dimanche, 08 janvier 2017
Raymond Carver, « Poésie »
Reg Innell/Getty Images
Ma mère
« Ma mère appelle pour me souhaiter un joyeux Noël.
Et m’annoncer que si cette neige continue
elle a l’intention de se tuer. J’ai envie de dire
que je ne suis pas moi-même ce matin, qu’elle veuille bien
me lâcher un peu. Je risque de devoir me faire prêter un psy
encore une fois. Celui qui me pose toujours la plus fertile
des questions, “Mais que ressentez-vous
vraiment ?”
Au lieu de quoi, je lui dis qu’un de nos velux
fuit. À l’instant où je parle, de la neige
fondue tombe sur le canapé. Je dis que je suis passé aux All-Bran
si bien qu’elle n’a plus à s’en faire
à l’idée que je chope le cancer et arrête de lui verser de l’argent.
Elle m’écoute jusqu’au bout. Puis m’informe
qu’elle quitte ce fichu bled. Elle se débrouillera. Elle ne veut
le revoir, ou me revoir, que depuis son cercueil.
Tout à trac, je demande si elle se rappelle la fois où papa
était ivre mort et avait coupé la queue du bébé labrador.
Je continue comme ça un moment, parlant de
cette époque. Elle écoute, attendant son tour.
Il neige toujours. Et il neige encore et encore
quand je raccroche le téléphone. Les arbres et les toits
en sont couverts. Comment puis-je parler de ça ?
Comment me serait-il possible d’expliquer ce que j’éprouve ? »
Raymond Carver
« La vitesse foudroyante du passé » in Poésie
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses
L’Olivier , 2015, rééd. Seuil/Points, 2016
17:49 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : raymond carver, poésie, jacqueline huet, jean-pierre carasso, emmanuel moses, l'olivier, seuilpoints
vendredi, 06 janvier 2017
Claude Simon, « Le Jardin des Plantes »
DR
«Plus tard on le transporta à la campagne. Il neigea. Il pouvait voir au loin les montagnes aux glaces étincelantes. Vers la fin de l’hiver il plut beaucoup. Il écoutait le bruit de la pluie dans le verger. Il pouvait maintenant se lever, aller s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre, d’abord une heure, puis deux. Le long des branches nues, noires, et luisantes, les chapelets de gouttes semblables à des diamants glissaient lentement. Elles se poursuivaient, s’amassaient, se détachaient, creusaient en tombant de petits cratères dans le sol, mettant à nu des graviers aux couleurs avivées. Il y avait un grand pommier dans le jardin et, au printemps, il le regarda se couvrir de fleurs. La nuit, il pouvait entendre dans le fond de la vallée les trains approcher, ralentir, s’immobiliser dans un long crissement de freins. Dans le silence où la locomotive lâchait régulièrement des jets de vapeur parvenait jusqu’à lui la voix de l’employé qui criait le nom de la station, marchait le long des wagons en claquant parfois une portière. Le train sifflait, repartait. Peu après on entendait gronder sous son passage le pont de fer. Puis le bruit décroissait, s’éloignait, cessait. Bien avant l’aube, les jours de marché, lui parvenait comme une rumeur les moteurs des camions qui amenaient au foirail les veaux et les bœufs, les menus bruits des marchands qui montaient leurs étals. Les paysans vendaient des volailles, des œufs et des foies d’oie que des femmes vêtues de noir présentaient sur des serviettes immaculées où étaient imprimées en creux les plis du repassage, comme ces pièces anatomiques en cire colorée (rouge, bleu, vert, jaune), rate, pancréas, poumons, que l’on peut voir dans les vitrines des boutiques spécialisées aux alentours des facultés de médecine. Vers la fin avril, la nuit, les rossignols commencèrent à chanter. Ils se répondaient de loin en loin en échos dans le silence de la vallée. Les nuits étaient pleines d’odeurs fraîches. Dans les ténèbres le pommier en fleurs semblait luire faiblement, comme phosphorescent. »
Claude Simon
Le Jardin des Plantes
Minuit, 1997, rééd. La Pléiade/Gallimard, 2006
18:08 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : claude simon, le jadrin des plantes, minuit, la pléiade gallimard
mercredi, 04 janvier 2017
Tarjei Vesaas, « L’incendie »
DR
« Puis, ce fut la rosée du soir qui tomba.
Celui qui avait été brûlé par Dieu sait quel incendie et cherchait un refuge vers un cours d’eau rafraîchissant, se trouvait, avant même d’être parvenu jusque-là, pris dans cette rosée qui tombait. Atteint à chaque endroit dégagé. Avant chacun des pas qu’il faisait dans l’herbe penchée.
Personne ne voit quand ça commence. Maintenant, c’était partout. L’herbe sauvage des clairières s’ouvre à la tombée de la rosée qui arrive comme pour rafraîchir de petites soifs. Le ciel ouvert et limpide, le sol caché tout en bas se rencontrent aux clairières de la forêt et dans les terrains… cela fait une rosée gris perle dans l’herbe sombre. L’obscurité est trop dense pour qu’on le voie, mais on le sait. On reste immobile et on le sent. On a de la rosée sur les épaules, sur les cheveux.
Sorti tout droit de l’incendie pour pénétrer dans cela.
Qu’est-ce qui est vrai ?
Ou presque vrai ?
Jon enfonce ses mains ouvertes dans le feuillage des buissons qu’il sentait près de lui. Ruisselants de rosée, elle était tombée comme il faut cette nuit-là. »
Tarjei Vesaas
L’incendie
Traduit du nynorsk (néo-norvégien) par Régis Boyen
Postface d’Olivier Gallon
La Barque/L’œil d’or, 2012 (1ère éd. Flammarion, 1979)
13:41 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : tarjei vesaas, régis boyen, olivier gallon, la barque
lundi, 02 janvier 2017
Tang Yin, « Chanson de l’ermitage des Fleurs de pêcher »
Tang Yin
« Au val des Fleurs de pêcher, il est un ermitage,
Dans l’ermitage des Fleurs de pêcher vit un immortel.
L’immortel des Fleurs de pêcher cultive des pêchers,
Il cueille leurs fleurs qu’il vend pour acheter du vin.
Quand il est sobre, il reste assis devant les fleurs.
Quand il est ivre, il va dormir au pied des fleurs.
À moitié ivre, à moitié sobre, jour après jour,
Fleurs tombées, fleurs écloses, année après année.
Son seul désir, vieillir et mourir entre fleurs et vin.
Son déplaisir, se courber devant chars et chevaux.
Poussière des chars et des chevaux, plaisir des riches,
Une coupe de vin, une branche en fleur, lot du pauvre.
Comparez le sort des grands et des humbles,
Les uns à ras de terre, les autres au ciel.
Comparez le pauvre aux chevaux d’attelage,
Ils courent sans répit, je vis tout à mon gré.
Les autres rient de moi et me traitent de fou.
Je ris des autres qui n’y entendent goutte.
Qu’ils pensent aux cinq tombes impériales,
Terre à présent labourée, sans fleurs ni vin. »
Tang Yin (1470-1523)
La dynastie des Ming in Anthologie de la poésie chinoise
Traduit par Martine Vallette-Hémery
La Pléiade/Gallimard, 2015
Peintre et poète, Tang Yin,
l’Ermite des Six Métaphores,
accusé de fraude au doctorat, resta dans son ermitage des Fleurs de pêchers, où il vécut de ses peintures et de ses poèmes.
17:45 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : tang yin, chanson de l'ermitage des fleurs de pêcher, martine vallette-hémery, la pléiadegallimard
dimanche, 01 janvier 2017
Lorine Niedecker, « Louange du lieu »
DR
« J’ai marché
le jour de l’an
près des arbres
que mon père disparu avait plantés
régulièrement le long
de la route
Chacun
parlait »
Lorine Niedecker
Louange du lieu et autres poèmes
Traduit de l’anglais (États Unis) par
Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès
Corti, coll. Série américaine, 2012
Avec tous mes vœux pour l’an 2017. Que le pire nous soit évité & que le meilleur nous soit joie.
17:22 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : lorine niedecker, louange du lieu, abigail lang, maïtreyi & nicolas pesquès, corti
mercredi, 28 décembre 2016
Pétrarque, « Canzoniere »
Pétrarque par Giorgio Vasari, Palais Fesch, Ajaccio
« Il se compare au papillon
Comme parfois, au temps des chaleurs, on voit l’ignorant papillon charmé par la lumière voler pour son plaisir dans les yeux d’autrui, d’où il arrive qu’il meurt et qu’un autre est affligé ;
Ainsi sans cesse je cours vers mon fatal soleil qui brille en ces yeux d’où me vient une si grande douceur ; car Amour ne respecte pas le frein de la raison, et celui qui voit est vaincu par celui qui veut.
Et je vois bien à quel point ceux-ci me trouvent fâcheux, et je sais que j’en mourrai certainement, puisque ma vertu est impuissante contre ce tourment :
Mais Amour m’éblouit si délicieusement, que je pleure l’ennui d’autrui, et non mon propre malheur ; et mon âme aveugle consent à son trépas. »
Pétrarque
Canzoniere
Traduit du latin par Ferdinand L. de Gramont
Préface et notes de Jean-Michel Gardair
Poésie/Gallimard, 1983
15:12 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pétrarque, canzoniere, ferdinand l. de gramont, jean-michel gardair, gallimard
samedi, 24 décembre 2016
Ludwig Hohl, « Notes »
DR
« L’écriture n’est qu’une intensification de la lecture, et la lecture seule donne la vie à l’écriture. Ceux qui opposent ces deux activités n’ont rien compris aux livres. Ils n’ont jamais lu, jamais soupçonné ce que lire signifie.
(“Lire dans un état de réceptivité souffrante” : on peut recevoir de l’argent dans l’indifférence ; mais non point la connaissance, ou quelque bien intérieur de même nature.)
Pourquoi lit-on passivement ? Cette erreur s’explique d’abord par une méprise sur la nature de la création. Nous voulons bien que l’écriture soit créatrice, disent les gens, mais la lecture c’est le contraire, puisqu’on n’y fait rien, puisqu’on se contente de récolter ce qui est déjà là. Ainsi donc, la création serait un coup de baguette magique, un pur surgissement, la métamorphose du rien en quelque chose ?
Tout est déjà là ; mais pour l’obtenir
L’art est nécessaire ; et qui peut y parvenir ?*
Ceux qui écrivent, n’ont-ils pas les mots ? Bien plus, n’ont-ils pas derrière eux des millénaires de grammaire éprouvée ? Mieux encore : toutes les pensées formées par des générations antérieures, et la possibilité de les moduler, eux qui sont environnés de forces et traversés de vie ? Ils n’ont rien d’autre à faire qu’à choisir ! La seule différence entre l’écriture et la lecture, c’est que les choix de cette dernière sont plus limités. »
* Goethe, Faust
Ludwig Hohl
Notes ou de la réconciliation non-prématurée
Traduit de l’allemand par Étienne Barilier
L’Âge d’homme, 1989
17:46 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : ludwig hohl, notes, étienne barilier, l'âge d'homme
jeudi, 22 décembre 2016
Mireille Gansel, « Une petite fenêtre d’or »
DR
Un abri de ferveur
la légende raconte :
c’était une cabane. Dans les environs d’une petite ville au bord de la rivière Prut. Une cabane que le Baal Chem – Israël Ben Elieser – s’était construite. Au-delà du gué. Il s’y recueillait. Et creusait la terre d’argile. Deux ou trois fois dans la semaine, sa femme venait l’aider à charger l’argile dans la carriole. Elle allait la vendre dans la petite ville –
la légende raconte aussi :
sur le dernier contrefort oriental des Carpathes, il y avait une taverne, basse et bossue sous son toit. Les jours de marché, paysans descendus des montagnes et colporteurs juifs s’arrêtaient autour d’un verre pour fêter quelque bonne vente ou heureux achat. Si d’aventure un voyageur passait, la femme du Baal le faisait asseoir, sortait sur le seuil, mettait ses mains en porte-voix et appelait : “Israël !” À un jet de pierre de la petite taverne, creusée dans la saillie de roche la plus proche, il y avait une grotte. Solitaire. Le Baal Chem s’y recueillait. Mais dès que retentissait l’appel, il accourait et s’empressait de servir l’hôte. Il portait une courte peau de mouton et une large ceinture de cuir, à la façon des paysans. Et prenait aussi leur parler et leurs rudes manières
la légende dit aussi :
il émanait de lui une sollicitude qui saisissait d’un mystérieux respect »
Mireille Gansel
Une petite fenêtre d’or
La Coopérative, 2016
14:23 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : mireille gansel, une petite fenêtre d'or, la coopérative
jeudi, 17 novembre 2016
François Dominique, « Tournoyer avec Roger Laporte »
Roger Laporte & François Dominique
« La lecture de Une vie, biographie est censée nous révéler (non au sens mystique, mais comme la révélation d’un négatif en photographie) qu’une certaine modalité d’ÉCRIRE permet d’accéder, non pas au monde du vivant en général, mais à la forme de vie générée par l’écriture. Pas même le Christ, qui n’a jamais écrit durant sa courte vie qu’une seule phrase sur le sable, n’envisageait la vie, précaire ou éternelle, comme le produit de l’acte d’écrire… et les “Écritures” des apôtres n’ont jamais prétendu être une sorte de “Le Livre s’est fait chair”, Roger Laporte, lui, démiurge ou Don Quichotte, n’envisage que cela : écrire pour accéder à “une” vie suréminente : “J’irai de ce côté, jamais d’un autre”. Alors ? “Folie d’écrire”, comme le disait Blanchot parlant de Hölderlin, de Kafka et de… Laporte (article de Libération, 6 mars 1986) ? Oui, mais patience…
Au lecteur de relancer les dés et la mise, de voyager à ses frais, d’explorer à ses risques et périls. À cet égard, Une vie, biographie s’inscrit comme un jalon sur un parcours dont le terme n’est jamais fixé par avance. Ainsi, Roger Laporte écrivait dans Fugue – Supplément, en 1973 :
Appeler Biographie un ouvrage qui pourtant ne relate rien de ma vie d’homme comme telle, où il est seulement question d’écrire, c’est affirmer qu’une certaine vie n’est ni antérieure, ni extérieure à écrire, qu’on ne saurait donc connaître cette vie-là autrement qu’en écrivant. Biographie n’est donc pas un pur contenu : même ce mot, surtout ce mot, n’a tout son pouvoir qu’en liaison concrète avec ce qu’il implique : la vie économique de l’entreprise littéraire. Je crois que toute consommation passive de l’ouvrage que j’écris est impossible ; j’ose espérer que sa lecture, loin d’assouvir l’appétit, éveille le désir d’écrire et, à la limite, j’aimerais que cet ouvrage soit seulement scriptible, tel donc que seul un scripteur, du moins virtuel, puisse en faire la lecture.
Dix ans plus tard, la même exigence s’affirme, avec la plus grande concision, dans Moriendo : “Poursuivre – Poursuivre : silencieuse injonction à laquelle plus tard d’autres répondront.”
Il ne s’agit évidemment pas de susciter des zélotes ni des épigones : voilà ce qui pourrait arriver de pire à une œuvre de cette envergure. Je veux seulement dire que, nous autres, en qualité de lecteurs, ne sommes pas seulement tenus par l’amitié ; nous devons observer la façon dont le texte agit sur nous, dans une dynamique : vivre-lire-écrire-vivre… »
François Dominique
Tournoyer avec Roger Laporte
Fata Morgana, 2016
14:15 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : françois dominique, tournoyer avec roger laporte, fata morgana
dimanche, 13 novembre 2016
Laura Kasischke, « Mariées rebelles »
DR
« ROSIER
J’ai déterré mon grand-père par accident
en plantant le rosier derrière l’appentis
Ses cheveux enterrés de longue date sont aussi doux et blancs
qu’une toile d’araignée, et l’araignée est argentée
et elle la tisse la tisse
et en se relevant, il me dit : Bon
je n’ai pas beaucoup de temps pour t’expliquer, ma chérie
alors il faudra que tu organises tout
toute seule Assure-toi de trouver une place
pour chacun de nous
Mon grand-père me parle gentiment depuis la mort
et les mots sont si étincelants qu’ils volent
autour de sa tête comme une pluie
d’oiseaux éblouissants et je suis soulagée de voir
que cette modeste tombe
ait pu comprimer toute cette douleur en lumière d’étoiles
dans mon propre jardin où un beau jour mes enfants
pourront entailler le chagrin
à coups de burins et de piques
et le faire briller et le brandir à la lumière
du soleil pour voir clairement la douleur dans la mort
comme je n’ai jamais pu la voir dans la vie Les enfants
voici l’endroit
où votre arrière-grand-père
s’est changé en cendres de verre C’était un homme
qui pleurait des larmes étincelantes
qui sa vie durant a bu
et pour qui le tourment se sirotait pur
C’était un homme gentil qui détestait les enfants
mais aimait les victimes et savait
quelles chairs palper parmi les plus tendres
et les abîmés de la vie le connaissaient à des kilomètres à la ronde
et l’appelaient par son nom
Mais voyez sa souffrance s’est changée
en une poussière d’étincelles si fine qu’elle choque le regard
La mort doit finalement lui convenir
La mort doit énormément lui plaire
Il dit : Bon
Assure-toi de prévoir largement pour les uns et les autres
et n’aie pas peur nous serons rentrés lundi
et personne ne saura jamais que nous sommes partis
Je délire de joie comme un enfant fiévreux
et me rend compte qu’il est la source
de toute musique de toute la musique
que ma vie a créée de lui émane un chœur aveuglant
et je pleure enfin à genoux
dans la terre les bras chargés d’épines je
suis prêt à le suivre n’importe où prête
à emmener tout le monde avec moi
Mais quand vient le jour (car il vient)
je ne suis plus si sûre je
ne suis plus si sûre d’être
prête à partir »
Laura Kasischke
Mariées rebelles
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy
Préface de Marie Desplechin
Page à Page, 2016
18:50 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : laura kasischke, mariées rebelles, céline leroy, marie desplechin
mardi, 08 novembre 2016
Fleur Jaeggy, « Proleterka »
DR
« Plusieurs années ont passé et j’ai, ce matin, un désir soudain : je voudrais les cendres de mon père.
Après la crémation, on m’a envoyé un petit objet qui avait résisté au feu. Un clou. On me le rendit intact. Je me demandais alors si on l’avait vraiment laissé dans la poche du costume. Il doit brûler avec Johannes, avais-je dit aux employés du crématorium. On ne devait pas l’ôter de sa poche. Dans ses mains, il eut été trop visible. Aujourd’hui, je voudrais les cendres. Ce doit être une urne comme tant d’autres. Le nom gravé sur une petite plaque. Un peu comme les plaques des soldats. Comment se fait-il qu’il ne me vint pas à l’esprit alors de demander les cendres ?
À cette époque, je ne pensais pas aux morts. Ils viennent vers nous tardivement. Ils se rappellent à nous quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse. Quand Johannes est mort, je n’ai pas pensé qu’il était vraiment mort. J’ai pris part aux obsèques. Rien d’autre. Après la cérémonie funèbre, je suis partie tout de suite. C’était une journée bleue, tout était fini. Mademoiselle Gerda s’est occupé de tous les détails. Je lui sais gré de cela. Elle a pris rendez-vous pour moi chez le coiffeur. Elle m’a trouvé un tailleur noir. Modeste. Elle a suivi scrupuleusement les volontés de Johannes.
Mon père, je l’ai vu pour la dernière fois dans un lieu où il faisait froid. Je l’ai salué. À côté de moi, il y avait mademoiselle Gerda. Je dépendais d’elle, en tout. Je ne savais pas ce que l’on fait quand une personne meurt. Elle connaissait avec précision toutes les formalités. Elle est efficace, silencieuse, timidement triste. Comme une hache, elle avance dans les méandres du deuil. Elle sait choisir, elle ne doute pas. Elle a été si diligente. Je n’ai même pas pu être un peu triste. C’est elle qui avait pris toute la tristesse. Je la lui aurais donnée de toute façon, la tristesse. À moi, il ne me restait rien.
Je lui ai dit que je voulais me trouver un moment seule. Quelques minutes. La salle était glaciale. Pendant ces quelques minutes, j’ai glissé le clou dans la poche du costume gris de Johannes. Je ne voulais pas le regarder. Son visage est dans mon esprit, dans mes yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder. Au lieu de le regarder, je faisais le contraire. Ou plutôt, je le regardais bien, pour voir, et savoir, s’il y avait les marques de la souffrance. Et je fis une erreur. Comme je le regardais très attentivement, son visage m’a échappé. J’ai oublié sa physionomie, son vrai visage, celui de toujours.
Mademoiselle Gerda est revenue me chercher. Je tente d’embrasser Johannes sur le front. Mademoiselle a un mouvement de dégoût. Elle m’en empêche. Ce fut un désir si soudain, ce matin, de couloir les cendres de Johannes. À présent, il s’est évanoui. »
Fleur Jaeggy
Proleterka
Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro
Gallimard, 2001
16:17 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : fleur jeaggy, proleterka, jean-paul manganaro, gallimard
vendredi, 04 novembre 2016
Jacques-Henri Michot, « Comme un fracas »
« lundi 21 juillet 2008 – 21h
[…] un jour qui se situe sans doute à la fin de 1920 ou au début de 1921 franz kafka fait avec gustav janouch une promenade dans prague et au coin d’une rue deux femmes s’entretiennent avec feu d’un homme brutal l’une finit par dire à l’autre Quel ravachol ! kafka demande à janouch s’il connaît le mot le jeune homme lui répond Ravachol est une expression du dialecte pragois. Cela signifie à peu près : brute, bagarreur, rustre kafka indique alors à son interlocuteur que ravachol est en réalité un nom propre mais lui-même kafka a été traité dans son enfance à plusieurs reprise de ravachol par la cuisinière quand il revenait tout sale et tout déchiré de quelque rixe il ignore alors la signification de ce mot s’en enquiert auprès de son père qui lui déclare C’est un criminel, un meurtrier l’enfant en est à ce point bouleversé que le lendemain il tombe malade angine avec fièvre et le voilà marqué par ravachol le nom de ravachol resta en moi comme un aiguillon, ou plutôt comme une épingle brisée qui se promène à travers le corps et plus tard indique kafka à gustave jarnouch il a étudié la vie et les idées de ravachol comme il a étudié la vie et les idées de divers autres anarchistes tels que godwin proudhon stirner bakounine kropotkine tucker tolstoï
il est fort improbable que kafka ait eu connaissance du discours rédigé par ravachol ce discours que ravachol se proposait de lire lors de son dernier procès lequel procès s’est terminé par sa condamnation à mort en raison de trois assassinats dont deux pour lesquels sa participation reste des plus douteuse et ce discours commençait par Si je prends la parole, ce n’est pas pour me défendre des actes dont on m’accuse, car seule la société, qui par son organisation met les hommes en lutte continuelle les uns contre les autres, est responsable. En effet, ne voit-on pas aujourd’hui dans toutes les classes et dans toutes les fonctions des personnes qui désirent, je ne dirai pas la mort, parce que cela sonne mal à l’oreille, mais le malheur de leurs semblables, si cela peut leur procurer des avantages. Exemple : un patron ne fait-il pas des vœux pour voir un concurrent disparaître : tous les commerçants en général ne voudraient-ils pas, et cela réciproquement, être seuls à jouir des avantages que peut rapporter ce genre d’occupations ? […] Eh bien, dans une société où de pareils faits de produisent on n’a pas à être surpris des actes dans le genre de ceux qu’on me reproche mais je ne sais ce qui de ce discours aura été entendu car au bout de quelques phrases les juges ont intimé à ravachol l’ordre de se taire et à l’énoncé du verdict de mort il s’est contenté de clamer Vive l’Anarchie ! on raconte que le 11 juillet 1892 âgé de trente-deux ans il monta sur l’échafaud en chantant et que le couperet interrompit ses dernières paroles Vive la Ré ainsi estiment certains on ignorera toujours s’il voulait dire la République ou la Révolution à moins que la Révolution sociale seules la deuxième ou la troisième hypothèses me semblent admissibles
mais lecteur lectrice je m’aperçois tout soudain que j’ai abandonné kafka en cours de route que j’ai dérivé sur ravachol à partir de kafka il me faut revenir à kafka qui apprend à gustav janouch qu’il a dans sa jeunesse fréquenté différents groupes anarchistes assisté à des réunions anarchistes bref fin de la promenade en ce jour de 1920 ou de 1921 kafka arrive devant la maison où il habite déclare qu’il est toujours un ravachol mais je me suis fixé l’objectif d’être dans cette chronique aussi précis que possible ainsi les paroles de kafka telles que rapportées par janouch sont au vrai celles-ci Tous les juifs sont, comme moi, des ravachols, des exclus je ne sais pas si tous les juifs sont des ravachols mais il m’importe que kafka lui-même se soit vu en ravachol »
Jacques-Henri Michot
Comme un fracas – une chronique
Al Dante, 2009
16:29 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques-henri michot, comme un fracas, kafka, ravachol, al dante, janouch