mercredi, 25 mars 2020
Constantin Cavafy, « Deux poèmes»
DR
« Une nuit
La chambre était pauvre, vulgaire,
Cachée à l’étage d’une taverne louche.
De la fenêtre, on apercevait une ruelle,
Étroite, malpropre. De la salle,
Montaient les voix de quelques ouvriers
Qui jouaient aux cartes et s’amusaient.
Là, sur un lit simple, ordinaire, j’avais eu
Son corps, le corps même de l’amour, j’avais
Eu les lèvres, les lèvres voluptueuses et
Rouges de l’ivresse. Rouges et d’une telle
Ivresse qu’à l’instant même où j’écris,
Après tant d’années, dans ma maison solitaire,
Je suis ivre, ivre à nouveau.
Jours de 1908
Il se trouvait sans travail, cette année-là,
Il vivait des parties de cartes et de trictrac,
Il vivait d’emprunts.
On lui avait offert un petit emploi,
Trois livres par mois, dans une petite librairie ;
Il avait refusé, sans hésiter. Ce n’était pas pour lui.
Ce n’était pas un salaire pour un jeune homme
De vingt-cinq ans, et de bonne formation.
Il gagnait à peine deux ou trois shillings
Par jour. Il ne pouvait pas gagner plus aux cartes,
Ou au trictrac, le pauvre garçon, dans les cafés populaires
Où il pouvait aller, même en jouant bien, même
En choisissant des adversaires idiots. Quand aux emprunts,
C’était presque rien. Il obtenait rarement un thaler,
Plus souvent la moitié ; il se contentait assez souvent
De shillings.
Dans la semaine, quelquefois à plusieurs reprises,
Lorsqu’il réussissait à s’éveiller dispos,
Il allait au bain, la nage le ranimait.
Ses vêtements étaient dans un état lamentable.
Il portait toujours ce même costume,
Un costume décoloré.
Ah ! Jours de l’été 1908 !
Oublié, le lamentable costume
Décoloré, il a disparu de votre image.
Vous conservez celle de ce moment-là
Où il enlevait ses vêtements indignes,
Son linge trop usé ; il restait alors
Totalement nu, miraculeusement beau,
Cheveux ébouriffés, corps légèrement bronzé,
À cause du bain, et de la plage, dénudé, le matin. »
Constantin Cavafy
Poèmes
Présentation et texte français par Henri Deluy
Fourbis, 1993
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mardi, 24 mars 2020
Gérard Manley Hopkins, « Inversnaid »
« Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,
Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! »
Gérard Manley Hopkins
Grandeur de dieu et autres poèmes (1786-1889)
Traduits de l’anglais par Jean Mambrino
Préface de Kathleen Raine
Granit, 1980
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lundi, 23 mars 2020
Camillo Sbarbaro, « À Carlo Tomba »
DR
« Si je pense à ma jeunesse – minuscule et factice – je vois le blanc visage effilé qui me faisait face, assis dans la fausse lumière des tavernes. Le pichet posé entre nous était le centre d’un monde. Verre après verre, nous buvions jusqu’au moment où la main de l’un cherchait la main de l’autre. La glace était rompue, sous laquelle nous nous touchions comme des spectres. Et bras dessus bras dessous nous sortions dans le monde transfiguré.
Sur la place le chanteur ambulant dilatait les cercles du sortilège que nous traversions à grand’peine. Nous partions en quête d’une auberge comme d’un eldorado, et la plus mesquine et la plus reculée semblait devoir nous révéler un nouvel aspect de la ville – que nous désespérions d’étreindre tout entière. Les quartiers pauvres étaient nos préférés. Explorant ruelles et placettes, nous en faisions des yeux l’amoureux inventaire.
Oh ! les vies que nous avons vécues ! Nous étions, par moments, la sage demoiselle derrière le comptoir ; le comptable sorti nettoyer ses lunettes sur le seuil du magasin ; la vieille qui collecte la monnaie dans les lieux publics ; l’homme sombre qui heurte un autre passant ; la fillette qui traverse la rue à cloche-pied et qu’un porche engloutit…
Vies d’un instant ; plus intenses que la nôtre, déserte…
Tout se vêtait alors d’ambiguïté. Des choses n’existèrent que pour nous. Chaque rue avait une signification, chaque soupente éveillait le soupçon. Certaines mines décrépites nous angoissaient, visages chagrins, bouches muselées, fronts moites. Nous les fixions, hallucinés, avec ce regard que pose l’homme avant l’adieu sur le visage qu’il ne veut pas oublier. Il y avait des heures où une fenêtre d’entresol nous écrasait de sa personnalité.
Que fut ma jeunesse, sinon cette dérive vagabonde ? Déraciné de l’humanité, je me dispersais dans un servile amour des choses. Marionnette tragi-comique, unique protagoniste d’une aventure inhumaine. Éponge morne qui s’imprégnait de sensations.
Maintenant, depuis quand ? les carrefours et les venelles ne parlent plus le langage déchirant d’autrefois. Les arbres me consolent et les animaux me font à nouveau sourire. Depuis ce jour est mort le pantin ivre et tragique que tu connais. Suicidé, ainsi qu’il lui plaisait, il gît de guingois sur une petite place où personne ne passe.
Mais, aux heures désolées, le survivant remâche le vieux quignon de joie, terrassier mélancolique fouillant les décombres de sa maison.
Et cheminant sans savoir où il va – à contrecœur comme l’enfant qu’on traîne par la main – il tourne vers toi et cette larve de jeunesse son visage désespéré. »
Camillo Sbarbaro
Copeaux (1914-1918), suivi de Feux follets (1956)
suivi de Souvenir de Sbarbaro par Eugenio Montale
Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para
Clémence Hiver, 1991
https://www.rue-des-livres.com/livre/2905471255/copeaux____feux_follets.html
17:59 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : camillo sbarbaro, carlo tomba, copeaux, feux follets, jean-baptiste para, eugenio montale, clémence hiver
dimanche, 22 mars 2020
Claude Esteban, « À rebours, confusément »
DR
« Si je pensais, c’était une falaise
à l’horizon, des routes
vides,
un soleil invisible sur la mer, ce rose
dans les roseaux, comme
du vent solide, l’air qui devient
blanc, c’était
une falaise d’ocre avec la main
qui l’inventait
sur un carré de toile et trois couleurs.
———————————————
Les morts n’ont pas
de lieu, pas d’ombre à eux, mais
ils durent dans les yeux
des autres, ceux qui sont là, les morts
le savent, ils se souviennent
et c’est une façon à eux
de vivre une seconde fois sans que rien
maintenant les blesse et c’est
trop de douleur pour ceux qui restent, trop
de malheur qu’il faut chasser pour être un peu.
———————————————
Peut-être viendra-t-elle
et je ne la reconnaîtrai plus, un soir,
elle, si jeune maintenant et brune, sans que
j’entende ses pas
et ce sera brusquement
le même désir emmêlé de nous et
je toucherai cette bouche
qui ne peut mentir
ni me dire qu’on l’attend ailleurs et que ce soir
elle passait très vite.
———————————————
Frères, hommes, humains, un autre
vous appelait ainsi et vous l’avez laissé
mourir très loin de son amour, frères,
faut-il encore
qu’on s’adresse à vous, dans la hâte,
dans le tourment des os, frères, n’êtes-vous là
que pour cet unique regard
sur ceux qui partent, qui sont
là, qui ne sont plus là,
et vous devant, frères vivants, qu’on aime encore.
———————————————
Une femme a souri
dans son sommeil et dehors
le premier oiseau commence à dire
que c’est l’aube et cette femme
bouge un peu, elle a des seins
qu’il faudrait caresser, je crois, pour
vivre encore, un peu
de temps encore et je suis
là, près d’elle, comme
une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.
———————————————
La porte, la dernière, la plus
obscure
est ouverte, sache-le, nuit et jour,
personne jamais ne la referme,
aussi ne te hâte pas, tu franchiras
le seuil à ton heure, quelqu’un
veille là-bas qui n’a pour tâche que le poids
des âmes, les corps
eux, ne souffrent plus ni
ne se souviennent, ni ne reviennent non plus.
———————————————
Mais n’est-ce pas
dans un soir comme celui-ci,
facile, la terre
a des façons très douces
de vous endormir, il y a, un peu
partout, dans le ciel au-dessus, des
anges, des chants
qu’on n’entendait presque plus, c’est
peut-être la fin
et c’est facile, il suffit de fermer les yeux. »
Claude Esteban
Sept jours d’hier
Fourbis, 1993
18:03 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : claude esteban, à rebours, confusément, sept jours d'hier, fourbis
samedi, 21 mars 2020
Fabienne Raphoz, « Pendant 46 –48 »
DR
« 46
Le soleil se fout de l’œil :
toutournerond
(sauf les stridences trissées des hirondelles bleues témoins)
47
il s’est ennuagé un mont
tellement fort
que geais et pies en extraient
la seule stridence
sur l’ouate d’on-dirait-l’aube
s’éveille non le temps
mais son redoublement
une mise en réserve consciencieuse
d’un écho papier-froissé
– de rouge-queue –
à venir
quand ça ne viendra plus
d’ici.
48
il se passe quelque chose
dans le mystère sphérique d’une goutte d’eau
(à peine ou si tardivement élucidé)
sur le point de tomber
mais qui ne tombe
en suspens logiquement impossible
défi du petit g. de sa nature et du temps
tandis qu’un œil
la fait exister
conscient de la fugacité
de part et d’autre
d’une frontière fictive
entre ce qui voit et ce qui est vu
puis
l’œil regrette la pensée qui l’aveugle
:
une goutte d’eau, la dernière d’une branche nue
est tombée
sans l’œil témoin
qui naguère la fit exister
mais il pleut un peu sur la même branche
une autre goutte se forme
and so on »
Fabienne Raphoz
Pendant 1 – 62
Héros-Limite, 2005
17:04 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : fabienne raphoz, pendant, héros-limite
vendredi, 20 mars 2020
Yang Wan li, « cinq poèmes autour la poésie »
« Froid tardif composé devant les narcisses sur le lac de montagne*
pour forger un poème, on ne saurait se passer du fourneau et du marteau
mais si le poème s’accomplit, ce n’est pas seulement grâce à eux
le vieil homme ne cherche pas le poème
c’est le poème qui cherche le vieil homme
Lire des poèmes
dans la jonque ma seule occupation est de lire des recueils de poèmes
j’ai fini de lire les poèmes des Tang, je lis maintenant Wang An-shih**
ne dites pas que le matin le vieillard ne mange pas
les quatrains de Wang An-shih sont mon petit déjeuner
Dans l’éclaircie au milieu de la neige, près de la fenêtre ouverte j’ouvre un recueil de poèmes Tang et y trouve un pétale de fleur de pêcher, qui me laisse songeur
au hasard j’ouvre un livre de poèmes, ce matin devant la fenêtre de neige
dedans, un pétale de fleur de pêcher, encore frais
je me souviens d’avoir emporté ces poèmes pour lire sous les fleurs
c’était au printemps, bientôt une année déjà
Ajoutant de l’eau dans le bassin des roseaux aromatiques et des narcisses
mes vieux poèmes que je relis sont de nouveau frais
une fois la lecture finie, fatigué je bâille et m’étire
ces innombrables plantes dans le bassin se plaignent d’avoir soif
mais le vieil homme a pour projet d’être un homme paresseux
Poème en réponse à Lu Yu***
enchaîné à ma fonction, du printemps je ne puis profiter
ma barbe éclaircie est devenue comme de la neige
au milieu des nuages je fréquente le poète
oubliant les affaires, notre entente est parfaite
si en vieillissant mes poèmes s’émoussent,
grâce à ton talent tes vers sont toujours impeccables
toute ma vie j’ai été ballotté,
mon écriture vaut-elle encore grand-chose ? »
* Une dizaine de jours avant le nouvel an, on installe un bulbe de narcisse dans une bassine d’eau (le lac) avec un caillou (la montagne). Le jour du nouvel an, les narcisses sont en fleurs.
** Wang An-shih (1021-1086), poète et homme d’état de la dynastie Song du nord
*** Lu Yu (733-804), poète de la dynastie Tang
Yang Wan li – 1127-1206
Le son de la pluie
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1988, 2008, 2017
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jeudi, 19 mars 2020
Jacques Roman, « Notes vives sur le vif du poème »
DR
« […]
Puissance d’un dire, rebelle au royaume de la feinte… On ne s’attable pas ici pour écrire un poème, c’est lui qui met la table et le couvert, tout est dressé… Surtout ne pas craindre la “gaucherie” propre à l’élan furieux, la travailler plus que la préciosité et la manière.
[…]
Le poème dessine un espace, espace étranger à la frontière. Corps de la parole, il se meut en la matière en mouvement, en élan, en appétit de formes, musical… Écrit en retrait, à l’écart, à l’âme nomade il assure la solide errance dont elle a faim.
[…]
Cet état où, achevé le poème, tu trembles des heures encore… c’est que jamais le poème n’est un achèvement et le vivant réclame sa part dans cela qui semble mourir pour qu’au monde advienne, de la réalité, un pan éclairé. Le poème écrit n’a ni commencement ni fin, il fait semblant, disait Mallarmé.
[…]
La clef du poème n’appartient à personne. Elle est appelée à être perdue. Une autre clef ouvrira le poème, une autre clef appartenant à qui lira, elle aussi appelée à être perdue, et tant, tant de clefs… Seules les serrures ont de notre curiosité le désir et même dans l’inexpugnable insomnie de la solitude.
[…]
État de grâce que j’accueille comme le fruit d’une vie, le fruit d’une longue marche, ardue, et dont il me semble avoir oublié les embûches. C’est respirer. Je pose la plume. Je souris. Je pense à ce poème non écrit, murmuré dans un parc, ce poème que je connais par cœur et que je n’écrirai pas. »
Jacques Roman
Notes vives sur le vif du poème
Éditions Isabelle Sauvage, 2014
18:15 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jacques roman, notes vives sur le vif du poème, isabelle sauvage
mercredi, 18 mars 2020
Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »
DR
« Je ne me souviens plus du jour où j’ai découvert l’existence de ma prairie.
La première fois je suis un tout petit enfant le mot prairie ne vient pas mais je sais qu’il existe. Avec une lampe de poche volée dans un tiroir de la cuisine je lis toute la nuit sous les couvertures un roman de James Fenimore Cooper.
C’est merveilleux.
L’aube vient et je n’ai pas sommeil.
Je glisse dans un canoë de bois verni jusqu’aux berges moussues de ma prairie.
Les Indiens sont à mes trousses. Je fais pour la première fois l’expérience d’un corps en mouvement dans ma prairie.
C’est délicieux.
Mon arc imaginaire est tendu. Il ne rate jamais sa cible. Ma prière est brûlante dans ma gorge. Je cherche une sauterelle dans l’herbe à qui chanter ma peur.
Oh les petits érables ont noirci. L’herbe se fait rare.
Quelque chose a lieu dans ma prairie.
Je ne peux pas croire à tout ce qui s’est passé là-bas.
Non non
plus que jamais
les yeux futurs
pleins du ciel
de ma prairie.
Est-ce que le mot prairie existe dans le vent qui hurle dehors ?
Ou dans la grande tristesse qui est dans mon esprit ?
Ou dans la poursuite folle de ce que je n’obtiendrai jamais ?
Est-ce que le mot prairie existe quand je souhaite les choses et que je pleure en disant ces choses que je veux ?
Ou est-ce que dans le mot prairie disparaîtraient les choses auxquelles je m’étais cru attaché pour toujours ?
Et chaque soir je rêve de partir enfourchant une monture abstraite. Je voyage à qui perd gagne. »
Frédéric Boyer
Dans ma prairie
P.O.L, 2014
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=32
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dimanche, 15 mars 2020
Lambert Schlechter, « Piéton sur la voie lactée »
© cchambard
« à côté de mon oreiller, la nuit, j’écris :
voilà, il y a eu ce jour-ci, il se termine
jour printanier, soleil & ciel bleu
ce jour-ci, un jour de ma vie
viendra le jour de demain, j’y vais
encore un jour de ma vie
je ne sais si c’est le dernier
ou s’il y en aura encore mille
nuit me prend : dormir pour vivre demain
*
écrire pour préparer le terrain d’écriture
écrire encore ceci avant de commencer à écrire
écrire vite vite choses simples & banales
avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs
écrire vite vite les petits rien de la vie
afin de conjurer le grand tout du néant
écrire le frémissement de l’herbe
avant de thématiser le frisson de l’existence
balbutier encore & encore : je ne suis pas mort
*
quand les mots ne servent plus
à marchander les radis ou le bleu du ciel
quand les phrases renoncent
à commenter les tribulations du moi
quand le langage n’est plus utile à rien
sauf à baliser sans fin un domaine sans nom
quand les mots soudain te chaotisent
tout ce que tu croyais savoir & connaître
c’est ce que tu demandes au poème : du vertige »
Lambert Schlechter
Piéton sur la voie lactée – Petites parleries au fil des jours
Avec des dessins d’Anne Weyer
Phi, 2012
http://www.editionsphi.lu/fr/francais/353-schlechter-lambert-pieton-sur-la-voie-lactee.html
16:40 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : lambert schlechter, piéton sur la voie lactée, anne weyer, phi
samedi, 14 mars 2020
Juan Gelman, « Notes XII & XIII »
DR»
« NOTE XII
les rêves brisés par la réalité
les compagnons brisés par la réalité/
les rêves de compagnons brisés
sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/
pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé
disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour
les petits morceaux vont-ils s’unir ?
va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?
et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?
marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?
de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/
nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant
à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays
de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/
de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance
dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/
et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?
se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?
nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?
nous disent-ils de rêver mieux ?
à manuel scorza
NOTE XIII
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
et c’est de cela que je parle
je ne parle pas des erreurs qui
nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non
je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/
je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil
qui lui illuminait le visage/
lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/
l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/
le faisait voler/voler/voler/
se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se
sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours
âme/mémoire/cœur/leur réchauffant
le talon les os mitraillés d’ombre ?
petit soleil qui ainsi s’éteignait/
tu éclaires encore cette nuit/
où nous restons à regarder la nuit
vers le côté où monte le soleil »
Juan Gelman
Vers le sud et autres poèmes
Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar
Gallimard, coll. Poésie, 2014
16:46 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : juan gelman, notes xii, xiii, vers le sud, jacques ancet, julio cortazar, poésiegallimard
vendredi, 06 mars 2020
Lu Yu, « La nuit du 18e jour du 7e mois, composé sur l’oreiller »
« un éclair jaillit, il fait clair comme en plein jour
pas encore apaisé le tonnerre gronde
les nuages défilent confusément puis disparaissent
lentement monte la lune solitaire
dans les herbes couvertes de rosée des criquets conversent
le vent dans les branches effraie les pies
dès que la fraîcheur naît je me sens enfin à l’aise
je dors profondément jusqu’à ce qu’à la fenêtre il fasse jour »
Lu Yu
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise
Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1995, rééd. 2012
jeudi, 20 février 2020
Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »
Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery
« Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. […] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.
Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »
Jean-Christophe Bailly
Saisir — Quatre aventures galloises
Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018
17:27 Publié dans Arts, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jean-christophe bailly, thomas jones, saisir quatre avantures galloises, fiction & cie, seuil