jeudi, 23 avril 2020
Pascal Quignard, « Bacon à Chandos »
© : claude chambard
« […] Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C’est-à-dire quand vous n’étiez même pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu. La subjectivité n’est qu’une mélancolie, une aire nue qui n’apparaît si terriblement que quand le flot de la sève et du sang se retire, et non quand le langage déserte. Alors travaillez toutes ces impuissances à dire et forcez, pressez, cultivez toutes les détresses qui en découlent. La langue dont vous disposez a la capacité de votre émotion puisqu’elle en est le lit. Il ne faut pas travailler la langue pour jouir d’elle, ni pour s’abuser, ni pour l’orner, ni pour respecter ses règles, ni pour séduire d’autres hommes, ni même pour héler une femme qui s’est perdue à l’instant de naître et dont la perte vous poursuit d’une façon insaisissable après qu’elle vous a abandonné dans le jour. Il ne faut pas décomposer l’âme dans un esprit d’autopsie alors que ce n’est qu’un souffle emprunté à l’air que la naissance délivre. Il faut adorer, dans la langue acquise, la défaillance d’acquisition qui limite tout sans cesse et qui ne la borne jamais. Il faut lutter avec cette défaillance à dire le monde perdu. […]»
Pascal Quignard
La Réponse à Lord Chandos
Galilée, 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3525
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.
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mardi, 21 avril 2020
Umberto Saba, « Deux poèmes »
DR
« Après la tristesse
Ce pain a goût de souvenir,
que j’ai mangé dans cette pauvre auberge,
au point le plus perdu, le plus encombré du port.
J’aime le goût amer de cette bière,
assis à mi-chemin du retour,
face aux montagnes ennuagées et au phare.
Mon âme venue à bout de l’une de ses peines
avec des yeux nouveaux dans le soir ancien
regarde un pilote avec sa femme enceinte ;
puis un bâtiment dont la vieille coque
lui au soleil, et dont la cheminée
longue comme ses deux mâts est un dessin
d’enfant que j’ai fait, il y a bien vingt ans.
Et qui m’aurait prédit ma vie
aussi belle, avec tant de doux tourments,
et tant de béatitude solitaire !
1910-1912
Pour une fable nouvelle
Tous les ans, un pas en avant et le monde dix
en arrière. À la fin, je suis resté seul.
Mais tu me rends ce que j’ai perdu, rossignol
qui te poses sur ma branche, et tu racontes
pour moi l’histoire de l’ange qui vit
deux jours et demi sur la terre. Ta main inexperte
écrit et fait en sorte qu’autour
de la fable nouvelle mes pensées
s’agglutinent avec ardeur comme des abeilles sur le miel.
Tu accuses la difficulté de l’art et les mots
d’être de glace pour l’image. Et moi, je pense
que tu es plus jeunot que ton âge ;
que celui qui mûrit vite (c’est un vieux dicton)
tombe en peu de temps de sa tige. »
1947-1948
Umberto Saba
Il Canzoniere
Traduit de l’italien par Odette Kaan, Nathalie Castagné, Laïla et Moënis Taha-Hussein et René de Ceccaty
L’Âge d’homme, 1988
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lundi, 20 avril 2020
Hilda Doolittle, « Le don »
DR
« Au lieu de perles — d’un fermail ouvragé —
d’un bracelet — accepteras-tu ceci ?
Tu sais ce qui est écrit —
tu vas sursauter, t’étonner :
que reste-t-il, quelle formule
après la nuit ? Ceci :
Le monde est encore vierge pour toi,
tu espères, tu attends —
tu es comme les enfants,
tu hantes tes propres pas,
pour grappiller ici ou là — peigne
qui aurait glissé,
gland doré, effiloché,
arraché à ton écharpe,
tortillonné entre tes doigts si fins,
échappé dans la rue —
fleur déchue.
Ne me crois pas si candide,
moi qui ai tenté de te retenir
au moment où le gosse dans la rue se jetait
sur les perles que tu avais semées
ce jour-là (il faisait chaud)
quand ton collier s’est cassé.
Ne va pas rêver que je parle
comme une qui serait frustrée de plaisir,
une malade, qui tremblerait à chaque battement de cœur,
paralysée, tendue à lâcher prise,
et qui dit, à bout de souffle :
ces poires mûres
sont trop amères au goût,
ce vin est trafiqué, il pique —poison.
Je ne marche pas —
qui marcherait ?
La vie est un trou de bousier — je fuis —
moi, je la rejette,
moi qui gis étendue sur cette couche.
Ton jardin tombait en pente vers la mer,
le myrte recouvrait les allées,
ambre et miel tachaient d’or chaque feuille,
la tête du lys-citron —
une parmi les autres, en nombre —
pesait de tout son poids — toute douceur.
Le cerfeuil odorant
s’étendait au bas du talus,
les violettes striaient l’herbe
de rayures noires.
La maison, elle aussi, était ainsi,
sur-fardée, sur-séduisante —
c’est le monde qui est ainsi.
Nuits sans sommeil,
je me souviens des initiés,
de leurs gestes, de leur regard paisible.
J’ai appris qu’en extase,
durant leur vision, ils parlent
avec une autre race d’êtres,
plus beaux, plus forts que ceux-ci.
J’en rirais presque —
plus beaux, plus forts ?
Peut-être qu’une autre vie fait
toujours contraste avec celle-ci.
Raisonnons :
j’ai vécu comme eux vivent
dans le secret de leurs rites —
ils subissent une grande tension nerveuse
pendant le déroulement du rituel.
Moi, c’est sans cesse que je souffre —
les jours passent, tous semblables,
comme une torture — épuisants.
C’est ce que j’avais oublié la nuit dernière :
tu n’es certes pas à blâmer,
il n’y a là rien de ta faute ;
comme à une enfant, une fleur — toute fleur
m’a déchiré le cœur —
chicorée des près, herbe commune,
fantôme de pétale, teinte de fleur
inattendue, l’hiver, sur une branche.
Raisonnons :
une autre vie possède ce qui manque à celle-ci,
une mer sans marées, sans mouvement —
qui ne nous force nullement
à nous hausser jusqu’à elle, à suivre son rythme —
une bande de sable,
sans jardin au-delà, qui étouffe
de l’odeur de ses cerfeuils —
un coteau recouvert non de violettes noires
mais de pierres, de rochers nus,
d’arbres nains, tordus, sans beauté
qui fasse distraction — qui presse
folie sur folie.
Un lieu tranquille, voilà tout,
et peut-être quelque horreur aussi,
quelque hideur pour frapper la beauté
d’un sceau, d’un signe — impossible à changer —
sur nos cœurs.
Je n’envoie pas de collier de perles,
pas de bracelet — accepte ce seul cadeau-ci. »
Hilda Doolittle
Le jardin près de la mer (1916)
Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry
Orphée / La différence, 1992
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dimanche, 19 avril 2020
Louis-René des Forêts, « Ostinato »
DR
« Le gris argent du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leurs feuilles.
Le parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.
La colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et parfume les prairies.
Le rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d’une bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.
Les craquements nocturnes de la peur.
Le goût des mûres cueillies au fourré où l’on se cache et qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche.
La rude voix de l’océan étouffé par la hauteur des murailles.
Les caresses pénétrantes qui flattent l’enfance sans entamer sa candeur.
La rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées aux vocables latins enveloppent dans l’exultation des liturgies pour célébrer la formidable absence du maître souverain.
Les grands jeux dits innocents où les corps se chevauchent dans la poussière avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à l’insulte et aux railleries.
Le bel été qui tient les bêtes en arrêt et l’adolescent comme un vagabond assoupi sur la pierre.
Le pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d’inquiétude.
Le vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l’écharde du repentir.
Les fêtes intimes d’une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses des oiseaux.
La fausse guerre dans les cavernes et la neige de Lorraine. Le désastre public sanctionné par l’ignorance, l’avilissement, les aberrations de l’esprit, les discordes, tous les décrets et spoliations qui préparent aux grands ouvrages de la mort.
L’attente du petit jour, l’ivresse d’avoir peur, les risques encourus aux clairières à franchir d’une foulée haletante.
La fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.
Le cri émerveillé des naissances. La riante turbulence des oisillons qui s’éveillent et s’abandonnent au vertige encore inouï de la langue.
La foudre meurtrière.
L’enfant si belle couchée dans la chaleur blanche.
Le temps qui les en éloigne cruellement sans desserrer la souffrance.
Les nuits de mauvais sommeil, la parole perdue, son dépôt amer. Les pages embrasées par liasses comme on se dépouille d’un habit impur.
Le coude-à-coude serré dans l’abandon au rêve d’un renouveau qui abolirait les distances.
Tout ce qui ne peut se dire qu’au moyen du silence, et la musique, cette musique des violons et des voix venues de si haut qu’on oublie qu’elles ne sont pas éternelles.
Il y a ce que nul n’a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse.
Mais quand le tour est joué, faut-il en appeler à l’ancienne vie, réinventer son théâtre étonnant, avec ses cris, ses sauvages blessures, ses folies et ses larmes, si c’est pour n’y faire figurer que cette seule ombre tout occupée par le souci de la mort à inscrire son nom sur un tas de déchets hors d’usage ? Vieilleries, vieilleries ! Mettez le feu au décor, réduisez ce décor en cendres, foulez cette cendre avec la même indifférence que la terre qui n’est qu’un charnier où le bruit de nos pas sonne aussi creux que les os des morts.
– Tout ceci n’est donc qu’une fantasmagorie ! Il faut tout brûler ?
– Laissez. Le temps s’en chargera. »
Louis-René des Forêts
Ostinato
Mercure de France, 1997
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samedi, 18 avril 2020
Giuseppe Ungaretti, « Trois poèmes de “Dialogue” »
DR
« Don
Dors à présent, cœur inquiet,
Dors à présent, va, dors.
Dors, l’hiver
T’a envahi, menace,
Crie : “Je te tuerai,
Tu n’auras plus sommeil.”
Ma bouche, dis-tu, donne
Paix à ton cœur,
Dors, dors en paix,
Écoute, va, ton amoureuse
Pour triompher de la mort, cœur inquiet.
Tu as vu dans mes yeux
Tu prêtes à l’horrible solitude
Pouvoir de courir au Jardin,
Généreux amour.
Tu as vu dans mes yeux s’éteindre
L’amassement de tant de souvenirs
Chaque jour plus féroces,
Et un seul souvenir
Prendre forme soudain.
Ton âme l’a enfermé dans mon cœur
Et je suis né de nouveau.
À l’épouvante de la solitude
Tu offres le miracle de ces libres jours.
Guéris-moi de l’âge, donatrice enfant.
L’éclair de la bouche
Des milliers d’hommes avant moi,
Même plus que moi chargés d’âge,
Mortellement furent blessés
Par l’éclair d’une bouche.
Ce n’est pas une raison
Qui apaise la douleur.
Mais qu’avec compassion tu me regardes
Et parles, un chant commence,
J’oublie que la blessure brûle. »
1966-1968, Traduction : Philippe Jaccottet
Giuseppe Ungaretti
Vie d’un homme – Poésie 1914-1970
Traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin
Préface de Philippe Jaccotet,
Éditions de Minuit/Gallimard, 1973
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vendredi, 17 avril 2020
Herberto Helder, « Du monde »
DR
« Celui qui atteint son poème par ce que les poèmes ont de plus haut,
touche au lieu où c’en est fini du monde : je ne le veux pas
pour le charme, ou l’erreur, dit-il,
je le veux pour l’étoile plénière qui existe à certains endroits de certains poèmes
abrupts, sans indication d’auteur.
Il y découvrit ce que tout cela contenait
d’âpreté :
plutonium, l’abîme.
La lune travaillait à la vitesse de la splendeur.
Les clous vivants au-dedans de la tête, je sais.
Un vase fait sur le vif, soufflé chaud, dit-il, je sais.
Le système du son au plus secret du poème à jamais,
poème intact, de
musique et
d’exaltation.
Où se trouve pour le délire, dans la partie
haute, dévorée par l’or, la partie inhospitalière.
Hanté aussi par le plus simple :
quantité et fraîcheur, un exemple :
les fruits enivrent.
Quelqu’un a dit : l’étoile absolue a pénétré ta douceur.
De traverse en traverse d’os – parce que tu étais vierge – alors elle te transmua,
fils.
La bouche meurtrie par l’air inspiré, l’air expiré.
Brûlé là où la chair se ferme, ou bien ouvert peut-on
dire
comme un trou de matière maternelle.
Un âpre tas de sacs en haut :
des sacs brillants, des sacs de sang amarré.
————
Miroir qui regarde un miroir : image
arrachant à l’image, oh
merveille de sa profondeur même, l’eau vive
que son œuvre enchâsse, lumière tissée
pour qu’on voie la lumière.
————
Œuvre à cette chose ancienne tandis que le monde marche
sur son centre,
comme si chaque point de ton ouvrage formait le cœur du monde. »
Herberto Helder
« Du monde » – 1994
in Le poème continu – 1961-2008
Traduit du portugais par Magali Montagné et Max de Carvalho
Préface de Patrick Quillier
Chandeigne, 2002, réédition, Poésie / Gallimard, 2010
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jeudi, 16 avril 2020
Jean-Jacques Viton, « Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé »
DR
« XXII
un matin dans le bas d’un rideau de fenêtre
en travers dans les plis un visage brûlé
plein d’épaisseurs il soutient le regard
observé d’un lit le visage change
les plis du rideau deviennent simples
difficile de retrouver la forme
ce n’est plus un visage on peut chercher
dans l’obscur le clair le gris
quelques angles une ressemblance improbable
écarter les murs comme des feuilles les repousser
pour espérer agrandir l’espace mal composé
des rayons de phares se déplacent au plafond
poursuivis par une troupe de taches sombres
ce sont cinq cents chiens sauvages
un gros chiffre ils bougent dans un galop ralenti
ils suivent une piste déterminée
maintiennent le principe du tout droit
rien n’est décelable en face mais ils passent
c’est un chemin liquide un ciel qui coule
on ne comprend pas de quel côté
il traverse des vides et des volumes
nombreuses surfaces coloriées sans origine
quand il y a du brouillard les maisons sont en paix
dans le brouillard une maison est une maison
ce sont des aspects ou des constellations
des constellations déterminées par le temps
on invente tout avec le tout qui existe
on ne sait jamais au juste ce qu’on pense
où est le vieux vagabond de la Divine Comédie
où est le vieil homme qui traversait Philadelphie
avec trois rouleaux sous le bras
où est le vagabond étrange qui marchait sur l’eau
où est le vieux vagabond qui allait dans les montagnes
les poches pleines de morceaux de pain
qu’il trempait dans des ruisseaux
où est le vagabond noir dernier vestige de Bruegel
personne ne sait ce qu’il a dans son sac
où est Essenine qui profita de la révolution russe
pour courir dans les villages arriérés de la Russie
en buvant du jus de pommes de terre
qui songe en admirant le Jardin de l’Amour de Lahore
à la terrifiante dévastation d’Hiroshima
où sont les crocodiles qui brûlent les arbres avec leur urine
ce sont de fausses routes une idée de frontières
c’est une invention on peut y circuler
microraptor précurseur de six centimètres
avait des pattes antérieures plumées
était-ce un parachute pour les trous forestiers
ou des ailes qui battaient pour propulser
l’ancêtre de l’avion cet oiseau aquatique
dormait à la dérive bec dans la poitrine
rien ne colle ne veut pas dire rien ne va
on entre dans le présent c’est un état
il nous entraîne là où nous ne devions pas aller
la Rift Valley vue de satellite
les Orgues de la chaussée des Géants
la Taïga dans la région de la Kolyma
c’est une invention on peut y circuler
sommes-nous sûrs d’avoir un visage »
Jean-Jacques Viton
Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé
P.O.L, 2008
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mercredi, 15 avril 2020
Bernard Delvaille, « Blanche est l’écharpe d’Yseut »
« À Tintagel
les roses meurent aussi
Un pan de mur
un papier de soleil
quelques mètres carrés de neige
et ce ciel bleu
quand il rentre au matin
avec sur lui
une odeur de garçon
Il oublie tout
né il y a trop longtemps
Il a froid
les anges sont blessés
Ses lèvres sont deux oiseaux
Le mort
qui par sa bouche
du foutre jette encore
c’est lui
Des bruits sourds
dans la nuit
martèlent son cerveau
Il s’endort la main
sur la couverture glacée du livre
prêtant serment
et les draps froids
sont le linceul
préparé pour l’absence
qui est séparation
comme fleur coupée
en vase
au vol des guêpes
funéraires
Mais où dis-tu
qu’il s’est enfui
a-t-il respiré
l’odeur des feuilles
l’appel du matin
quand l’enfance qui n’est pas
ne sera jamais
quand tout serait à naître
mais s’écroule comme
sous le poids du lierre
le mur
Les dieux peut-être
les avaient
l’un à l’autre promis
Désormais
que savent-ils
de ce sommeil interrompu
de ces falaises de la chair
d’où l’on se jette
à l’aube
mordant les draps les lèvres
léchant sur le ventre de l’autre
le sperme de l’enfance
miel dont se nourrissent
ceux qui ne naîtront pas
Que savent-ils de cet instant
où tout se brise où tout
se donne en glace
au jeu du soi et du non-soi
À être un seul
en deux visages
sur les flots
à ne savoir quel est le vrai
on invente ses blessures
ses travestis
Quand vient le bal
on n’est plus deux
mais un motard
aux lèvres peintes
assassin aux yeux faits
vidant sa vie tel un moteur
avant le gel
Et cet enfant
qui n’est pas né
ce frère en l’herbe chaude
est-ce à toi qu’il eût ressemblé
est-ce à moi
Je l’entends dans la nuit
qui marche
et me retourne
quand son pas cherche
à me rejoindre
C’est le poids de mon ombre
cet enfant dont les yeux
ne se sont pas ouverts
qui n’eut pour toute chambre
qu’un ventre de chair et de sang
et un tombeau
Ô laissez-moi je vous en prie
lui tendre le premier rameau
d’aubépine
et partir avec lui
avec toi dans la nuit
des eaux vives
brisé
fidèle à cette image
inconnue
est-il toi
es-tu lui
et
moi
toi
nul ce chemin
qui longe la mer
interlocutrice
dans les ajoncs
Sais-je
ce que de moi il attendait
de celui qui
à sa place
vivrait
qu’il ne connaîtrait pas
Vacant
d’inusité
dans l’aurore glacée
attendre
attendre encore
la barque
qui le ramènerait
si »
Bernard Delvaille
Blanche est l’écharpe d’Yseut
Les Cahiers des brisants, 1980
réédition in Poëmes (1951-1981), Seghers, 1982
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lundi, 13 avril 2020
Liliane Giraudon, « Fonction Meyerhold »
© Marc-Antoine Serra
« que bois-tu que fumes-tu
mangez-vous du caviar des aubergines
j’ai épluché pour toi une orange
appelée sanguine les tranches
je les ai disposées sur une petite
soucoupe blanche
ça te rafraîchira »
Liliane Giraudon
Le travail de la viande
P.O.L, 2019
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4796-5
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dimanche, 12 avril 2020
Ariel Spiegler, « Tu es chaud et parfumé »
DR
« Tu es chaud et parfumé ;
tu dors dans tes rêves.
Tu es magnifique, mon grand ami.
Tu as fait de ma vie un jardin,
de mon réveil une valise
pour des vacances au bord de l’Océan.
Tu as bien voulu attendre à la porte
et apprendre le morse
pour que je te comprenne.
Bientôt tu reviendras, tu sonneras,
je t’ouvrirai, je te verrai
je te toucherai, je te retiendrai,
je t’exaspérerai de caresses
et il y aura moins de petits poissons dans la mer,
comme chantait cet homme étrange
à la voix pleine de terre,
que de petits baisers sur ta bouche.
Et je t’emmènerai au pays où je suis née
pour que tu y manges du maïs et des mangues.
Je te montrerai ces drôles de perroquets verts
qui se balancent amoureux,
tous les soirs dans les branches. »
Ariel Spiegler
Jardinier
Gallimard, 2019
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samedi, 11 avril 2020
Emmanuel Hocquard, « Élégie 5 – IV »
© : Claude Royet-Journoud
« Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux :
le jardin d’autrefois et celui d’aujourd’hui,
le jardin immobile.
Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom
et que nous avions appris à nommer ;
Nous progressâmes dans les livres
au milieu de ce que nous apprenions,
L’arbre vivant et l’arbre mort au même titre,
songeant peut-être qu’une telle coïncidence
Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa mort
et la pensée du modèle sa fin.
Notre amour n’eut pas d’autres lieux
Qu’une succession de regards sur des lieux de fortune,
morceaux de choix ravis aux circonstances,
Une alternance de mémoire et d’oubli pour les choses connues
et puis l’indifférence aux choses sues.
Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de tous les jours,
une brèche délibérée dans le temps des paroles.
Et là nous ressentîmes ce que d’autres à notre place
auraient également éprouvé,
Un contentement certain, quoique tempéré,
d’être parvenus là où nous étions parvenus
Et déjà pourtant le vague désir de nous en retourner,
Une telle coïncidence ne pouvant pas durer
puisque sa croissance serait sans fin. »
Emmanuel Hocquard
Les élégies
P.O.L, 1990
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vendredi, 10 avril 2020
Sergueï Essénine, « Je suis toujours le même »
« Je suis toujours le même.
J’ai toujours le même cœur.
Tels des bleuets dans le seigle,
Mes yeux fleurissent sur mon visage.
Déployant la belle nappe de mes vers,
Je veux vous dire quelque chose de doux.
Bonne nuit !
Bonne nuit à tous !
Dans l’herbe du crépuscule,
La faux s’est tue.
Aujourd’hui j’ai très envie
À ma fenêtre de pisser sur la lune.
C’est une telle lumière bleue !
Dans ce bleu même on mourrait sans peine.
Tant pis si je ressemble à un cynique,
Une lanterne accrochée au derrière !
Vieux et bon Pégase fourbu,
Ai-je besoin de ton trot mollasson ?
Je suis venu comme un maître sévère,
Chanter et glorifier les rats.
Ma caboche est comme l’août,
Elle répand le vin écumeux de mes cheveux.
Je veux être une voile jaune
Dans ce pays où nous voguons. »
Novembre 1920
Sergueï Essénine
Poèmes 1910-1925
Bilingue
Traduction du russe et postface de Christian Mouze
Avant-propos : Mots pour Sergueï Essènine (Poèmes) par Olivier Gallon
La Barque, 2015
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