour pouvoir nager si aisément dans l’eau.
– Je n’ai pas de méthode spéciale, répondit l’homme. J’ai débuté par accoutumance ; puis cela est devenu comme une nature ; puis comme mon destin. Je descends avec les tourbillons et remonte avec les remous. J’obéis au mouvement de l’eau, non à ma propre volonté. C’est ainsi que j’arrive à nager si aisément dans l’eau.
– Que voulez-vous dire, demanda Confucius, par les phrases suivantes : j’ai débuté par accoutumance ; je me suis perfectionné naturellement ; cela m’est devenu aussi naturel que mon destin ?
– Je suis né dans les collines, répondit-il, et j’ai vécu à l’aise, c’est l’accoutumance ; j’ai grandi dans l’eau et je m’y trouve à l’aise, c’est la nature ; je nage ainsi sans savoir comment, c’est le destin. »
Tchouang-tseu – IVe siècle av. J.-C.
Extrait du chapitre XIX de « Avoir une pleine compréhension de la vie »
In Œuvres complètes
Traduit du chinois, préfacé et annoté par Liou Kia-hway
Gallimard/unesco, 1969, rééd. Folio essais n°556, 2014
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lundi, 02 juillet 2018
Lu Yu, « Sous la lune buvant légèrement »
Haruki Nanmei, Portait de Lu Yu, XIXe
« hier tout autour de l’auvent, la pluie
face à la lampe solitaire je me grattais la tête
cette nuit, le clair de lune plein la cour,
je chante longuement adossé au saule dépouillé
les changements du monde sont immenses, infinis
de la réussite à l’échec un revers de la main
dans la vie d’un humain la chose la plus heureuse est,
allongé, d’entendre qu’on presse le vin nouveau
depuis mon retour de Cheng-tu,
je me lamente de voir parents et amis dépérir
nombre d’entre eux sont déjà inscrits sur le registre des morts
mais qui pourrait vivre éternellement ?
les jeunes pour la plupart je ne les connais pas
nul ne consent à avoir des égards envers le vieillard décrépit
une coupe, personne avec qui la partager
je vais frapper à sa porte pour appeler mon vieux voisin »
Lu Yu – 1125-1210
In L’Art de l’ivresse
Poèmes chinois traduits et présentés par Hervé Collet et Cheng Wing Fun
Coll. Spiritualités vivantes, Albin Michel, 2014
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dimanche, 01 juillet 2018
Tao Yuan-ming, « Étudiant le Classique des montagnes et des mers »
Tani Bunchō, Tao Yuanming assis sous un saule. Japon, 1812
« c’est le début de l’été, herbes et arbres sont luxuriants
les arbres feuillus entourant la maison déploient leur ombrage
les oiseaux se réjouissent d’y trouver refuge
j’aime moi aussi ma chaumière
comme j’ai déjà labouré et même semé,
j’ai du temps pour lire mes livres
mon allée à l’écart est loin des grandes avenues,
même les carrosses des vieux amis font demi-tour
joyeux je bois le vin printanier,
et cueille des légumes dans le potager
une pluie légère vient de l’est,
un bon vent arrive en même temps
je feuillette les aventures du roi de Chou,
promène mon regard sur les images des montagnes et des mers
le temps de baisser la tête et de la relever, j’ai parcouru l’univers
pour se réjouir que faut-il de plus ?
Tao Yuan-ming – 365-427
In L’Art de l’ivresse
Poèmes chinois traduits et présentés par Hervé Collet et Cheng Wing Fun
Coll. Spiritualités vivantes, Albin Michel, 2014
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samedi, 30 juin 2018
Épouse de Dai Shiping, « Poème d’adieu »
Fragment de fresque en stuc polychrome, Dynastie Song, Chine.. DR
« Malgré mon talent et ma sagesse
Fille de triste destinée
Je ne trouve aucun moyen de te garder
Je froisse cette feuille magnifique
J’y couche mon désespoir et ma détresse
Le long du chemin les saules dansent
Ma mélancolie grandit sans cesse
Comment pleurer sur ma mauvaise destinée ?
Ma vie est détruite
À cause de ma légèreté.
Te souviens-tu de nos serments sous la lune ?
Ce n’était pas un rêve.
Si à l’avenir tu reviens
N’oublie pas de rendre visite à notre chambre
Et de verser une coupe de vin sur ma tombe. »
On ne connaît pas le nom de l’auteur qui était la fille d’un riche commerçant de la province du Jiangxi, non loin de Shangaï. Un jour, le lettré Dai Shiping voyageait dans cette province et rencontra cette charmante jeune fille qui tomba amoureuse de lui et l’épousa. Trois ans après, tourmenté par sa première épouse et ses enfants dans son pays natal, Dai voulut quitter Jiangxi et avoua qu’il était déjà père de deux enfants. Le riche commerçant se mit en colère et la poétesse essaya de le calmer. Saluant le départ de son mari Dai, la poétesse lui offrit son coffre de toilette et ce poème d’adieu.
Épouse de Dai Shiping – Dynastie Song du Nord, 960-1279
In Femmes poètes de la Chine
Traduction, annotations et calligraphies de Shi Bo
Le Temps des Cerises, 2004
https://www.letempsdescerises.net/?product=femmes-poetes-...
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vendredi, 29 juin 2018
Sou Che (Su Tung Po), « Sur l’air “Chanson de l’immortel de la grotte” »
« Ses os étaient de jade ;
Sa chair un frais cristal de glace, sans une goutte de sueur.
Le vent emplissait d’un parfum secret tout le palais au bord de l’eau.
Quand s’écartait le store brodé, le clair de lune nous épiait.
Pas encore endormie, elle appuyait sur l’oreiller sa chevelure en désordre.
Je me levais pour saisir sa main de soie.
Aucun bruit à la porte du pavillon.
Parfois, on voyait une étoile filante traverser la Voie Lactée.
Je demandais : “Où en est-on de la nuit ?”
“C’est déjà la troisième veille.”
Les flots dorés de la lune pâlissaient ; les étoiles du Cordeau de Jade* s’inclinaient.
Nous calculions sur nos doigts quand viendrait le vent d’Ouest**.
Et pourtant, nous ne parlions pas des années,
Qui secrètement s’échappent. »
* La queue de la Grande Ourse, qui tourne autour du Pôle avec les saisons.
** L’automne
Sou Che (Su Tung Po) — 8 janvier 1037- 24 août 1101
Traduit du chinois par O. Kaltenmark
In Anthologie de la poésie chinoise classique
Sous la direction de Paul Demiéville
Gallimard, 1962, rééd. Coll. Poésie/Gallimard, 2000
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jeudi, 28 juin 2018
Li Qingzhao, « Sheng Sheng Man »
Zhao Bingzhen, Musée du Palais, Pékin
« Chercher chercher,
seule seule toujours,
triste triste toujours.
Tantôt chaud tantôt froid :
guérir est difficile.
Avec deux ou trois verres de vin doux,
comment résister à la violence du vent nocturne ?
Des oies sauvages passent :
chagrin renouvelé,
voilà de vieilles connaissances.
Terre jonchée de chrysanthèmes,
corolles desséchées.
Qui voudrait en cueillir encore ?
À la fenêtre toute seule,
comment tuer le temps jusqu’à la nuit ?
Platane sous la pluie fine,
la nuit tombe, dian-dian, di-di*.
C’est comme ça :
en un seul mot : chagrin. »
* goute à goutte
Li Qingzhao – 1084-1151
In Poèmes à chanter Tang & Song
Traduits et présentés par Yun Shi & Jacques Chatain
Coll. Morari, éditions Comp’act, 1988
un autre poème de Li Qingzhao sur ce blog : http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2016/02/08/...
15:46 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : li qingzhao, sheng sheng man, poèmes à chanter tang & song, yun shi, jacques chatain, morari
mercredi, 27 juin 2018
Tu Long, « Propos détachés du Pavillon du Sal »
Anonyme, Portait d’un lettré. Peinture, couleurs sur soie. XIe siècle, dynastie des Song du Nord. Musée du Palais, Taipei
« Se pencher sur son reflet solitaire dans un étang et s’amuser à regarder les poissons agitant l’eau de leurs bonds.
Suivre dispos et nonchalant les détours d’un sentier et voir soudain une pousse d’orchidée sortir de terre.
La perfection existe dans l’infime et le plaisir n’en est que plus fort.
Épanouir ses talents et ses vertus comme de jeunes fleurs, jardin printanier sous une brise ensoleillée.
Porter ses cheveux blancs comme un arbre ses feuilles rougies, forêt automnale au paysage encore plus somptueux. »
Tu Long – 1542-1605
Propos détachés du Pavillon du Sal
Traduits du chinois & présentés par Martine Vallette-Hémery
Séquences, 2001
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mardi, 26 juin 2018
Li Ho, « Servez le vin »
Grande jarre à tête anthropomorphe (détail), culture de Majiayao. Chine du Nord, fin du IIIe-début du IIe millénaire avant notre ère. Terre cuite chamois, décor peint. Musée Guimet, Paris
« Lourd lapis-lazuli
Ambre sombre et puissant.
Le vin quand il jaillit des tonnelets
tombe comme un collier de perles rouges.
Dragon à la vapeur phénix rôti
larmes grasses de jade qui ruissellent
Tapisseries brodées rideaux de gaze
conservent les parfums à l’intérieur.
Flûte d’os de dragon
Tambours en peau d’iguane
Chantent les dents brillantes
Dansent les tailles fines.
Surtout dans le vert tendre du printemps
dans la lumière de ce crépuscule
Quand une averse de fleurs de pêchers
tombe sur terre comme une ondée rouge.
Buvez buvez toujours je vous adjure
buvez enivrez-vous la vie entière :
Il n’y a plus personne désormais
qui verse sur la tombe de Liu Ling un peu de vin* »
* Liu Ling, célèbre jouisseur du IIIe siècle, avait demandé qu’on l’enterre avec des gourdes de vin. Mais, plus de cinq cent ans après sa mort, plus personne ne survit pour entretenir sa tombe et lui donner à boire. (NDT)
Li Ho – 791-817
In Ombres de Chine – Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue
Choix, traduction et commentaire par André Markowicz
Inculte / Dernière marge, 2015
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