samedi, 21 mars 2020
Fabienne Raphoz, « Pendant 46 –48 »
DR
« 46
Le soleil se fout de l’œil :
toutournerond
(sauf les stridences trissées des hirondelles bleues témoins)
47
il s’est ennuagé un mont
tellement fort
que geais et pies en extraient
la seule stridence
sur l’ouate d’on-dirait-l’aube
s’éveille non le temps
mais son redoublement
une mise en réserve consciencieuse
d’un écho papier-froissé
– de rouge-queue –
à venir
quand ça ne viendra plus
d’ici.
48
il se passe quelque chose
dans le mystère sphérique d’une goutte d’eau
(à peine ou si tardivement élucidé)
sur le point de tomber
mais qui ne tombe
en suspens logiquement impossible
défi du petit g. de sa nature et du temps
tandis qu’un œil
la fait exister
conscient de la fugacité
de part et d’autre
d’une frontière fictive
entre ce qui voit et ce qui est vu
puis
l’œil regrette la pensée qui l’aveugle
:
une goutte d’eau, la dernière d’une branche nue
est tombée
sans l’œil témoin
qui naguère la fit exister
mais il pleut un peu sur la même branche
une autre goutte se forme
and so on »
Fabienne Raphoz
Pendant 1 – 62
Héros-Limite, 2005
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vendredi, 20 mars 2020
Yang Wan li, « cinq poèmes autour la poésie »
« Froid tardif composé devant les narcisses sur le lac de montagne*
pour forger un poème, on ne saurait se passer du fourneau et du marteau
mais si le poème s’accomplit, ce n’est pas seulement grâce à eux
le vieil homme ne cherche pas le poème
c’est le poème qui cherche le vieil homme
Lire des poèmes
dans la jonque ma seule occupation est de lire des recueils de poèmes
j’ai fini de lire les poèmes des Tang, je lis maintenant Wang An-shih**
ne dites pas que le matin le vieillard ne mange pas
les quatrains de Wang An-shih sont mon petit déjeuner
Dans l’éclaircie au milieu de la neige, près de la fenêtre ouverte j’ouvre un recueil de poèmes Tang et y trouve un pétale de fleur de pêcher, qui me laisse songeur
au hasard j’ouvre un livre de poèmes, ce matin devant la fenêtre de neige
dedans, un pétale de fleur de pêcher, encore frais
je me souviens d’avoir emporté ces poèmes pour lire sous les fleurs
c’était au printemps, bientôt une année déjà
Ajoutant de l’eau dans le bassin des roseaux aromatiques et des narcisses
mes vieux poèmes que je relis sont de nouveau frais
une fois la lecture finie, fatigué je bâille et m’étire
ces innombrables plantes dans le bassin se plaignent d’avoir soif
mais le vieil homme a pour projet d’être un homme paresseux
Poème en réponse à Lu Yu***
enchaîné à ma fonction, du printemps je ne puis profiter
ma barbe éclaircie est devenue comme de la neige
au milieu des nuages je fréquente le poète
oubliant les affaires, notre entente est parfaite
si en vieillissant mes poèmes s’émoussent,
grâce à ton talent tes vers sont toujours impeccables
toute ma vie j’ai été ballotté,
mon écriture vaut-elle encore grand-chose ? »
* Une dizaine de jours avant le nouvel an, on installe un bulbe de narcisse dans une bassine d’eau (le lac) avec un caillou (la montagne). Le jour du nouvel an, les narcisses sont en fleurs.
** Wang An-shih (1021-1086), poète et homme d’état de la dynastie Song du nord
*** Lu Yu (733-804), poète de la dynastie Tang
Yang Wan li – 1127-1206
Le son de la pluie
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1988, 2008, 2017
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jeudi, 19 mars 2020
Jacques Roman, « Notes vives sur le vif du poème »
DR
« […]
Puissance d’un dire, rebelle au royaume de la feinte… On ne s’attable pas ici pour écrire un poème, c’est lui qui met la table et le couvert, tout est dressé… Surtout ne pas craindre la “gaucherie” propre à l’élan furieux, la travailler plus que la préciosité et la manière.
[…]
Le poème dessine un espace, espace étranger à la frontière. Corps de la parole, il se meut en la matière en mouvement, en élan, en appétit de formes, musical… Écrit en retrait, à l’écart, à l’âme nomade il assure la solide errance dont elle a faim.
[…]
Cet état où, achevé le poème, tu trembles des heures encore… c’est que jamais le poème n’est un achèvement et le vivant réclame sa part dans cela qui semble mourir pour qu’au monde advienne, de la réalité, un pan éclairé. Le poème écrit n’a ni commencement ni fin, il fait semblant, disait Mallarmé.
[…]
La clef du poème n’appartient à personne. Elle est appelée à être perdue. Une autre clef ouvrira le poème, une autre clef appartenant à qui lira, elle aussi appelée à être perdue, et tant, tant de clefs… Seules les serrures ont de notre curiosité le désir et même dans l’inexpugnable insomnie de la solitude.
[…]
État de grâce que j’accueille comme le fruit d’une vie, le fruit d’une longue marche, ardue, et dont il me semble avoir oublié les embûches. C’est respirer. Je pose la plume. Je souris. Je pense à ce poème non écrit, murmuré dans un parc, ce poème que je connais par cœur et que je n’écrirai pas. »
Jacques Roman
Notes vives sur le vif du poème
Éditions Isabelle Sauvage, 2014
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mercredi, 18 mars 2020
Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »
DR
« Je ne me souviens plus du jour où j’ai découvert l’existence de ma prairie.
La première fois je suis un tout petit enfant le mot prairie ne vient pas mais je sais qu’il existe. Avec une lampe de poche volée dans un tiroir de la cuisine je lis toute la nuit sous les couvertures un roman de James Fenimore Cooper.
C’est merveilleux.
L’aube vient et je n’ai pas sommeil.
Je glisse dans un canoë de bois verni jusqu’aux berges moussues de ma prairie.
Les Indiens sont à mes trousses. Je fais pour la première fois l’expérience d’un corps en mouvement dans ma prairie.
C’est délicieux.
Mon arc imaginaire est tendu. Il ne rate jamais sa cible. Ma prière est brûlante dans ma gorge. Je cherche une sauterelle dans l’herbe à qui chanter ma peur.
Oh les petits érables ont noirci. L’herbe se fait rare.
Quelque chose a lieu dans ma prairie.
Je ne peux pas croire à tout ce qui s’est passé là-bas.
Non non
plus que jamais
les yeux futurs
pleins du ciel
de ma prairie.
Est-ce que le mot prairie existe dans le vent qui hurle dehors ?
Ou dans la grande tristesse qui est dans mon esprit ?
Ou dans la poursuite folle de ce que je n’obtiendrai jamais ?
Est-ce que le mot prairie existe quand je souhaite les choses et que je pleure en disant ces choses que je veux ?
Ou est-ce que dans le mot prairie disparaîtraient les choses auxquelles je m’étais cru attaché pour toujours ?
Et chaque soir je rêve de partir enfourchant une monture abstraite. Je voyage à qui perd gagne. »
Frédéric Boyer
Dans ma prairie
P.O.L, 2014
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=32
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mardi, 17 mars 2020
Jacques Dupin, « Glauque »
DR
« Comme je voyageais très bas
autour des étangs de septembre
je crus la voir elle était là
béate au milieu de l’eau
la Chinoise du Malespir
dans l’attente lancéolée
du songe qu’elle accapare
son œil étirant mes yeux
elle rit de rien et de l’eau
je ne cesse de rajeunir
—————————————
trop de feuilles de chimères
de meurtres flottés sur l’eau
elle extasiée qui replonge
dans la plaie au fond de quoi
une écriture agonise
l’opéra-bouffe des grenouilles
qui languit qui se déchirent
par la libellule et le bleu
de ses ciseaux entrouverts
au milieu pour en finir
—————————————
il fait sombre j’écris bas
elle est là depuis toujours
les bulles crevant sa peau
dans le glauque du rituel
la coulisse épaisse de l’eau
c’est l’égrènement c’est le frai
l’accouplement le rosaire
sur la pierre lisse et le bord
de l’eau morte écartelée
par l’effervescence de l’air
—————————————
ta soif ton regard bridé
et le plaisir sans mélange
d’enfanter ce que je tais
d’aspirer l’ombre de l’autre
plus loin que l’eau divisée
ne coassant plus en dieu
sans l’affilée de ma langue
l’inconnue de l’entre-deux
a plongé dans la démence
du foutre des monstres frais
—————————————
le froid de sa cuisse ouverte
à la labilité de l’eau
elle est là depuis toujours
ma complice fantômale
une grenouille à rebours
de son genou dissipant
un tressaillement dans le vert
pour l’image que revêt
l’assidue des premiers ronds
de l’eau ridée de l’enfer »
Jacques Dupin
Chansons troglodytes
Fata Morgana, 1989
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lundi, 16 mars 2020
Wisława Szymborska, « Prêt-à-vivre »
© : Elżbieta Lempp
«Voilà du prêt-à-vivre.
Pièce sans répétition.
Corps sans essayage.
Tête sans réflexion.
J’ignore le rôle qu’on me fait jouer.
Je sais seulement qu’il est à moi, non échangeable.
De quoi parle la pièce, je n’ai pas d’autre choix
que de le deviner une fois sur scène.
Préparée à la diable pour cet honneur de vivre,
j’ai du mal à tenir le rythme qu’on m’impose.
J’improvise, bien que cela me fasse horreur,
je bute à chaque instant sur l’ignorance des choses.
Mes manières fleurent sans doute la province.
Mes instincts n’ont sûrement rien de professionnel.
Le trac est une excuse, et une humiliation.
Je trouve cruelles ces circonstances atténuantes.
Mots et réflexes qu’on ne peut retirer,
l’inventaire des étoiles plein d’erreurs,
caractère ? Un manteau boutonné en courant.
Telles sont les conséquences pénibles de la hâte.
Si j’avais pu seulement répéter un mardi,
ou revoir les détails d’un jeudi, juste un seul !
Mais voilà vendredi au scénario obscur.
“Est-ce correct ?” croassé-je (on ne m’a pas laissé
le temps de m’éclaircir la gorge en coulisses).
Et ce n’est pas, hélas, une audition sommaire,
dans un studio provisoire. Certes, non.
Traversant le décor, je vois qu’il est solide.
La précision des accessoires m’étonne.
La scène tournante semble rodée depuis longtemps.
Nébuleuses toutes banchées, jusqu’à la plus lointaine.
Je n’ai plus aucun doute, c’est la première – et
quoi que je fasse maintenant,
deviendra à jamais la chose que j’aurai faite. »
Wisława Szymborska
Grand nombre (1976)
in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009
Préface et traduction du polonais de Piotr Kaminski
Poésie / Gallimard, 2018
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dimanche, 15 mars 2020
Lambert Schlechter, « Piéton sur la voie lactée »
© cchambard
« à côté de mon oreiller, la nuit, j’écris :
voilà, il y a eu ce jour-ci, il se termine
jour printanier, soleil & ciel bleu
ce jour-ci, un jour de ma vie
viendra le jour de demain, j’y vais
encore un jour de ma vie
je ne sais si c’est le dernier
ou s’il y en aura encore mille
nuit me prend : dormir pour vivre demain
*
écrire pour préparer le terrain d’écriture
écrire encore ceci avant de commencer à écrire
écrire vite vite choses simples & banales
avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs
écrire vite vite les petits rien de la vie
afin de conjurer le grand tout du néant
écrire le frémissement de l’herbe
avant de thématiser le frisson de l’existence
balbutier encore & encore : je ne suis pas mort
*
quand les mots ne servent plus
à marchander les radis ou le bleu du ciel
quand les phrases renoncent
à commenter les tribulations du moi
quand le langage n’est plus utile à rien
sauf à baliser sans fin un domaine sans nom
quand les mots soudain te chaotisent
tout ce que tu croyais savoir & connaître
c’est ce que tu demandes au poème : du vertige »
Lambert Schlechter
Piéton sur la voie lactée – Petites parleries au fil des jours
Avec des dessins d’Anne Weyer
Phi, 2012
http://www.editionsphi.lu/fr/francais/353-schlechter-lambert-pieton-sur-la-voie-lactee.html
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samedi, 14 mars 2020
Juan Gelman, « Notes XII & XIII »
DR»
« NOTE XII
les rêves brisés par la réalité
les compagnons brisés par la réalité/
les rêves de compagnons brisés
sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/
pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé
disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour
les petits morceaux vont-ils s’unir ?
va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?
et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?
marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?
de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/
nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant
à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays
de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/
de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance
dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/
et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?
se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?
nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?
nous disent-ils de rêver mieux ?
à manuel scorza
NOTE XIII
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/
chaque compagnon avait un morceau de soleil/
et c’est de cela que je parle
je ne parle pas des erreurs qui
nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non
je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/
je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil
qui lui illuminait le visage/
lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/
l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/
le faisait voler/voler/voler/
se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se
sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours
âme/mémoire/cœur/leur réchauffant
le talon les os mitraillés d’ombre ?
petit soleil qui ainsi s’éteignait/
tu éclaires encore cette nuit/
où nous restons à regarder la nuit
vers le côté où monte le soleil »
Juan Gelman
Vers le sud et autres poèmes
Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
postface de Julio Cortázar
Gallimard, coll. Poésie, 2014
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vendredi, 06 mars 2020
Lu Yu, « La nuit du 18e jour du 7e mois, composé sur l’oreiller »
« un éclair jaillit, il fait clair comme en plein jour
pas encore apaisé le tonnerre gronde
les nuages défilent confusément puis disparaissent
lentement monte la lune solitaire
dans les herbes couvertes de rosée des criquets conversent
le vent dans les branches effraie les pies
dès que la fraîcheur naît je me sens enfin à l’aise
je dors profondément jusqu’à ce qu’à la fenêtre il fasse jour »
Lu Yu
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise
Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1995, rééd. 2012
lundi, 24 février 2020
Jean-Luc Nancy, « Les senteurs de la librairie»
© Jean Le Gac
« […] La librairie est une parfumerie, une rôtisserie, une pâtisserie : une officine de senteurs et de saveurs à travers lesquelles se laisse deviner, supposer, pressentir quelque chose comme une fragrance ou comme un fumet du livre. On s’y donne ou on y trouve une idée de son Idée, une esquisse, une allusion, une suggestion. Peut-être parle-t-il de ce qu’on cherchait, de ce qu’on espérait. Peut-être tient-il la promesse de son titre – Le Temps perdu, L’Être et la Néant, Le Capitaine Fracasse –, ou bien de celle du nom de l’auteur – Diderot, Joachim de Flore, Ernest Hemingway, Jane Austen –, ou bien encore du nom de l’éditeur et de la collection – Galican, Calmy-Cohen, Enseignes, Portulans, Le Typographe –, et peut-être pourrait-il tenir mieux encore la promesse discrète de l’inconnu, de l’inattendu, – L’Intrus, Des pois au lard, Relation d’un voyage en grande librairie –, ou bien peut-être, dépourvu de toute promesse et ne risquant donc pas de les trahir, assure-t-il simplement de son sérieux, de sa compétence – Histoire véridique de ma vie, Origine de la géomancie, Tristan et Isis.
La librairie ouvre au lecteur l’espace général de toutes ces espèces d’ouverture, de regard furtif, d’éclairage bref ou d’illumination, de forage, de prospection, de passage au crible, au tamis, de prélèvement ou bien de relevé. Il s’agit toujours de délier le lien qui tient le volume et de le laisser respirer, s’ébrouer un instant – perdre aussi sa suffisance et sa consistance pour ne plus être ailleurs que dans l’empressement ou dans la nonchalance des doigts qui feuillettent.
Mais le regard effeuille aussi les rayons et les tables, il se pose de place en place, sautant de couleur en format, guidé par des silhouettes, des images, des signaux divers. Il se laisse séduire, solliciter, charmer. Il envisage les épaisseurs, il parcourt les indications des quatrièmes de couverture, ou bien, lorsqu’il en trouve encore, des prière d’insérer. C’est lui qu’on prie, en fait, d’insérer dans le livre un peu de son envie, de sa curiosité, de cette imagination qui ne cesse dans son dos de lui faire attendre des mondes, des bonheurs, des savoirs, des récits. […]»
Jean-Luc Nancy
Sur le commerce des pensées
Illustrations originales de Jean Le Gac
Galilée, 2005
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3001
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jeudi, 20 février 2020
Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »
Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery
« Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. […] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.
Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »
Jean-Christophe Bailly
Saisir — Quatre aventures galloises
Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018
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mardi, 18 février 2020
Mathieu Riboulet, « Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze »
Voici déjà deux ans que Mathieu Riboulet est parti vers un ailleurs pas si lointain, un ailleurs d’où il scrute encore son établi — comme dit son amie Marie-Hélène Lafon. C’est là qu’attendait cet ensemble de pages, où les morts et les vivants sont une simple communauté, c’est là qu’attendait ce qui devient son ultime livre, puisque « le désir est sur la table » et qu’il est inlassablement remis sur le métier pour demeurer désir.
Les Portes de Thèbes – où résonnent les Sept contre Thèbes d’Eschyle (« Quelles angoisses funestes, inexprimables, me font pousser le cri des douleurs ?! – Tais-toi ! que pas un cri de détresse ne retentisse dans Thèbes ! ») —, sous-titré Éclats de l’année deux mille quinze, cette année, rude, où le 16 novembre Mathieu Riboulet apprend qu’il a un cancer du foie, soit trois jours après les tueries que l’on sait, est un livre puissant car sa force est de prendre le personnel pour le rendre collectif, et inversement, d’en faire une tragédie moderne — « Le corps malade de l’Europe, le corps malade du monde, c’est le mien » —, un vrai livre politique donc.
Recopions : « Il a donc fallu que j’accepte l’ouverture de mon corps. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du temps : tout se ferme (les hommes, les regards, les frontières, les esprits), et plus tout se ferme plus il me faut ouvrir, c’est la réponse, je ne sais rien faire d’autre. Écrire c’est ouvrir, bien sûr, je sais cela, mais il suffit d’écrire fermé pour que l’élan se perde. Et des livres fermés, il s’en publie à la pelle. Il faut donc s’attacher à écrire des livres ouverts pour raconter des histoires ouvertes, aérer les fictions, valser avec les chronologies, dire que les corps, nos corps, sont encore ce qui s’ouvre et le plus et le mieux et le plus aisément, même quand on ne le veut pas. » Et plus loin : « Nous aurions eu, ensemble, quelques nuits d’insomnie / À parcourir à pied la cité assiégée, / À concevoir, d’un trait, des pièges où tomber, / Des embuscades féroces, des complots insensés, / Ensemble, vous et moi, nous aurions conçu “Thèbes”, / À chacune de ses portes nous aurions mis des hommes, des idées et des voix, / Imaginé un jeu où pénétrer ensemble les arcanes de la paix, / Les arcanes de la guerre ; et l’ouverture des portes / Garantes de la présence de la cité paisible / Au cœur de son pays de paix et d’attention. »
Et Mathieu Riboulet, en un nécessaire va-et-vient entre les faits et le moment où il écrit, entre la prose tendue et ondoyante et la poésie de conteur, de chanteur, d’aède, entre les voyages, entre les corps des amants, des frères — « Les sept marioles de novembre quinze sont mes frères […]. Je l’écris pour redire qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile et que nous finirons massacrés par nos frères […] Le paradis, pour nous, n’est pas plus une option qu’il n’en est une pour eux. » —, traque nos faiblesses, nos grandeurs, le danger et l’amour, dans ce monde mourant, et nous offre en partage le tragique de nos vies. Et si, à la fin, on ferme le livre, ému par l’extraordinaire présence de celui qui est un de nos plus importants écrivains, c’est-à-dire un de nos plus importants compagnons, c’est parce qu’il hante nos tables, nos vies, pour nous permettre — il faut le souhaiter à chacun — de finir en beauté, « confiant et corps ouvert. »
Claude Chambard
On adjoindra, avec profit, à ce livre exemplaire, Compagnies de Mathieu Riboulet, ensemble généreux et puissant de quelques amis qui partagent avec infiniment de justesse leurs lectures de l’œuvre et de l’homme. Nous en avons sur ce blog partagé deux extraits de Marielle Macé et Marie-Hélène Lafon.
Mathieu Riboulet
Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze
76 p. ; 12€50
Verdier, 2020
17:04 Publié dans Écrivains, Édition, Livre, Verdier | Lien permanent | Tags : mathieu riboulet, les portes de thèbes, compagnies de mathieu riboulet, verdier