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  • Claude Esteban, « Le travail du visible »

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    Claude Lorrain, Paysage avec Énée à Délos, 1672,  National Gallery, Londres

     

    « L’image – figurative ou non, considérons que la querelle est close – ne nous restitue pas, formellement ou par analogie, une relation particulière de l’extérieur, un récit du réel, retranscrit et régi par des modèles de l’intelligible ou de l’onirique. L’image nous informe, rêveusement, sur la présence diffuse du sensible, sur le fait qu’il y a de l’être autour de nous, en nous, plutôt que rien. C’est, si l’on veut, une manière de preuve ontologique, mais qui ne cherche pas en dehors d’elle son garant ni sa vérité transcendante. Elle est là, elle déconcerte le vouloir de la raison hégémonique, le rapport du sujet superbe et de l’objet. Elle affirme que tout se tient entre les choses, mieux encore, entre les choses et nous. Qu’il a suffi d’un peu de matière, d’un peu d’espace discernable, pour que l’énergie, derechef, se soulève et reprenne son essor, par la convocation de quelques lignes, de quelques taches de couleurs mises ensemble. Il y a la prose qui raconte ce qui est et qui le distribue dans notre entendement, côte à côte. Il y a, soudain, la poésie, je veux dire l’invention du sens à travers les signes, le geste inaugural d’un seul qui fait de cette image la première, celle qui nous accueille au monde, celle, peut-être, qui nous réconcilie. »

    Claude Esteban

    Le travail du visible et autre essais

    Fourbis, 1992

  • Claude Esteban, « D’une couleur qui fut donnée à la mer »

    claude esteban,d'une couleur qui fut donnée à la mer,fourbis

    DR

     

    « Le poème ne se situe sans doute pas à l’origine du langage, du moins est-il consubstantiel au devenir de la langue, ou plus justement, des langues multiples de la terre, à ces mots qui s’inventent, s’opposent, se concertent, ici et là, sous des ciels dissemblables, par des étendues qui s’ignorent et qui toutes ensemble font notre monde. Mallarmé, ce questionneur tenace de l’idée, mais aussi, et peut-être davantage, cet artisan du mot le plus juste, s’alarmait – qu’on me permette l’écho symbolique de son nom – du “défaut des langues1”, de leur inaptitude à restituer toute la saveur du réel, et il imputait ce manque à l’absence d’une langue unique, où rien n’eût été perdu de la substance de l’immédiat. On peut aussi, me semble-t-il, à rebours de sa rêverie, se féliciter au contraire de cette pluralité des idiomes que la faute immémoriale de Babel a infligée aux peuples et à leur dispersion planétaire, non point – ce serait là corroborer la vindicte d’un dieu jaloux – pour que prolifèrent entre eux l’équivoque, la confusion, le mensonge, mais à seule fin que chacun dans sa différence façonne sa langue à lui, c’est-à-dire, assume et renforce par les liens de la parenté une relation plus étroite, plus adéquate, entre les données du sensible – l’olivier, la vigne, la mer, ou pour d’autres, la lande, la brume, la bruyère – et cette formulation qui s’élabore dans sa bouche, et qui fait de chaque dialecte, serait-il réduit au cercle de l’horizon, comme la plante la plus tenace de son pays, celle qu’on ne parviendra demain à déraciner sans que tout meure autour d’elle.

    De ces alliances, de ces connivences ombreuses du sens et des sens, il se peut que nous ne voulions rien entendre dans notre hâte à nous croire neufs, sans attaches avec la durée et le lent parcours de la langue. Mais qu’un seul vers, et pourquoi pas celui qui m’habite depuis si longtemps, surgisse à l’improviste dans la mémoire, voilà qu’une sorte de mystérieux travail s’accomplit en nous, et comme un dormeur qui sort de ses songes, qui en rassemble précieusement les débris, voilà que la langue se souvient, qu’elle chasse le marmonnement des phrases vaines, qu’elle retrouve cet instant où dans l’éclat matinal de la lumière, elle célébrait la mer couleur de vin2.

    Et c’est alors qu’une fraîcheur nous enlève, un souffle dont nous ne cherchons plus à savoir s’il vient des choses ou de nous, et tel Ulysse, le vieux voyageur, découvrant Nausicaa sur la rive, nous pressentons que le monde n’a pas fini de naître, et que les mots, les mots d’un poème, peuvent le dire encore. »

    1. Stéphane Mallarmé, Crise de vers

    2. Homère. L’Odyssée.

    La mer couleur de vin est le titre d’un livre de récits de Leonardo Sciascia, traduit par Jacques de Pressac, et publié chez Denoël. (Notes du blogueur)

     

    Claude Esteban

    D’une couleur qui fut donnée à la mer

    Fourbis, 1997

  • Claude Esteban, 5 pages de « Sur la dernière lande »

    claude esteban,sur la dernière lande,fourbis,gallimard

    DR

     

    « Ce sera le soir, la même heure

    du soir, les colombes

     

    commenceront à se poser sur les branches,

    quelqu’un dira, comme

     

    l’herbe est haute, allons nous asseoir,

    racontons-nous

     

    pour passer le temps une histoire un peu folle,

    celle d’un roi

     

    qui croyait tout savoir et qui perdit

    tout, quelqu’un

     

    dira, c’en est fini des fables

    tristes, oublions-les,

     

    comme le soleil se couche lentement.

    *

    Tout sera fini, nous regarderons

    un petit arbre rose

     

    et les pétales tomberont sur nous

    doucement, il y aura

     

    du soleil et sans doute au loin la forme

    vague d’un nuage

     

    comme pour dire que les choses

    ne pèsent plus et ce sera

     

    comme si le malheur était une histoire

    vieille,

     

    si vieille que personne ne se souvient.

    *

    La nuit ne reviendra plus, on pourra

    marcher, toi et moi,

     

    loin des routes, chanter, dire merci

    à chaque feuille, on était

     

    si nus, si tremblants, qui nous reconnaîtra

    dans nos vêtements de lumière

     

    qui voudra dire, ceux-là

    sont morts, ils avaient souffert trop longtemps

     

    car nous serons debout

    parmi tous ceux qui tombent, nous

     

    qui n’avions plus rien, nous donnerons tout.

    *

    Ah la feuille, la feuille du saule

    qui ne guérit pas, qui console

     

    tu vas par les ombres grises,

    le soleil n’est plus ton ami

     

    si tu te perds à midi,

    suis le chemin des chenilles

     

    ah la feuille, la feuille du lierre

    qui s’attache et qui persévère.

    *

    Et peut-être que tout était écrit dans le livre

    mais le livre s’est perdu

     

    ou quelqu’un l’a jeté dans les ronces

    sans le lire

     

    n’importe, ce qui fut écrit

    demeure, même

     

    obscur, un autre qui n’a pas vécu

    tout cela

     

    et sans connaître la langue du livre, comprendra

    chaque mot

     

    et quand il aura lu, quelque chose

    de nous se lèvera

     

    un souffle, une sorte de sourire entre les pierres. »

     

    Claude Esteban

    Sur la dernière lande

    Fourbis, 1996

    repris in Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001

  • Claude Esteban, Trois pages de « L’insomnie, journal »

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    DR

     

    « Corridors

    Qu’on ne ferme pas la porte

    durant la nuit.

     

    Non, s’il vous plaît. Pas même

    si le vent caille

    en pierre fine,

     

    en air irrespirable, en

    poumon gris.

     

    Non. Il se peut

    qu’une tête s’approche,

    le chignon d’une femme,

    une virtualité.

     

    Laissez-la venir. Qu’elle passe

    et qu’elle se perde,

     

    pauvre ombre sans corps

    entre les murs

    entre les flaques de sang

    inodores.

     

    Laissez la porte

    ouverte à qui voudra

     

    aller et venir

    entre deux fêtes

    sans lendemain.

    27 déc. 86

     

    Matin

    Le jour qui n’a pas été

    continue de revenir.

     

    Il descend dans la rue

    et déambule

    entre les gilets neufs et les bouteilles,

    léchant les vitrines,

    dorant les statues.

     

    Le jour qui n’a pas été

    ne se défend pas. Il

    n’a pas besoin de voir, il sait

    tout.

     

    Qui va vivre et qui

    porte déjà

    le signe de la mort à la boutonnière.

     

    Le jour qui n’a pas été

    ne me connaît pas

     

    et il cogne à moi sur les trottoirs.

    28 déc. 86

     

    Ombre

    Elle me dit : viens. J’avance

    mais je ne la trouve pas.

     

    Je trébuche dans mon sommeil

    sur des milliers de mouettes,

    sur des bateaux sans moteur, sur

    des bicyclettes,

    sur des rapports scellés auxquels je ne comprends rien.

     

    Elle me dit : viens. Et je n’ai

    plus de bras

    ni d’yeux pour voir, ni nom

    entier.

     

    Elle me dit : viens. Mais l’insomnie

    tire le rideau. 

    30 déc. 86 »

    Claude Esteban

    L’insomnie, journal

    traduit de l’espagnol par Emmanuel Hocquard & Raquel Levy

    Fourbis, 1991

    Extrait du seul livre pour lequel la langue espagnole s’est imposée à Claude Esteban. Publié dans cette langue avec une traduction italienne de Jacqueline Risset sous le titre Diaro immovil par Scheiwiller à Milan en 1987. Claude Esteban ne voulut pas se traduire en français. Emmanuel & Raquel donnèrent cette version, remercions-les.

  • Jean-Michel Reynard, « L’enfant-P. »

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    « “je n’aurai pas aimé…”

    — où ne s’inscrit jamais, proférant, l’être que d’un pays — espace auquel, matière ou site, couverture rocheuse debout — le désert, appartiennent : mottes, sémaphores ravinés que nous sommes, rongés, des enfants qui s’ébattent, notre loi, l’hystérie modèle d’un talion, l’effondrement des chevaux et, plus que tout, là-bas, l’heure d’un village ocre et rouge, frêle, blessé de colère, sa souffrance — invalide. mais où la fête pauvre, bientôt, parce qu’un carré d’enfuis vient un moment, s’y rallier, brandit joie et danse, musique, par la bouche épanouie, près du feu, d’un gamin qui suit sa tête en rêvant. enfants porteurs d’hommes. par eux, l’histoire est délestée — ravi le moindre écho de jeu mortel. qu’à chaque rasade, dès lors, ou massacre, le groupe s’esclaffe, les rires qui s’ébrouent retombent au ciel, crèvent en terre, reliefs d’une empreinte dont, d’emblée, le cercle recueilli autour d’un combat d’insectes, vite flambés vifs, aura, dans le regard froid — malice et gaieté misérable — d’une fillette longuement vue, sa cruauté de jour —, déjà récapitulé, ou mimé, la représentation sanglante. seules, comme déborde du lait, bave une peinture, brèves, des charpies de nuages, aube ou soir, frottent encore, lessivent de chair les montagnes, trament d’un chant la dérive infantile du monde. cris. orgies dérisoires. frontière. femmes. et, juste pour finir, cette fille, choisie, aimée, payée pour l’enfance, la même, le retour d’écart en nous — probe, sous l’aveuglement. pour en finir : ensemble. si proches, eux, égaux, manqués l’un l’autre, qu’on ne croit, sans doute, qu’y peser le temps de son âge, la race, vieille avant, avec soi — l’impasse tremblante des yeux, et la bouteille, vide, interminablement pétrie. dans un coin, un nouveau-né pleure. crypte de cette chambre exemplaire, obscure, où, une fois de plus, seule la détresse aura joui. vertige du désir de nier bien plus que de prendre. pour qu’au moins tout s’achève. la mort, la vie, l’image et les jeux. la terre, fatiguée. et la langue. ce qu’un autre enfant va tuer. par chance. servir : baptiser. hurlements, éventaire salubre d’une bataille dans laquelle, comme jadis, on se redresse, déjà mort, pour périr, saigner, et encore choir. étal. pourquoi non ? l’enfant n’aura cessé d’écrire le récit, de tourner les pages. il sourit. il est au monde. la fille bue peut désormais refermer sur le siècle — le nôtre —, naissant, l’anachronisme solaire de ceux qui ne savent plus — ou trop bien — que les enfants seuls jouent à mourir. »

    Jean-Michel Reynard

    Le détriment

    Fourbis, 1992

  • Constantin Cavafy, « Deux poèmes»

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    DR

     

    « Une nuit

     

    La chambre était pauvre, vulgaire,

    Cachée à l’étage d’une taverne louche.

    De la fenêtre, on apercevait une ruelle,

    Étroite, malpropre. De la salle,

    Montaient les voix de quelques ouvriers

    Qui jouaient aux cartes et s’amusaient.

    Là, sur un lit simple, ordinaire, j’avais eu

    Son corps, le corps même de l’amour, j’avais

    Eu les lèvres, les lèvres voluptueuses et

    Rouges de l’ivresse. Rouges et d’une telle

    Ivresse qu’à l’instant même où j’écris,

    Après tant d’années, dans ma maison solitaire,

    Je suis ivre, ivre à nouveau.

     

    Jours de 1908

     

    Il se trouvait sans travail, cette année-là,

    Il vivait des parties de cartes et de trictrac,

    Il vivait d’emprunts.

     

    On lui avait offert un petit emploi,

    Trois livres par mois, dans une petite librairie ;

    Il avait refusé, sans hésiter. Ce n’était pas pour lui.

    Ce n’était pas un salaire pour un jeune homme

    De vingt-cinq ans, et de bonne formation.

     

    Il gagnait à peine deux ou trois shillings

    Par jour. Il ne pouvait pas gagner plus aux cartes,

    Ou au trictrac, le pauvre garçon, dans les cafés populaires

    Où il pouvait aller, même en jouant bien, même

    En choisissant des adversaires idiots. Quand aux emprunts,

    C’était presque rien. Il obtenait rarement un thaler,

    Plus souvent la moitié ; il se contentait assez souvent

    De shillings.

     

    Dans la semaine, quelquefois à plusieurs reprises,

    Lorsqu’il réussissait à s’éveiller dispos,

    Il allait au bain, la nage le ranimait.

    Ses vêtements étaient dans un état lamentable.

    Il portait toujours ce même costume,

    Un costume décoloré.

     

    Ah ! Jours de l’été 1908 !

    Oublié, le lamentable costume

    Décoloré, il a disparu de votre image.

     

    Vous conservez celle de ce moment-là

    Où il enlevait ses vêtements indignes,

    Son linge trop usé ; il restait alors

    Totalement nu, miraculeusement beau,

    Cheveux ébouriffés, corps légèrement bronzé,

    À cause du bain, et de la plage, dénudé, le matin. »

     

    Constantin Cavafy

    Poèmes

    Présentation et texte français par Henri Deluy

    Fourbis, 1993

  • Claude Esteban, « À rebours, confusément »

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    DR

     

    « Si je pensais, c’était une falaise

    à l’horizon, des routes

    vides,

    un soleil invisible sur la mer, ce rose

    dans les roseaux, comme

    du vent solide, l’air qui devient

    blanc, c’était

    une falaise d’ocre avec la main

    qui l’inventait

    sur un carré de toile et trois couleurs.

    ——————————————— 

    Les morts n’ont pas

    de lieu, pas d’ombre à eux, mais

    ils durent dans les yeux

    des autres, ceux qui sont là, les morts

    le savent, ils se souviennent

    et c’est une façon à eux

    de vivre une seconde fois sans que rien

    maintenant les blesse et c’est

    trop de douleur pour ceux qui restent, trop

    de malheur qu’il faut chasser pour être un peu.

    ——————————————— 

    Peut-être viendra-t-elle

    et je ne la reconnaîtrai plus, un soir, 

    elle, si jeune maintenant et brune, sans que

    j’entende ses pas

    et ce sera brusquement

    le même désir emmêlé de nous et

    je toucherai cette bouche

    qui ne peut mentir

    ni me dire qu’on l’attend ailleurs et que ce soir

    elle passait très vite.

    ——————————————— 

    Frères, hommes, humains, un autre

    vous appelait ainsi et vous l’avez laissé

    mourir très loin de son amour, frères,

    faut-il encore

    qu’on s’adresse à vous, dans la hâte,

    dans le tourment des os, frères, n’êtes-vous là

    que pour cet unique regard

    sur ceux qui partent, qui sont

    là, qui ne sont plus là,

    et vous devant, frères vivants, qu’on aime encore.

    ———————————————

    Une femme a souri

    dans son sommeil et dehors

    le premier oiseau commence à dire

    que c’est l’aube et cette femme

    bouge un peu, elle a des seins

    qu’il faudrait caresser, je crois, pour

    vivre encore, un peu

    de temps encore et je suis

    là, près d’elle, comme

    une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.

    ———————————————

    La porte, la dernière, la plus

    obscure

    est ouverte, sache-le, nuit et jour,

    personne jamais ne la referme,

    aussi ne te hâte pas, tu franchiras

    le seuil à ton heure, quelqu’un

    veille là-bas qui n’a pour tâche que le poids

    des âmes, les corps

    eux, ne souffrent plus ni

    ne se souviennent, ni ne reviennent non plus.

    ———————————————

    Mais n’est-ce pas

    dans un soir comme celui-ci,

    facile, la terre

    a des façons très douces

    de vous endormir, il y a, un peu

    partout, dans le ciel au-dessus, des

    anges, des chants

    qu’on n’entendait presque plus, c’est

    peut-être la fin

    et c’est facile, il suffit de fermer les yeux. »

     

    Claude Esteban

    Sept jours d’hier

    Fourbis, 1993

  • Jacques Dupin, « Matière du souffle »

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    DR

     

    « L’ambiguïté de l’empreinte : être le présent d’une image ou d’un signe, la marque brûlante, – et ensemble distance de l’une, absence de l’un, – une vieille histoire racontée marmonnée sans fin, et l’éclat de son futur imminent… Le battement de sa mort suspendue, sa dérogation d’être ici, son sursis, un élargissement de condamné, sa proximité, son éloignement, la barre, la ligne surchargée graffitée de son horizon…

     

    Une image dont la violence (la témérité de la coupe) est comme inhibée, fortifiée, prolongée dans son éclat – par ce qui l’entame et l’incise, l’infléchit, l’enrobe et la brouille… Trop prompte, trop vite levée, pour être coupée de l’enclave nourricière, de la terre aveugle, et de la pensée du double…

    ­——————————————————————————————————

    Il s’en faut d’une montagne ouverte, et d’un corps de bête frôlée, de femme désirée – entre blessure, tatouage, rituel et sauvagerie… le même lancinant étirement d’un songe, et la trace accolée du double et de la proie, devant la béance de la montagne et la nuit des yeux de l’aimée…

     

    …la nuit dont la grâce réfractaire affleure par le fendillement de l’étendue et la scarification de ses plaies… comme à l’écart de ce massif, de cette chaîne de peintures dont les voix de ruissellement baignent les racines et la danse… Un orgasme de la substance, un solipsisme de l’air, une accentuation du pli et du trait qui transgresse la voix païenne, et le cérémonial de la mise à nu – et la brûlerie d’aromates… »

     

    Jacques Dupin

    Matière du souffle (Antoni Tàpies)

    Frontispice de Antoni Tàpies

    Fourbis, 1994

  • Antoine Emaz, « En deçà »

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    © : Régis Nardoux

    Pâle

    « au bout du jour

    il n’est pas grand-chose à quoi

    peuvent s’accrocher les doigts

    dans un silence de chair remuée

    vive

     

    le plus souvent on s’est tenu

    à la surface des gens ou des choses

    avec en dedans

    un grand désir

    muet

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    les êtres s’échappent

     

    d’autres amis remplacent les morts

     

    on est toujours là

    peut-être un peu plus lourd de souvenirs

    pour personne

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    hommes sans cesse

    très vite disparaissant

    dans la terre sans livres

     

    tant de terre et tant d’hommes

    remués

    si longtemps

    sans faire d’histoire

    décisive

     

    on ne crie plus guère

     

    on veille parmi les livres

    lorsque les mains sont vides 

    –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

    l’élargissement viendra

    du dedans

    s’il doit venir

     

    pour l’heure

    on aménage l’espace restreint

    et sous les livres

    on arrive à ne plus voir les murs

     

    ainsi

    à l’étroit dans ce qui est possible

    on est

    débout

    encore

     

    on dure »

    Antoine Emaz

    Poème d'une énergie contenue in En deçà

    Fourbis, 1990

  • Dionys Mascolo, « À la recherche d’un communisme de pensée »

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    Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France

     

    « Auschwitz

    Après une heure de visite, extraordinaire fatigue. Ce n’est pas l’émotion, non. C’est plutôt le dégoût, un mélange d’ennui et de dégoût, mais il faudrait parler d’ennui et de dégoût absolus comme on parle d’amour absolu — ennui et dégoût qui font un instant regretter vraiment l’absence de dieu, souhaiter à nouveau et de toute son âme qu’existe une Toute-Puissance : lui cracher à la face. Nulle révolte ; il n’y a rien contre quoi se révolter. Il n’y a même pas à comprendre. Et rien à défendre. Rien n’a d’intérêt. Seul satisferait le Dieu sadique, sous les coups duquel on aurait plaisir à mourir.

    Dans le film de Resnais*, la caméra fait faire au regard l’abominablement longue ascension de la montagne de cheveux de femmes et lorsqu’elle arrive au faite, on suffoque. La masse de cheveux est ici donnée d’un coup. Ce n’est plus l’horreur nue, la pitié sublime. C’est l’accumulation de quelque chose d’immonde sur des profondeurs infinies, la vermine fourmillante d’une voûte céleste où la vue se perd. Masse écœurante, qui fait monter un écœurement de tête indicible, une ineffable envie de vomir ses entrailles de tête. (Si l’on se détourne, une autre vitrine expose à côté des brassières d’enfants.)

    Après la projection du film de Resnais, je m’étais déjà retrouvé, fin d’après-midi en juin, dans le brouhaha heureux de la foule des Champs-Élysées, en enfer. L’humanité entière mise en accusation, le visage humain dégradé, ce que je venais de voir allait infiniment plus loin qu’une preuve contre les seuls nazis. Tout le monde était capable de cela. C’était là véritablement notre œuvre, inimitable, spontanée, l’œuvre de tous et de chacun, l’incontestable accomplissement du réel-rationnel indépassable, le résultat de siècles de patientes recherches, toutes les ressources de l’esprit, de l’intelligence et du cœur mises en œuvre. Ceux qui coulaient à mes côtés leur vie tranquille et bonne le long de ces berges, je venais de les voir absolument dénoncés, et moi parmi eux dénoncé avec eux. Je ne pouvais plus même adresser la parole à l’amie qui m’accompagnait, n’osais plus la regarder en face. J’avais honte, d’elle et de moi, qui savions tous deux, comme si nous venions de faire cela ensemble, cela : Auschwitz.

    Me retrouvant à la porte du camp, je pense exactement : c’est ici qu’il faudrait se suicider. On m’apprendrait que beaucoup de visiteurs se tuent là, dans ces fondrières gelées, je trouverais cela normal. Vrais suicides enfin, justes, plein de sens, harmonieux, féconds, et à la mesure enfin de ce que nous vivons, nous, en ce siècle. Et je me dis : dans cent ans, nous qui avons été contemporains de cela, apparaîtrons comme des monstres froids. Nos petits-enfants ne nous comprendrons pas. Ils imagineront en nous des gouffres sans vertige, animaux impavides, qui avons supporté la connaissance de ces choses sans presque rien en dire. Car nous n’en avons presque rien dit. Cela est. Cela a été, pour nous. Et nous en avons gardé quelque chose. Cela nous a fait dire ou penser : c’est ainsi. Et nous sommes affreusement à plaindre, car il n’est pas possible que nous n’en soyons pas contaminés plus ou moins. Si c’est ainsi, il faut bien croire que c’est possible. Nous le croyons possible en effet. Mais à nos petits-enfants, cela semblera impossible. Et nous qui aurons fait comme si c’était possible, ils nous trouveront monstrueux. Cette pensée insupportable donne envie d’élever, n’importe comment, la protestation monumentale qui repousserait à l’avance le jugement des générations futures. Non, nous n’avons pas trouvé cela normal. Mais comment le prouver ? D’où probablement la pensée du suicide. Et le moment d’après — il suffit de laisser passer un peu de temps pour redevenir très “historique” — on en rabat, mais la même appréhension fait penser : heureusement que certains déportés ont su mettre à mort de leurs mains leurs S.S. dans de grandes cérémonies publiques improvisées (et même les dadais puritains de l’armée américaine laissaient faire). Preuve, pour les générations futures, que nous n’avons pas tous trouvé cela normal. Et de là : même ici donc, sur ce plan du témoignage, un mal seul peut guérir du mal, une violence entamer le règne de la violence, l’acte le plus obscur prévenir ou corriger la pire erreur. Sans quoi il ne resterait qu’à laisser bien et mal aller leur train comme depuis les origines, qu’à les laisser grandir ensemble pour jamais, côte à côte, complices, et sans contact. Ce qui est la perspective idéaliste. Et nous voilà ainsi remis sur pied, ou retombés en politique (non sans quelque pensée, rassurante mais non consolante, du genre “il faut bien vivre”). »

     

    Dionys Mascolo

     À la recherche d’un communisme de pensée

     Fourbis, 1993

     

    La première édition de ce texte, Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France, (dont on ne vient de lire ici que le début) a été publiée aux éditions de Minuit en décembre 1957. Ces réflexions de Dionys Mascolo ont pour source un voyage effectué en janvier de la même année, en compagnie de trois amis très proches : Robert Antelme, Claude Lefort et Edgar Morin, dans la Pologne d’après le « printemps en octobre », contemporain de la révolte hongroise et de son écrasement.

    * Nuit et brouillard

    lecture (extrait) filmée par Gérard Courant : https://www.youtube.com/watch?v=lOikXW9B2-M

  • Charles Racine, "le sujet est la clairière de son corps"

    Charles-Racine_01_f53b99d20a.jpg« Les entrailles de l’âme qui ouvrent les plaines sans lier les convois qui l’enlacent entendent le pas du vent   Le cheveu s’adoucit sous la main qui mit en sa joie le vent sous la nuit dessinée je frappe à pieds féconds qui montent sur la page atténuant l’écho qui monte en escalier dans le texte qui se procure un passage dans ce mot qui ne serait pas négocié et les abîmes que tu me dis côtoyer je les élis sur ma marche édifiante   Une déchirure un divorce a lieu sur les grands fonds de l’âme élevés en toiles écrues tendues déçues crevant à l’apparition de la mariée qui pratique le cours de la mort dont elle élève les yeux à la cime d’un vain effort   Savance progressive d’immanence m’anime que contourne merveilleuse soie ma peau   Gros œil océanesque célèbre dans la soie les yeux de l’enfant célèbre en ses joutes   Écriture a une vocation rallie le convoi qu’ouvre le poème ère de mie qui embue les yeux la prend en enfilade   Poésie a une vocation en porte-à-faux de l’écriture   Mie feu ! que n’éteint la cendre portée à la bouche est principe actif de mort   Partout où mort voudra s’accomplir où mort voudra mourir se mettre à mourir elle ira chercher mie quel qu’en soit l’endroit pour y mourir   Tu rattrapes dans le vertige le vertige, la nappe qui voyage circonvolutionne dans le vertige   O la face qui se surprend à coucher à son ombre un retour se démantèle dans l’ombre dont elle halète y repose le pas tombe ses chairs au profit de la robe   Un visage se cherche sur les épaules pour le désœuvrer se cherche vers le mystère   Tu dévoiles les vaisseaux en haute mer pour incliner ton corps prosodique sur le front des vagues que désigne la courbe portative appelante d’un homme qui t’appelle   Cette aventure se détache des syllabes qui la prononcent   Cette foi de sang battue geint sous la syllabe qui la martèle   L’éteignoir qu’élime la biche qui jamais ne se surprend dans sa lutte qui change de chemise dans l’autre bouche dont elle murmure d’être revêtue la chemise s’abandonne au titan   Le lointain s’édifie sur l’infime croissant lunaire   Le timbre oblitéré n’ajoute rien à cette gloire courbant l’échine sous la grandeur   Je frappe sur un chambranle lieu s’escorte   Le pan de texte ne m’ouvrit ses portes   Il y faudrait de l’âme à battre le fer   Façade inoubliable sur la place qui roule de ses veilles aux pieds d’un homme qui s’effeuille l’espace abdique ses pouvoirs mensongers sous le sceau de l’échec qui roule de ses veilles aux pieds d’un homme apriorique que leur inculque le pan de texte qui ne mettra jamais le visage à la fenêtre. »

    1964

     

    Charles Racine

    Le Sujet est la clairière de son corps

    avec quatre eaux-fortes de Chillida

    Maeght éditeur, 1975

    Repris in Ciel étonné

    Fourbis 1998