mercredi, 27 mai 2020
Claude Esteban, « Compartiment C, voiture 293 »
Edward Hopper, Compartment C, car 293, 1938, Collection IBM, Armonk, New York
« On prend encore le train pour voyager, surtout lorsqu’on est une jeune femme seule. Il y a des trains commodes qui partent en fin d’après-midi et qui vous laissent, le soir, déjà loin des grandes villes, dans de charmantes gares de province. On peut ainsi, sans vraiment se fatiguer, rejoindre sa famille pour le week-end, et revenir le dimanche, pas trop tard, après avoir embrassé ses parents, sur le quai, dans une gentille station en briques rouges. Il y a des compartiments pour dames, où une dame peut lire sans être dérangée, ou bien regarder tout simplement le paysage. Mais la nuit tombe vite, et il vaut mieux feuilleter un magazine pour dames que l’on a acheté avant de partir et qui est plein d’articles intéressants pour entretenir son jardin ou se faire friser les cheveux. Ce sont des compartiments très agréables, presque des salons. Les banquettes sont en velours vert avec de gros accoudoirs sur l’allée centrale. Dans l’angle supérieur, il y a une lampe avec un abat-jour blanc, presque une lampe de chevet. La lumière qu’elle diffuse est douce. Sur le dossier, la housse blanche est toujours très propre. Les employés doivent la changer tous les jours, peut-être même à chaque voyage. C’est presque comme si l’on était chez soi, avec quelque chose en plus, le paysage qui bouge, un pont de pierre que l’on aperçoit, juste un instant, à travers la vitre. On peut croiser les jambes, mais il est préférable de garder son chapeau. Une autre dame pourrait venir s’asseoir en face de vous, une dame un peu âgée, très convenable. On parlerait alors avec elle, après un moment, par courtoisie. On dirait que l’on apprécie cette couleur vert pâle des fauteuils, qu’elle est reposante, même si, pour sa part, on aurait choisi le rose. On parlerait peut-être aussi du temps. On regretterait qu’il fasse si chaud, en fin d’été, dans les grandes villes. On dirait qu’on aimerait vivre à la campagne, dans une ferme, avec des animaux. On a gardé son chapeau, on est seule dans le compartiment. Le temps passe. On a presque fini de lire cette revue. Il ne reste plus que les mots croisés. On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacent en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde les jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines. »
Claude Esteban
Soleil dans une pièce vide
Flammarion, 1991
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mardi, 26 mai 2020
Claude Esteban, Trois pages de « L’insomnie, journal »
DR
« Corridors
Qu’on ne ferme pas la porte
durant la nuit.
Non, s’il vous plaît. Pas même
si le vent caille
en pierre fine,
en air irrespirable, en
poumon gris.
Non. Il se peut
qu’une tête s’approche,
le chignon d’une femme,
une virtualité.
Laissez-la venir. Qu’elle passe
et qu’elle se perde,
pauvre ombre sans corps
entre les murs
entre les flaques de sang
inodores.
Laissez la porte
ouverte à qui voudra
aller et venir
entre deux fêtes
sans lendemain.
27 déc. 86
Matin
Le jour qui n’a pas été
continue de revenir.
Il descend dans la rue
et déambule
entre les gilets neufs et les bouteilles,
léchant les vitrines,
dorant les statues.
Le jour qui n’a pas été
ne se défend pas. Il
n’a pas besoin de voir, il sait
tout.
Qui va vivre et qui
porte déjà
le signe de la mort à la boutonnière.
Le jour qui n’a pas été
ne me connaît pas
et il cogne à moi sur les trottoirs.
28 déc. 86
Ombre
Elle me dit : viens. J’avance
mais je ne la trouve pas.
Je trébuche dans mon sommeil
sur des milliers de mouettes,
sur des bateaux sans moteur, sur
des bicyclettes,
sur des rapports scellés auxquels je ne comprends rien.
Elle me dit : viens. Et je n’ai
plus de bras
ni d’yeux pour voir, ni nom
entier.
Elle me dit : viens. Mais l’insomnie
tire le rideau.
30 déc. 86 »
Claude Esteban
L’insomnie, journal
traduit de l’espagnol par Emmanuel Hocquard & Raquel Levy
Fourbis, 1991
Extrait du seul livre pour lequel la langue espagnole s’est imposée à Claude Esteban. Publié dans cette langue avec une traduction italienne de Jacqueline Risset sous le titre Diaro immovil par Scheiwiller à Milan en 1987. Claude Esteban ne voulut pas se traduire en français. Emmanuel & Raquel donnèrent cette version, remercions-les.
17:06 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, l'insomnie, journal, emmanuel hocquard, raquel levy, fourbis
lundi, 25 mai 2020
Isabelle Baladine Howald, « La lisibilité des signes »
Isabelle Baladine Howald, entre Sophie & Claude Chambard, été 1985, château de Bonaguil
« J’avais six ans, j’apprenais à lire, à écrire, de façon inséparable.
Je n’ai désormais plus jamais séparé ces deux choses.
Je lisais tout, le moindre panneau, la moindre affiche, la moindre enseigne, le dos d’une boîte, l’étiquette d’un produit, et les livres, tous les livres. J’ai lu tard des livres enfantins, et suis passée en un mois de temps à la littérature.
J’écrivais très mal, c’est toujours le cas —“Écriture impossible”, sur les bulletins ; ça ne m’a jamais arrêtée… J’avais trouvé un monde, le mien, silencieux, solitaire, d’où je n’émergeais que contrainte et forcée, à demi hallucinée, peuplée de fantômes.
Maupassant, dans un de ses livres, décrit son “éblouissement”, enfant, découvrant lors d’un mariage – il me semble –, en se glissant sous la table, “le bracelet de chair” entre le bas et la jarretelle de la jeune fille, tellement émerveillé qu’il dit avoir passé le reste de sa vie à la recherche de ce qu’il éprouva ce jour-là et qu’il n’a, bien sûr, qu’illusoirement retrouvé de temps en temps… C’est le sujet de tous ses livres : l’illusion perdue. L’écriture a de l’expérience érotique au moins cette approche de l’autre dont on ne fait que s’approcher. Mais l’autre, pas plus que l’écriture, personne, jamais, ne l’aura à soi.
La découverte de ce continent fut mon éblouissement à moi. Je passerai ma vie à rechercher cet instant et, parfois, parfois, éperdument reconnaissante, je m’en approche.
Je passerai ma vie à aimer les livres, à tout aimer d’eux, pas seulement les lire ou en écrire. J’aime les écrivains, les éditeurs, les libraires, les lecteurs ; j’aime les bibliothèques privées, plus secrètes que les publiques ; j’aime les textes ; j’aime m’occuper des livres, les ranger, les porter, les nettoyer, les couvrir, les dévêtir de ces affreux plastiques qui les isolent de l’air et des mains, les offrir, les annoter, regarder s’ils sont collés ou cousus (je les préfère cousus), prendre le coupe-papier… Il n’y a plus guère que les éditeurs de poésie à ne pas couper les cahiers des livres par avance. Il y a aussi un petit Beckett, L’Image, qui se vend mal, et dont le stock d’exemplaires non découpés n’est sans doute pas encore épuisé…
J’aime tous des livres. Le plus mauvais d’entre eux sera toujours bien traité ; j’aurai toujours du mal à l’imaginer mis au pilon.
Je m’épuise dans cet amour et, parfois, je désespère de tout ce que je ne peux lire.
Dans le jour qui se lève, on me trouve assise à écrire.
C’est sans doute pour retrouver la lisibilité des signes ou écrire le livre qu’à six ans j’ai cru voir. »
Isabelle Baladine Howald
in Soixante-cinq histoires de livres
Arléa, 2003
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Isabelle Baladine Howald – née le 25 mai1957.
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samedi, 23 mai 2020
Claude Esteban, « L’ordre donné à la nuit »
Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600.
Rome, chapelle Contarelli de l'église saint-Louis-des-Français
« […] je ne puis, aujourd’hui encore, discerner très précisément les mobiles de ce véritable envoûtement qu’a exercé sur moi La Vocation de saint Matthieu. Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats — ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité presque toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente – fictions mythologiques, scénographies sacrées, portraits ou simples paysages –, il se révèle singulièrement ardu, et peut-être chimérique, de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu. Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant. »
Claude Esteban
L’ordre donné à la nuit
Coll. L’Image, Verdier, 2005
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vendredi, 22 mai 2020
Claude Esteban, « Sur la page, le mot matin »
© Jean-Marc de Samie / CIPM
« Chaque matin, j’écris sur une page le mot matin, juste pour m’assurer qu’il existe un mot, un seul, pour dire que le matin existe, et que j’en ai la certitude puisque je peux l’écrire sur une page. C’est déjà une manière de réconfort, minime certes mais appréciable, car tout devient obscur à mes yeux depuis quelque temps, les choses me frôlent et puis s’en vont, et j’ai tant de mal à les retenir dans mes mains, et davantage encore dans mes phrases. Alors se persuader, une fois de plus, qu’on peut parler du matin, de ce matin d’aujourd’hui, ou du moins poser le mot sur une page, représente comme une petite victoire contre le néant. Sans doute faudrait-il s’y prendre mieux, regarder plus longuement, ou ne pas regarder du tout, cet arbre devant la fenêtre, ce toit de briques. Peut-être qu’en observant ce qui se passe le matin, ou à l’inverse, en l’imaginant, je finirais par ressentir quelque chose, puisque j’ai besoin de mots pour me convaincre que, moi aussi, j’éprouve, je perçois, je ressens. Mais à quoi bon raisonner de la sorte ? Le matin, ce matin d’aujourd’hui, est confus, désordonné, immense. Si mon regard s’attarde sur une branche de cerisier, si j’essaye de trouver les mots pour le dire, c’est tout ce qui reste qui m’échappe. Un oiseau noir posé sur une antenne de télévision, juste en face, un nuage en forme de lotus, un papier qui vole dans la cour. Et je ne mentionne ici que les spectacles qui s’offrent à moi, mais la vue n’est pas tout. Il y a ce que j’entends, la voix aigüe de la poissonnière, des pas dans l’escalier, que sais-je encore ? Et puis, et surtout, toutes ces odeurs qui m’assaillent, qui me déconcertent. Quelqu’un, dans l’atelier de droite se chauffe avec un poêle à bois. L’odeur envahit la venelle, je l’aspire avec volupté, mais ce feu de bois, saugrenu à Paris, m’en rappelle un autre, celui qui brûlait dans la cheminée de ma grand-mère. Ou ne serait-ce pas un autre feu, une autre odeur, plus âcre, à Tanger, en traversant la casbah, ou plus tard en Provence, dans ma belle maison ? Je m’égare au fond de mes souvenirs, et pendant ce temps le matin grandit, s’élargit, prend sa dimension triomphale. Et pour ne pas me retrouver trop seul, j’écris sur la page blanche le mot matin. »
Claude Esteban
Janvier, février, mars – pages
Farrago, 1999
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jeudi, 21 mai 2020
Claude Esteban, « Au plus près de la voix »
© Jean-Marc de Samie / CIPM
« Peut-être que l’écriture qui est la nôtre nous enferme sans issue dans un espace à deux dimensions. Peut-être que la page écrite, fût-elle raturée, offerte à d’autres signes plastiques ou idéographiques, demeure un piège auquel on feint d’échapper sans jamais y parvenir. Mais si notre regard ne parvient pas à se détacher du livre et de ce qui est là consigné, il importe, du moins, que l’œil écoute1, ainsi qu’il fut dit une fois, et que l’oreille s’arrache à sa torpeur. Il nous faut restituer à la voix, celle qui murmure secrètement sous le couvert des lignes, quelque chose de son tremblement, de sa teneur unique, de sa fragilité aussi bien. Par-delà ou en deçà du discours, ce réseau de significations qui ne renvoie qu’à sa propre logique, la voix est véritablement un geste de la parole, un élan vocatif tourné vers l’autre, une question ouverte, offerte au dehors. Oui, tout autant que l’apparition du visage pour Emmanuel Levinas, la voix qui se devine dans le poème, c’est encore le corps de l’autre, tel qu’il m’apparaît et qu’il sollicite de moi que je le découvre dans son altérité fondamentale, étrangère et cependant garante de ma propre identité. Le poème, ainsi entendu, au sens premier du terme, devient le lien d’un face-à-face entre le Tu et le Moi, non plus sous le signe de la défiance et de l’opposition, mais sous les espèces d’une sorte d’assentiment qu’on pourrait appeler la justice ou, du moins, la justesse de l’esprit. Et Levinas dit encore, à propos de Paul Celan, de cette marche harassante entre l’espoir et la nuit : “Comme si, en allant vers l’autre, je me rejoignais et m’implantais dans une terre désormais natale.2» Sans doute est-ce là se laisser entraîner vers quelques horizons qu’on estimera par trop improbable, mais le livre qu’on ne quitte pas des yeux, le livre de poèmes, ne peut-il, aujourd’hui ou demain, redevenir cet “instrument spirituel3” dont Mallarmé pressentait l’imminence ? Instrument spirituel et matériel tout ensemble : virtualité d’une musique, unisson du sensible et des signes, pierres légères sous les pas d’Orphée. »
(Dernier paragraphe d’une conférence prononcée au Centre International de Poésie Marseille en juin 2003)
1. Allusion au livre de Paul Claudel, L’œil écoute, publié initialement en 1946, et réédité, augmenté, en 1965. Les deux éditions sont publiées par Gallimard.
2. Emmanuel Levinas, Paul Celan, de l’être à l’autre, Fata Mogana, 2003.
3. Stéphane Mallarmé, « Le livre, instrument spirituel », in Quand au livre, 1897 – disponible à la William Blake and Co. édit, 2011.
(Les 3 notes sont du blogueur)
Claude Esteban
Ce qui retourne au silence
Farrago, 2004
17:49 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, au plus près de la voix, ce qui retourne au silence, paul claudel, emmanuel levinas, stéphane mallarmé, farrago
mercredi, 20 mai 2020
Salah Stétié, « Cinq poèmes de “Inversion de l’arbre et du silence” »
DR
« Dans le cercle du cercle
Est le cercle, est le contenu du cercle
Endormi dans l’oiseau
Au bois très frais de la pluie effrayée
Contenu dans le contenu du doute
: Oiseau de pluie sorti
Le goudronneux l’oiseau
Enfermé dans le doute
Fils du deuil il rompt les fagots de pluie
*
Dans l’immortalité de ce mourir
Avec le bois renoncé de la forêt
Et la fillette et la violette et la craie
La brume ensemencée étant brume
Le soudain corps – brisé sa lampe : larme
Ô recueillie et prise aux cils errants
Le corps ayant brisé sa lampe
Une fillette a recueilli ce peu
De rien au désordre du verre
*
Quelle eau très pure
près des larmes ?
Et qui retient l’éplorée d’une brume
Son bois tremblé
Luttant de ruse avec le rossignol
*
Le livre, le rompu, l’indécidé
En absolu théâtre
Et la poupée de son cri s’est éloignée
Voilée de vin, voilée de pauvre blé
Aux fins du pain inexpliqué, aux fins
, Livre enterré, du blé qui sera blé
Livre enterré dans la terre du livre
Comme poupée séparée de son cri
À l’aube, au tranchant vieilli des charrues
*
L’herbe qui bruit, enfance
Avant mourir, source lavée
Par l’herbe uniquement, tenant
Un peu de neige au feu de la poitrine
La terre aussi : image
Atteinte à la pointe arquée de libellule
Avant la mort, centre
Au centre de cela inapparue
Puis parue Oh ! ô blé de transparence
Par le cristal du centre
Du centre de cela formé de neige
Au point du centre de cela (…) dans le souffle »
Salah Stétié
Inversion de l’arbre et du silence
Gallimard, 1980
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mardi, 19 mai 2020
Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »
« Mes yeux
sont grands ouverts pour toujours
et pourtant j’étais borgne et tous ceux
qui maintenant me plaignent
se moquaient de moi, on criait, vite
vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil
cachez-vous car il jette
le mauvais sort, les filles n’auront jamais
d’amour s’il les regarde et moi
je leur lançais des pierres
et le dedans de mon cœur
devenait chaque fois plus dur et c’est vrai
qu’ils ont peint deux yeux
sur la tablette de cire et que je souris.
* * *
Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma
fourrure, je veux
que tu délires, mon cher amour,
lorsque tu me touches, c’est jour de fête
puisque ton pénis
est grand et qu’il me traverse
je veux
cette sueur encore entre nous comme
un ruisseau de tendresse et qu’il y ait
quand tout s’achève
ce cri, ce repos, ce
cri
où suis-je, mon cher amour, où sont-ils
les chemins pour te rejoindre
dis-moi que tout mon corps
ne va pas mourir
maintenant que les fourmis approchent. »
Claude Esteban
Fayoum
Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000
repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001
17:43 Publié dans Arts, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, fayoum, farrago, morceaux de ciel, presque rien, gallimard
lundi, 18 mai 2020
Bernard Manciet, « Impromptu de Tabago »
DR
« Impromptu de Tabago
Jaspe noir que ce minuit
cette nuit toute une grappe
tourne et tourne sous la main
hanche lisse argile sombre
rôde encore svelte cruche
t’arrondis comme la paume
lune épaule épanouie
sois pavane lune noire
sur la pointe de ton pied
d’une paume sois la joue
et contre la joue oiseau
cruche toute sois un pleur
parole en forme de larme
sombre ou d’un grain de raisin
goût d’argile goût de rhum
goût de larme goût de brume
à l’aube fine chemise
qu’un souffle disperse en bruine
pour qu’au noir d’aube sois brume
grain d’argile chair de poire
cruche pure figue bleue
de salive revêtue
mais gorgée obscur sanglot
langue laquée et léchée
mais de tes grains couronnée
cruche mon figuier en feux
posée au port de Bordeaux
sois plus ronde sous la main
maison où jeunesse habite
d’un alto l’âme sonore
mais oreille d’aromate
où se chuchote le jais
en trille délicieux
figue sèche lèvre épaisse
violette et vanillée
banane mûre ce cou
qui déteint le long des flancs
tulipe la sombre joue
qui renferme ses cachous
maison de musique cruche
musique de Tabago
tourne ton chancellement
entre les doigts et t’incline
et t’inclinent tes coteaux
nous versant fraîcheur de chai
parfum de vin voyagé
tout le flanc d’un cargo lourd
d’une nuit chaude d’épices
d’une sueur d’août humée
cargo de vin charge creuse
de mots purs sous notre langue
de grain de peaux doux couteau
cruche de vin chancelante
qui déborde sur les hanches
soit touffes soit cheveux grappe
boucles par bouquets ce soir
cruche en vigne toute entière
telle un adolescent tournante
bien fessu lorsqu’il se lève
de sources grives frémie
mon argile aux mille pampres
chair de l’âme si le doigt
trace en couleuvre en lierre
de l’orteil jusques au souffle
frêle fêlure un éclair »
Bernard Mancciet
Impromptus
Bilingue
Traduit de l’occitan par l’auteur
L’Escampette, 1997
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dimanche, 17 mai 2020
Àlex Susanna, « Deux poèmes »
DR
« Nature morte
à Miquel Vilà
Sur la table reposent des livres,
des lunettes, un cahier, un crayon :
les instruments de quelqu’un qui a perdu
son temps à lire et à écrire,
à essayer de peaufiner quelque poème
où entrer et se reposer, ou bien se terrer dans son trou
après une journée plutôt morose…
Avant on trouvait encore des gens qui construisaient
des temples, et même d’imposantes cathédrales :
aujourd’hui nous nous contentons, la nuit venue,
d’une grotte, d’un abri quelconque
pour échapper à cet excès de mauvais temps
et cacher le froid qui par dedans nous ravage.
Sur le son et sur le sens
Il arrive que cette langue, la nôtre,
claque encore comme bois vert :
la verrons-nous brûler un jour
en silence comme ses sœurs ?
Tous ces crépitements, ces grésillements,
ces craquements, ces braillements à foison,
la danse de tous ses sons exacerbés
après tant d’années de prostration,
distrait et charme, excite même
mais finit par lasser :
dans le silence de la nuit,
lorsque d’une langue nous attendons
quelque chose de plus qu’une bonne musique,
nous voudrions arriver à entendre,
tout au fond de chaque vers,
le bourdonnement persistant d’une sobre
combustion, le lointain ressac
des jours à jamais perdus,
les brusques poussées des marées
qui trop souvent nous expulsent
de ce que nous croyons vraiment nôtre,
et tout l’enchevêtrement de courants
et de contre-courants d’un temps transformé,
plutôt qu’en un poulain écervelé
qui fuit sans savoir où il va,
en un coureur de fond
de plus en plus épuisé
qui revient constamment sur ses pas
pour voir si jamais il trouve la sortie
du labyrinthe où sans le vouloir
un beau jour il est entré par distraction. »
Àlex Susanna
Inutile poésie
Poèmes traduits du catalan par Bernard Lesfargues
Bilingue
Fédérop, 2001
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samedi, 16 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Trois poèmes »
DR
« Les avantages de l’érudition
Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne
Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer
Un bol de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
De seize ans nées de mon imagination.
Miroir vide
Tant que nous vivons perdus
Dans le règne de la finalité
Nous ne sommes pas libres. Je m’assois
Dans ma cabane de dix mètres carrés.
Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.
Frémissement des feuilles. Murmure
De l’eau sur les rochers.
Le canyon m’enserre.
Au moindre geste, la grenouille de Basho
Sauterait dans la mare.
Tout l’été les feuilles dorées
Des lauriers ont virevolté dans l’espace.
J’ai remarqué aujourd’hui
Qu’une feuille d’érable flottait
Sur la mare. Dans la nuit
Je reste à fixer le feu.
Je voyais autrefois des cités de feu,
Villes, palais, guerres,
Aventures héroïques
Dans les feux de camp de la jeunesse.
Je ne vois plus qu’un feu désormais.
Ma poitrine bouge tranquillement.
Les étoiles bougent là-haut.
Dans l’obscurité transparente
Un dernier tison rougeoie
Parmi les cendres.
Sur la table, il y a une peau de serpent
Desséchée, une pierre brute.
“Dans l’air chaud d’avril…”
Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins,
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où des pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Sequoia
Langsdorffii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence
Qu’en nombre d’années.
Ici, dans la douce et moribonde
Puanteur des fleurs printanières, rejetés,
Deux épaves ensemble,
Sous cet arbre l’espace d’un instant,
Nous avons échappé aux duretés
De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour
Trahi. Et ce qui aurait pu être,
Comme ce qui pourrait être, s’évanouit
Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser
Que ces idéogrammes
Imprimés sur les immortels
Hydrocarbures de chair et de pierre. »
Kenneth Rexroth
Les constellations d’hiver
Poèmes traduits de l’américain par Joël Cornuault
Bilingue
Librairie La Brèche, 1999
http://librairielabrecheditions.blogspot.com/p/catalogue.html
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vendredi, 15 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »
DR
« Au pied du mont Soratte
L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic,
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.
La roue tourne
Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*
Composa quand il avait un certain âge.
Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.
La terre tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au cœur de cents monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus. »
* Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —, aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)
Kenneth Rexroth
L’automne en Californie
Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault
Bilingue
Fédérop, 1994
14:14 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : kenneth rexroth, deux poèmes, la roue tourne, joël cornuault, fédérop, au pied du mont soratte