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Un nécessaire malentendu - Page 10

  • Henri Thomas, « Le Promontoire »

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    Henri Thomas, photogramme du film documentaire de François Barat, 1990 

     

    « Il aimait les histoires drôles, lisait des romans, menait une existence un peu étrange, ­— je crois qu’il était de ces hommes qui aiment la conversation et s’y sentent revivre, parce qu’elle les distrait d’eux-mêmes, les jetant dans l’imprévu de tout ce qui n’est pas eux, où ils redeviennent des hommes amusés de vivre, libres comme si rien n’était de leur préoccupation profonde. De celle-ci, ils ne diront rien ; peut-être l’oublient-ils vraiment en riant ; elle est leur vérité, et qui peut les en détourner, sinon la joie de l’imaginaire, le plaisir d’être dans un monde où chacun vit comme s’il racontait avec ou sans paroles une histoire passionnante et drôle : son existence. […] Mais la vérité d’une conversation ne vient pas de l’exactitude des anecdotes racontées ; elle est dans le mouvement, dans l’invention, dans l’amusement d’une parole qui peut faire apparaître bien des choses et même les plus vraies, détachées de la vie personnelle et projetées dans une réalité ouverte. Aussi, lorsque le pharmacien d’Anvers disait, le regard tourné vers les rochers du bout de la plage : “Il y a là-bas des bains de Diane…”, je crois qu’il livrait au hasard de la parole, en présence d’inconnus (car jusqu’alors nous ne l’avions vu qu’une fois, dans la cuisine de l’hôtel), une pensée, un souvenir, un désir, dominant — un de ces secrets qui profitent d’un instant de langage ouvert pour surgir dans une sorte de lointain, d’où ils reviendront sur celui qui a parlé. »

     

    Henri Thomas

    Le Promontoire  (Prix Fémina, 1961)

    Gallimard, 1961, réédition L’Imaginaire n° 181, 1987

     

    Le livre d’un envoûtement. D’un vertige. Jusqu’au bout. Et l’écriture, l’amour, l’enfance, l’abandon. Un grand livre. Il faut lire Henri Thomas, ne pas l’oublier.

     

  • Marc Guyon, « Volis agonal »

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    Bourgogne 2019 © cchambard

     

     

    « Au bord de la forêt la hardiesse devient tendre.

    Des mers roses et fortes depuis la nue

    quand l’herbe est un crin rare et parfumé

    la coupole cachée mais le dessus clair,

    des nuées si légères

    avec le vent.

    Près des champs

    dans le repos s’établit le village.

    Cela parle, à l’orée

    de la ferme abandonnée.

    Le roux et le vert

    se constituent. À travers les plis

    des navires passent avant l’orage

    selon les destinées.

     

     

    Paysages de parfums, voiles auréolées de mer, semées, rond d’un pelage, sur la prairie fière. Étais-je animal si doux ?

    Le vent lance les cœurs. La semaine porte de feuille en feuille. Mais nous rêvions telle autre joie !

    Prés du front rose de l’été. Beauté nous fut jouet, nous voguions par le destin.

    À l’ombre calme sous le vent, puis dressés, légers. L’étendue d’une seule terre. »

     

    Mac Guyon

    Volis agonal

    Gallimard, 1972

     

    J’ai commencé à lire Marc Guyon dès ce premier livre jusqu’au dernier, le Voyage transparent en 1994. Huit minces livres, poésie, récit – je fus sidéré par le Principe de solitude, bref récit, sous forme de journal, d’un enfermé psychiatrique et par la haine de soi qu'y développait son narrateur – j’avais 28 ans et je commençais à fréquenter les vaniteux & ridicules qui m’ont fait souvent me détester moi-même. Le magnifique Ce qui chante dans le chant, fut de ceux qui me permirent d’oser parfois le poème ; on a de ces illusions n’est-ce pas… Et puis, Marc Guyon, coursier chez Gallimard, son éditeur, s'arrêta là, disparu du mundillo. Il vit quelque part dans le Jura — ou serait-ce dans la grande banlieue de Paris — aux dernières et imprécises nouvelles. C’est mince. Ses livres demeurent dans la bibliothèque et nous ferons passer d’une année l’autre.
    Bonnes fêtes, chers lecteurs solitaires.

  • Pierre de Ronsard, poème CXXXI des Amours de Cassandre

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    Tombe de Pierre de Ronsard au Prieuré de saint Cosme ©cchambard, 2016

     

     

    « Voici le bois, que ma sainte Angelette

    Sur le printemps anime de son chant.

    Voici les fleurs que son pied va marchant,

    Lors que pensive elle s’ébat seulette.

    Io voici la prée verdelette,

    Qui prend vigueur de sa main la touchant,

    Quand pas à pas pillarde va cherchant

    Le bel émail de l’herbe nouvelette.

    Ici chanter, là pleurer je la vis,

    Ici sourire, et là je fus ravi

    De ses beaux yeux par lesquels je dévie :

    Ici s’asseoir, là je la vis danser :

    Sur le métier d’un si vague penser

    Amour ourdit les trames de ma vie. »

     

    Pierre de Ronsard

    Les Amours, 1555 – 1578

     

    Pierre de Ronsard, né en septembre 1524 au château de la Possonnière (Couture-sur-Loir)

    est mort le 27 décembre 1585 au Prieuré de Saint-Cosme (La Riche)

  • Une vie de Maurice Romain C.

    maurice lucien chambard

    La fleur rouge, la fleur orangée, fleurs de saison dans le vase bleu entre les oreilles d’ours, près de l’envol des papillons dès que la chaleur est suffisante, tu sais, autour de la table bourguigno-marocaine, imaginée par l’homme à la casquette qui, chaque matin, allumait la forge comme il se rasait, sans vraiment y penser, deux guerres, la marine, les Dardanelles, le gaz moutarde, le rugby à XIII & le croquet, le football & l’opérette à la TSF, il pêchait le long du canal de Bourgogne, de l’Armençon, de l’Ignon & de la Tille, comme il n’aimait pas mentir, il s’efforçait de ne pas voir ce qui le peinait, ça prenait du temps car c’est pire que nettoyer les écuries d’Augias

     

    une vie de Maurice Romain C.

    24 février 1890 — 22 décembre 1971

     

    Claude Chambard, pour Grandpère, depuis 50 années

    inédit, extrait de Un matin, en cours

     

  • Jean de La Fontaine, « Le chat, la belette et le petit lapin »

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    Jean Ignace Isidore Gérard dit Grandville

     

    « Du palais d’un jeune lapin
    Dame Belette un beau matin
    S’empara : c’est une rusée.
    Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
    Elle porta chez lui ses pénates, un jour
    Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
    Parmi le thym et la rosée.
    Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
    Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.
    La belette avait mis le nez à la fenêtre.
    “Ô Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
    Dit l’animal chassé du paternel logis :
    Ô là, Madame la Belette,
    Que l’on déloge sans trompette,
    Ou je vais avertir tous les rats du pays.”
    La dame au nez pointu répondit que la terre
    Était au premier occupant.
    “C’était un beau sujet de guerre,
    Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.
    Et quand ce serait un royaume,
    Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
    En a pour toujours fait l’octroi
    À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
    Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.”
    Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
    “Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
    Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
    L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.”
    “Le premier occupant est-ce une loi plus sage ?
    — Or bien sans crier davantage,
    Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.”
    C’était un chat vivant comme un dévot ermite,
    Un chat faisant la chattemite,
    Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
    Arbitre expert sur tous les cas.
    Jean Lapin pour juge l’agrée.
    Les voilà tous deux arrivés
    Devant sa Majesté fourrée.
    Grippeminaud leur dit : “Mes enfants, approchez,
    Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause.”
    L’un et l’autre approcha ne craignant nulle chose.
    Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
    Grippeminaud, le bon apôtre,
    Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
    Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.


    Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
    Les petits souverains se rapportants aux Rois. »

     

    Jean de La Fontaine

    Fables (livre VII)

  • Wisława Szymborska, « Certains aiment la poésie »

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    « Certains —

    donc pas tout le monde.

    Même pas la majorité de tout le monde, au contraire.

    Et sans compter les écoles, où on est bien obligé,

    ainsi que les poètes eux-mêmes,

    on n’arrivera pas à plus de deux sur mille.

     

    Aiment —

    mais on aime aussi le petit salé aux lentilles,

    on aime les compliments, et la couleur bleue,

    on aime cette vieille écharpe,

    on aime imposer ses vues,

    on aime caresser le chien.

     

    La poésie —

    seulement qu’est-ce que ça peut bien être.

    Plus d’une réponse vacillante

    furent données à cette question.

    Et moi-même je ne sais pas, et je ne sais pas, et je m’y accroche

    comme à une rampe salutaire. »

     

    Wisława Szymborska, « Fin et début » 1993

    in De la mort sans exagérer, poèmes 1957-2009

    Préface et traduction de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard 2018

  • Tao Yuangming, « Chant funèbre », en hommage à Jacques Pimpaneau

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    Tao Yuanming par Chen Hongshou

     

    « Quand il y a la vie, il y a forcément la mort,

    Même si le destin ne vous presse vers un fin précoce.

    Hier soir, il était un homme comme les autres,

    Ce matin, il figure au registre des fantômes.

    Le souffle des âmes, vers où se disperse-t-il ?

    Une forme morte est confiée à un cercueil vide.

    Des enfants affectueux cherchent leur père en sanglotant,

    Des amis chers vous caressent en pleurant.

    Les gains et les pertes, je ne les connais plus,

    Du bien et du mal, comment ne serais-je conscient !

    Après mille ans, après dix mille ans,

    Qui connaît votre gloire et vos humiliations !

    Mon seul regret est qu’au cours de cette vie,

    Du vin à boire, je n’ai pu avoir assez. »

     

    Tao Yuangming, (Tao Qian) — 365-427

    extrait de « L’œuvre de Tao Yuangming »

    in Jacques Pimpaneau, Anthologie de la littérature chinoise classique

    Philippe Picquier, 2004, poche 2019

     

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    Jacques Pimpaneau est mort ce 3 novembre à 87 ans.
    Il m’a fait découvrir et aimer la littérature chinoise. Il fut secrétaire de Jean Dubuffet et très lié à Georges Bataille, il l’assista dans ses derniers instants jusqu’à son inhumation au cimetière de Vézelay – la marche entre la maison de Georges Bataille et sa tombe fut une de mes promenades préférées lors de ma résidence chez Jules Roy en 2016.

    En 1972, il a créé le musée Kwok On à Paris, consacré aux Arts et traditions populaires d’Asie, qui a depuis quelques années trouvé refuge au musée de l'Orient à Lisbonne. Il a donné sa bibliothèque au fonds chinois de la bibliothèque municipale de Lyon.

    Jacques Pimpaneau fut non seulement un grand connaisseur, un grand passeur et un grand traducteur de la littérature chinoise, mais il a écrit également quelques petites merveilles comme les Mémoires d’une fleur ou les Quatre saisons de monsieur Wu, et aussi une épatante Célébration de l’ivresse (on trouve tous ses livres chez Philippe Picquier). Son Anthologie ne quitte pas mon établi.

    Je lève donc aujourd’hui ma coupe de vin à sa nouvelle vie de fantôme auprès de tous ceux qu’il a aimé et qu’il vient de retrouver — Tao Yuangming mais aussi nos amis Du Fu, Li Po, Shen Fu, Pu Song Ling, Wang Wei, Su Dungpo. Que leurs chemins soient parfumés et aussi doux que possible.

  • Un matin, un ami…

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    Pascal Quignard & Aline Piboule, église saint-Michel-de-Montaigne, 29 août 2020 © cchambard

     

    pour Pascal,

    ce 23 avril 2021

     

    Un matin, un ami, vers un ami le chemin n’est jamais long puisqu’il est simplement un morceau vivant de soi-même, l’ami on le voit chaque jour, dans les livres & dans les rêves, dans les yeux & dans l’oreille on l’entend depuis l’origine, c’est un ami depuis la plus petite enfance quels que soient nos âges nous nous connaissons toujours déjà, quelles que soient nos langues, quels que soient nos lieux – le lieu de l’amitié est un kraal, dans ce kraal dort l’ami, dans ce kraal l’ami écrit, dans ce kraal, qui est un pays sans langage, la nuit n’est jamais obstinément noire, c’est le lieu de la vie vivante où partager la vie secrète qui a la couleur & le parfum des mûres

     

    Claude Chambard

    inédit, extrait de Un matin, en cours

  • Li Po, Adieu à un ami (pour saluer Gil Jouanard)

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    DR

     

    pour Gil, qui est parti hier, 25 mars 2021, rejoindre le mont de l’Ouest (Hua Shan).

    Qu’il y trouve la paix la plus joyeuse & les vins les plus délicieux à partager avec ses vieux amis qui l’ont précédé.

     

    « la montagne bleue surplombe le rempart au nord

    l’eau blanche ceinture la ville à l’est

    ici nous nous séparons

    la graine ailée, solitaire, sur dix mille li erre

    les nuages flottants expriment le sentiment du voyageur,

    le soleil couchant l’amour du vieil ami

    nous nous saluons de la main tandis que tu t’éloignes

    “hsiao hsiao” nos chevaux hennissent, chagrins de se séparer »

     

    Li Po (Li Bai)

    Buvant seul sous la lune

    traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988

  • Un autre monde : Claude Chambard

    Les livres occupent chaque recoin de la maison, entassés, rangés. La bibliothèque est un palais. Nous sommes attablés dans la salle à manger. Le café est chaud. Je sais déjà que je ne pourrai pas tout raconter de cet amour des livres qui rend cet homme si vivant, son regard si brillant et son rire si clair. Claude Chambard est un insatiable lecteur. Un lecteur veilleur et généreux.

    Propos recueillis par Lucie Braud

     

    Vous souvenez-vous du premier livre que vous avez eu entre les mains ?

    Claude Chambard : Je m’en souviens et je l’ai toujours. Tout ce qui était à moi a pourtant disparu lorsque ma grand-mère a vendu la maison de famille. Par un extraordinaire hasard, ce livre a survécu et je l’ai retrouvé après sa mort. C’est ma marraine qui me l’avait acheté à la Noël 1954 qui précéda mon entrée au cours préparatoire : Histoire de Monsieur Colibri (Gründ, écrit par Marcelle Guastala et imagée par Suzanne Jung, 1947). […]

    La suite de cet entretien dont m'honore Lucie Braud est ici http://1autremonde.eu/project/claude-chambard/

    accompagné trois lectures audios de brefs extraits, par mes soins, de Vie secrète de Pascal Quignard, L'Orphelin de Pierre Bergounioux & Les Corps vulnérables de Jean-Louis Baudry & d'une poignée de photographies prises par Lucie de ma bibliothèque avant son rangement dit "du confinement".

    Bonne lecture & mille mercis à Lucie Braud & à son association L'Autre monde.

     

  • Michel de Montaigne, « De la solitude »

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    « C’est assez vescu pour aultruy ; vivons pour nous au moins ce bout de vie ; ramenons à nous et à nostre ayse nos pensees et nos intentions. Ce n’est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte : elle nous empesche assez, sans y mesler d’aultres entreprinses. Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, préparons nous y ; plions bagage, prenons de bonne heure congé de la compaignie ; despetrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous.

    Il fault desnouer ces obligations si fortes ; et meshuy* aymer cecy et cela, mais n’espouser rien que soy ; c’est à dire, le reste soit à nous, mais non pas ioinct et collé en façon qu’on ne le puisse despendre sans nous escorcher et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde, c’est de sçavoir estre à soy. »

    * maintenant

    Michel de Montaigne

    Essais, livre I, chapitre XXXVIII

     

    Bon anniversaire Michel de Montaigne, 28 février 1533

  • Thomas Bernhard, « Un enfant »

    thomas bernhard,un enfant,grand-père,24 février 1890,gallimard

     

     

    « Les grands-pères sont les maîtres, les véritables philosophes de tout être humain, ils ouvrent toujours en grand le rideau que les autres ferment continuellement. Nous voyons, quand nous sommes en leur compagnie, ce qui est réellement, non seulement la salle, nous voyons la scène et nous voyons tout, derrière la scène. Depuis des millénaires les grands-pères créent le diable là où sans eux il n’y aurait que le Bon Dieu. Par eux nous avons l’expérience du spectacle entier dans son intégralité, non seulement du misérable reste, le reste mensonger, considéré comme une farce. Les grands-pères placent la tête de leur petit-fils là où il y a au moins quelque chose d’intéressant à voir, bien que ce ne soit pas toujours quelque chose d’élémentaire, et, par cette attention continuelle à l’essentiel qui leur est propre, ils nous affranchissent de la médiocrité désespérante dans laquelle, sans les grands-pères, indubitablement nous mourrions bientôt d’asphyxie. Mon grand-père me sauva du morne abrutissement et de la puanteur désolée de la tragédie de notre monde, dans laquelle des milliards et des milliards sont déjà morts d’asphyxie. Il me tira suffisamment tôt du bourbier universel non sans un processus douloureux de correction, heureusement la tête en premier, puis le reste du corps. Il dirigea mon attention suffisamment tôt mais effectivement il fut le seul à l’avoir dirigée, sur le fait que l’homme a une tête et sur ce que cela signifie. Sur le fait qu’en plus de sa capacité de marcher, la capacité de penser doit commencer aussitôt que possible. »

     

    Thomas Bernhard

    Un enfant

    Traduit de l’allemand par Albert Kohn

    Gallimard, 1984 (première édition allemande, 1982)

     

    pour le 24 février 1890