vendredi, 22 janvier 2016
Anise Koltz, « Somnambule du jour »
« Marcher à travers les siècles
à travers le temps
des vivants et des morts
Sur une route
où nous partirons demain
pour arriver hier
* * *
Dieu
je T’appelle
comme si Tu existais
Descends de Ta croix
il nous faut des bûches
pour nous chauffer
* * *
Marcher
sans rien atteindre
jusqu’à devenir chemin
* * *
La mer s’est retirée de nous
les lignes de nos mains
sont ses dernières empreintes
* * *
Oui j’écris
nuit et jour
lorsque vous m’enterrerez
je n’arrêterai pas
Dans cette terre
aux entrailles enténébrées
je continuerai l’écriture
avec les bouts de mes os »
Anise Koltz
Somnambule du jour – poèmes choisis
Poésie/Gallimard, 2015
Les poèmes ici donnés ont paru originellement dans les volumes :
Souffles sculptés, Guy Binsfield, 1988 ; Chants de refus I & II, phi, 1993 & 1995 ; Le paradis brûle, La Différence, 1998 ; Le cri de l’épervier, phi/Écrits des forges, 2000
18:54 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent
samedi, 16 janvier 2016
Emmanuelle Pagano, « Ligne & Fils »
« La pierre millénaire, elle, était déjà là, elle était là avant l’homme, partout dans l’eau il y avait la pierre, brutale et accidentelle, elle accrochait son cours, elle cerclait ses échappées. L’homme conquérant des vallées était venu en renfort du paysage modeler ses écoulements, comme il étageait déjà les flancs des collines en terrasses, comme il meublait, plus bas, ses plats. La pierre domestiquée, appareillée, formait barrages et bassins, les énormes galets émergeant des rivières, ceux qui faisaient le dos rond au milieu des traversées, ceux qui dominaient en blocs vertigineux, étaient renforcés, parfois maçonnés, élagués au burin s’il le fallait, pour drainer le courant. L’eau déviée dans les béalières donnait du tour, toujours lourde quelle que soit la pente. Elle se déversait ensuite à nouveau dans la rivière, puis dans la rivière principale, dont la Ligne est l’affluent, puis dans le fleuve, par où la soie torse était transportée, remontée, jusqu’à la ville, jusqu’aux grands métiers qui la feraient devenir de beaux atours, des habits pour les autres. L’eau-force, passée au travers des massifs granitiques et volcaniques, restait douce, et son acidité, dépourvue de calcaire, autorisait le trempage des soies avant l’ouvraison, et délivrait toute son énergie sans rien poser d’autre sur les roues que son propre mouvement. Aucun dépôt qui aurait pu ruiner le bois, puis le métal.
Je n’ai jamais bien compris ces histoires de chutes, de gravité, de violence, de force et de raison, de bruits et de silences, je n’ai jamais bien compris, exactement, ce qui faisait tourner les bobines. L’eau de la rivière était irritable comme le ciel. À l’automne, on n’entendait plus que l’orage de la Ligne, enflée par les nuages dégorgeant leurs remous en elle. La neige de l’amont l’engrossait et l’assourdissait, à nouveau, au printemps. En été l’eau manquait tant qu’elle semblait noyer et multiplier les bruits plus encore, comme un trou de silence assoiffé amplifiant et transformant en écho désorienté la moindre rumeur. Les béalières endiguaient, elles faisaient leur travail d’égaliser l’eau si vive, et parfois quasi morte, et dès lors il s’agissait d’égaliser aussi les bruits, comme si ces canaux étaient les ancêtres encombrants et bucoliques des tables de mixage dont mon fils me rebat les oreilles, car il est musicien. Il est musicien, mais il ne parle jamais de musique, il parle de sons. »
Emmanuelle Pagano
Ligne & Fils
P.O.L, 2015
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samedi, 09 janvier 2016
Lu Yu, « Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise »
« Me lamentant de manquer de vin (74 ans)
nul besoin d’endiguer le Fleuve Jaune,
nul besoin de déterrer les tripodes de la dynastie Chou
je souhaite seulement qu’à la maison le vin coule à flot,
jour et nuit ivre à ne pas m’en réveiller
nul besoin d’une coiffe grande comme une corbeille à vanner les céréales,
je souhaite seulement que mon corps soit robuste et en bonne santé,
et du matin au soir boire sans cesse du vin
la Création peu clémente,
chaque jour me met à l’épreuve,
faisant en sorte que, dans ma coupe en bronze,
des mois durant la poussière s’accumule
en cette vie, lorsque j’ai du vin pour la désinvolture je deviens sans rival
cent rouleaux manuscrits se remplissent comme si le vent et la pluie faisaient rage
la Création voudrait-elle m’embarrasser avec la sobriété,
la folie du vieil homme lorsqu’il est sobre, vous ne la connaissez pas encore »
Lu Yu
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise
Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1995, rééd. 2012
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vendredi, 08 janvier 2016
Sylvie Fabre G., « Dans la lenteur »
« J’ai toujours prononcé un nom que je ne connaissais pas. Je l’ai cherché dès l’enfance dans les livres et les images. Je l’ai senti quelques fois au gré de la lumière ou du vent. Il se dessinait sur mes lèvres, il arrivait sur ma langue comme une herbe de printemps. J’ai pensé le recueillir comme se recueille le temps, malgré son indéchiffrable.
*
Nulle enfance ne peut être muette, et le cri que tu portes en toi se reflète dans tes yeux. Ou ne fait-il que retentir en moi ?
Je l’entends, je le lis dans tes mots. Il ne trouve pas refuge. Jamais. Son intensité est dans la solitude. Dans le miroir son silence. Il m’apprend le plus délaissé, le fragile et tout l’inassouvi.
Le poème est son accomplissement. Et je l’écris pour vaincre l’oppression. Si douloureux tu sais l’inexprimé, jamais tari. Jamais. »
Sylvie Fabre G.
Dans la lenteur
Unes, 1998
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vendredi, 01 janvier 2016
Ariane Epars, « Carnet(s) du lac »
« Samedi 8 juin, 9 heures 30
Lac cireux, presque lisse. Calme. Léger mouvement vers la gauche.
Atmosphère floue, bleu pâle, qui se voile. Les traces des avions restent collées au ciel, croissent en forme de cellules. Derrière le mur de la Promenade un banc de poissons mord la surface de l’eau à-coups de petites bulles.
Une brise agite individuellement les feuilles désormais vertes de l’arbre 2. Un cygne parcourt la scène de droite à gauche, à lents coups de pattes. Au large, très loin, deux canoës brillants, se dirigent vers la droite.
Concert ininterrompu de piaillements de moineaux.
Derrière le ronronnement des pompes à traiter, la circulation.
Les bruits aussi, sont flous.
La lumière est blanche.
Le lac semble s’évaporer dans cette intensité lumineuse.
Martinets et hirondelles sillonnent le ciel au loin, un merle siffle de courtes phrases.
Un courant, soudain, plisse la peau du lac.
Le soleil clignote dans le feuillage de l’arbre 2. Un petit avion survole la maison, des éclats de soleil s’allument s’éteignent s’allument sur le bleu tendu entre les arbres 1 et 2. »
Ariane Epars
Carnet(s) du lac
Héros-Limite, 2015
pour mieux connaître le remarquable travail d'Ariane Epars : http://www.arianepars.ch/
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vendredi, 25 décembre 2015
Hannah Arendt, « Heureux celui qui n’a pas de patrie »
« Une fille et un garçon
au bord du ruisseau et dans la forêt,
d’abord ils sont jeunes ensemble,
puis ensemble ils sont vieux.
Dehors les années s’étendent
Et ce qu’on nomme la vie,
L’être-ensemble habite dedans
Qui ne connaît ni la vie ni les ans.
Hannah Arendt
Heureux celui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée
Traduit de l’allemand par François Mathieu
Edition établie, annotée et présentée par Karin Biro
Payot, 2015
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jeudi, 10 décembre 2015
Pia Tafdrup, « Les Chevaux de Tarkovsky »
LE MOYEU DE LA ROUE
Elle tourne et elle tourne,
la roue ne retourne jamais
À LA MAISON –
le monde est en feu.
Je suis en mouvement
généré en écriture.
Ce que je dis
sont des mots
parvenus du moyeu de la roue.
Depuis ses profondeurs
l’écrin déborde
secrètement
comme les pierres flottent
sur la surface de la mer
des champs de mon père.
Des ronds s’étendent
perçants.
Les yeux, les oreilles,
le pouls fracassant du cœur.
Il y a suffisamment de place
pour que six milliards ou plus
d’êtres esseulés
sans se noyer
puissent contempler
la nuit noire, béante, ondoyante.
Pia Tafdrup
Les Chevaux de Tarkovsky
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen
Unes, 2015
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lundi, 16 novembre 2015
Les voix de Jacques Roman
« La cruauté rôde autour de la salle de bal. La mort peut toujours s’inviter à danser. C’est là où ma position est très radicale. Je suis inquiet des discours apocalyptiques qui toujours nous renvoient à la mort comme héroïne. Le danseur ne cesse de résister, et en somme dans une période critique danse pour maintenir une flamme. Qu’est-ce qu’on peut faire sinon maintenir une flamme ? C’est aussi la figure du veilleur qui est si fréquente dans mon travail. D’ailleurs à la fin des Lettres à la cruauté, il y a une adresse qui permet de renvoyer la cruauté dans les cordes. Ne pas céder au désespoir, ne pas céder aux sirènes apocalyptiques. C’est difficile de nos jours, si on lit le journal, si on écoute les informations, les propagandes… Des esprits faibles, il y en a beaucoup, et ils sont tentés de sombrer en passant notamment par la peur, et la peur étrangement les fait suivre le loup jusque dans la forêt. Quand je pense au loup, je pense au nationalisme, au totalitarisme. Les forces, les outils que nous avons pour résister, c’est aussi la joie, l’attention aux autres, c’est l’écriture, bien sûr, être en état de perception. »
Jacques Roman
Extrait d’un entretien avec David Collin
In Les voix de Jacques Roman
Études, dialogues, inédits récents.
Sous la direction de Doris Jakubec, Fanny Mossière et David Collin
L’Âge d’Homme, 2015
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lundi, 02 novembre 2015
Pascal Quignard, « Princesse Vieille Reine »
© cchambard
« Ce n’est pas le besoin qu’éprouvait George Sand de s’écarter le plus possible des siens, des domestiques, du groupe, de se réfugier dans un coin de l’espace qui me paraît constituer une aspiration extraordinaire, c’est le nom qu’elle donnait à ce refuge : elle l’appelait “l’absence”.
Elle ne disait pas retraite, otium, cabinet de travail, cellule, chambre à soi, solitude. Elle nommait ce “petit coin” de sa maison de Nohant : L’Absence.
Toute sa vie elle désira être absente à l’intérieur de l’Absence.
Il se trouve que, toutes les fois où elle se retrouvait chez elle, à Nohant, George Sand écrivait dans la chambre où lui avait été annoncé, lorsqu’elle était enfant, la mort de son père, désarçonné sur la route de La Châtre.
C’était là où on lui avait fait enfiler des bas noirs.
C’était là où on avait enseveli son petit corps maigrelet et nu de petite fille âgée de quatre ans sous une lourde robe de serge de Lyon beaucoup trop grande pour elle.
C’était dans cette chambre qu’on avait forcé la fillette à envelopper ses cheveux du long voile noir des veuves.
C’est dans cette chambre, toute sa vie, qu’elle attendit que son père “eût fini d’être mort”.
Où elle ouvrait son livre.
Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde, c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent, où le corps s’oublie.
Elle lisait.
C’est ainsi qu’elle était heureuse. »
Pascal Quignard
Princesse Vieille Reine
Galilée, 2015
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dimanche, 25 octobre 2015
Ingeborg Bachmann, « Toute personne qui tombe a des ailes »
Une sorte de perte
« Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.
Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.
Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.
Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.
De l’hiver, d’un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.
Des cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.
Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,
porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,
(— le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)
intrépide en religion, car ce lit était l’église.
La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.
Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.
Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.
Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.
Ce n’est pas toi que j’ai perdu,
c’est le monde. »
Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967)
Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif
Bilingue
Poésie/Gallimard, 2015
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mardi, 20 octobre 2015
Lionel Bourg, « J’y suis, j’y suis toujours »
« Rien ne devrait avoir de terme.
La route pas plus que le chemin.
La houle ample des gestes amoureux, le babil des nourrissons ni le vers du poème béquillant pied à pied, le bruit du cercueil que l’on cloue dans la poitrine, l’orage, l’averse ou, l’hiver, les merveilles de la neige.
Interrompant le pas, j’ai chuchoté deux ou trois mots à celle que j’accompagne.
Elle sourit. Me montra des cageots moisis, les cieux striés d’éclaboussures, une bicoque à cheval sur la voûte enjambant la rigole qui moussait sur l’asphalte.
Nos doigts s’unirent.
Nous fûmes émus. Un peu. Beaucoup. L’amour n’a pas d’âge. »
Lionel Bourg
J’y suis, j’y suis toujours
Fario, 2015
pour le 20 octobre 1990
11:57 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : lionel bourg, j'y suis, j'y suis toujours, fario
samedi, 17 octobre 2015
Guy Bellay, « Les Charpentières »
© : Phil Journé
La rencontre
« Tu es la création des visages partis avec la buée sur les vitres que mes cheveux ont graissées.
Tu traversais le même massacre. Tu peux rappeler aux survivants qui en font l’événement de leur vie qu’il leur fut imposé.
Dans nos familles, la misère n’était pas seulement d’avoir peu de biens, mais la solitude maintenue, sous le bavardage des armoires, dans notre substance déchue.
Nous nous sommes croisés dans des livres dont je sortais les oreilles en feu, ayant reçu une volée de coups sans en rendre. Détruit, libéré, je chérissais des pages mieux conçues que les murs d’une maison : elles accueillent sans exclure, elles réconfortent celui qui passe de n’être réel que par intermittences. Dans leur estuaire se baignent des peuples toujours imaginaires.
Tu es ce que je suis – la trace d’une effusion. »
Guy Bellay
Les Charpentières
Le Dé bleu, 2002
http://www.mobilis-paysdelaloire.fr/magazine/actualites/in-memoriam-guy-bellay
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