jeudi, 29 janvier 2015
Juliette Mézenc, « Elles en chambre »
« Parce que si on écrit de tout son corps… qu’en est-il des auteurs qui écrivent avec un sexe de femme ? Le sexe ne fait-il vraiment rien à l’affaire, comme le proclamait Monique Wittig : “on est écrivain ou pas” ? Nombreuses aujourd’hui sont les femmes qui écrivent, et c’est sans précédent, la littérature s’en trouve-t-elle modifiée ? Sachant par ailleurs qu’entre Barbie et sa rivale Bratz la guerre désormais fait rage, comprendre qu’elles se portent comme des charmes, que les moules sexués semblent loin bien loin d’être brisés, qu’en est-il de la femme qui écrit, échappe-t-elle à son genre ?
Parce qu’écrire c’est s’arracher, faire cette tentative de bondir hors des frontières, celles assignées par la nationalité, le genre, l’espèce, hors des murs de l’identité qui délimitent trop souvent le territoire d’un moi étriqué et mesquin, hors de ce que l’on croit connaître, savoir, hors des formes répertoriées qui ronronnent, partir ! Le travail, quelle belle chose parfois ! et parce que c’est en poïeinant et en se réjouissant de poïeiner qu’on pourra faire la nique à tous ceux qui nous coupent de cette sauvagerie, ils sont légion (poïeinerie, n.f. du grec poiein “faire, fabriquer, produire, créer” qui a également donné poiêma puis poème, bref : poïeinerie = travail sauvage et irrécupérable).
Parce que je crois sentir, encore, malgré tout, dans ma bouche, parfois, le fantôme de Scold’s bridle*…
Parce qu’heureusement Virginia Woolf**… »
Juliette Mézenc
Elles en chambre
L’Attente, 2014
* Scold’s bridle est un dispositif de punition utilisé en Écosse puis en Angleterre jusqu’au xixe siècle à l’encontre des femmes dont le discours était jugé « médisant », « séditieux » ou « gênant ». Il s’agissait d’une muselière de en fer avec un mors, souvent garni de pointes, qui prenait appui sur la langue.
** Une chambre à soi est une conférence que Virginia Woolf a donnée à des étudiantes de l’Université de Cambridge sur les conditions matérielles et culturelles de la création.
11:54 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : juliette mézenc, elles en chambre, l'attente
jeudi, 22 janvier 2015
Pierre Albert-Birot, « Grabinoulor »
Cette page est dédiée à Sylviane
Extrait du chapitre seizième : On ne sait pas si Grabinoulor a les cheveux frisés mais on sait qu’il prédit l’individuïsme absolu qu’il construit le Château des Poètes et qu’il va voir Dieu
« […] à bien réfléchir le meilleur château pour eux est encore celui que chacun se construit personnellement le plus souvent en Espagne pays des grenadiers (fruits) de la sorte il est à la taille et aux commodités de qui l’habitera car en effet qu’auraient pu faire et comment auraient pu marcher poétasser et dormir dans ce château-monde édifié par Grabinoulor tous ces bouts de poètes auteurs de huit pages in 8° pleines de huit poèmes de douze vers oui on peut se poser la question et y répondre sans se mordre la langue – heureusement car ce n’est pas agréable de mordre dans cette personnelle viande-là – mais enfin Grabinoulor prétend que cela fait tout de même 96 vers ou soi-disant vers et que si méchants soient-ils – les vers et pas les poètes ni les chiens – leur auteur est quand même un poète puisqu’il a eu mais oui une intuition poétique assez ventrue pour qu’il en vint à la désentrailler et à la poser en forme de figure de mots sur un papier mais oui mesdames et messieurs écrire un poème voire un peu nul c’est faire son “Dieu dit et le Monde fut” c’est donc assez conclut Grabinoulor pour qu’il soit en état de construire tranquillement son petit château châtelet ou castelet (bonjour guignol) bien à lui “Çamsufi” où il pourra pieusement conserver ses huit pages car c’était surtout pour que les écritures des poètes (les 8 pages comme les 300) ne traînent pas dans les poubelles à bouquins au choix 1 franc – car on les y jette même quand ils sont de simples “bouquins” brochés – que Grabinoulor avait eu la fraternelle attention de construire son Château des Poètes peut-être plutôt Château des Poèmes […] »
Pierre Albert-Birot
Les six livres de Grabinoulor
Jean-Michel Place, 1991, rééd. 2007
16:09 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pierre albert-birot, lessix livres de grabinoulor, jean-michel place, sylviane sambor
jeudi, 15 janvier 2015
Claude Rouquet. L'hommage d'Allain Glykos
leur dernière rencontre, L'Échappée, 30 novembre 2014 © CC
Tristesse d’avoir perdu un ami. Tristesse d’avoir perdu l’éditeur qui a fait preuve à l’égard de mon travail d’une exigence et d’une fidélité sans faille.
Il aimait la littérature et les livres à un point qui me fait blêmir. Il avait de l’estime et du respect pour ses auteurs.
Ma seule consolation est qu’il a rejoint, n’en doutons pas, ces galopins de Charlie et qu’avec eux, il va s’en payer une bonne tranche sur notre dos de vivants. Car lui aussi était de la race des irrévérencieux jusqu’à la caricature quand il le fallait. Il ne dessinait pas mais avait un bon trait d’humour. Il savait rire de lui avec férocité, des autres avec bienveillance. On éprouvait pour lui quelque fois un peu d’agacement, souvent de la tendresse. Son intransigeance inspirait le respect et pouvait déclencher aussi des sourires amusés. Il était sans complaisance, sans concession. Il en a payé le prix. C’est à ce prix qu’il a mené d’une main ferme sa grande petite maison d’édition.
Amitié à tous ceux qui l’ont aimé.
Allain Glykos
10:24 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : claude rouquet, allain glykos, l'escampette
vendredi, 09 janvier 2015
Pascal Quignard, « Les désarçonnés »
photographie © :CChambard
Chapitre xlii
Ovide
« L’anthropomorphose n’est pas achevée.
On ne peut définir l’homme sans en faire une proie pour l’homme.
La question humaniste : “Qu’est-ce que l’homme ?” énonce un danger de mort.
Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition – religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle – l’homme doit être laissé comme incompréhensible.
Ovide : L’homme doit être laissé comme non fini, c’est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie. »
Pascal Quignard
Les désarçonnés
Grasset, 2012
14:59 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pascal quignard, les désarçonnés, grasset
mardi, 06 janvier 2015
Armand Dupuy, « Sans franchir »
photographie © jean-marc undriener
« Privilège de la neige où les jours se touchent,
pendus – on ne tient qu’à grand peine ses
pelures, ce tas de temps. On attend dans les
yeux jusqu’à la fonte, on touche autrement.
On récite ce fléchissement, les mains passent,
la tête recule – ce froid, ce blanc. Ce blanc
froid sur tout. Les pensées touchent les autres,
elles reculent. Elles font du blanc ce blanc neuf
et couvert. On peine à venir dans la phrase,
trop vite épuisée. Vite essouflée. On empêche
ce qu’il faudrait poser. C’est une quantité de neige
dans la bouche : l’image vient bête, on s’attarde.
Les pensées se touchent, les jours aussi, les mains. »
Armand Dupuy
Sans franchir
Faï fioc, 2014
11:48 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : armand dupuy, sansfranchir, faï fioc
dimanche, 04 janvier 2015
Amelia Rosselli, « Document »
« Sans toi
transpercé, je ne sais pas détacher la connaissance
de l’avortement de fer
(comme d’un candide petit lit d’enfant
séparé).
Puis j’ai retrouvé une lumière
intacte, qui était une sorte de paradis
mal digéré.
Une paire d’yeux célestes incertains,
un rêve ou deux,
là-bas dans la pinède malodorante ;
je ne sus plus
croire à la réalité avec certitude en la guidant
dans des bois moins amoureux. »
Amelia Rosselli
Document – 1966-1973
traduit de l’italien et postfacé par Rodolphe Gauthier
suivi de Mots pour Documents par Olivier Gallon
La Barque, 2014
19:59 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : amelia rosselli, rodolphe gauthier, olivier gallon, la barque
mardi, 30 décembre 2014
Reinhard Jirgl, « Rénégat »
« Au temps de mon enfance, je croyais que Toutechose dans-la-ville était habitée par des gens : qu’ils vivaient dans les troncs d’arbres sous les pavés dans les boîtes aux lettres les pendules les coffrets électriques les colonnes Morris les caisses de sablage les lampadaires sous n’importe quel escalier dans toutes les pièces. Poussées près d’une fenêtre, des chaises sont ainsi capables de regarder avec plus d’attention que maint homme assis sur elles ; des tables meublent souvent une pièce plus éloquemment que leur propriétaire – : les choses vivent !humainement. Et comme les objets=deleurcôté sont animés par des hommes qui y injectent le sang, choses=é=gens=vivaient=en=paix. Aussi touteléchoses étaient-elles aimables entre elles é nulle part il n’y avait de dangers à l’affût….. Et après les averses, quand de grosses flaques stagnaient dans les rues – le ciel et ses nuages y sombraient profondément –, je jetais des pierres dans l’eau ; de grosses pierres pour sauter de l’une-à-l’autre & franchir les flaques. Et je m’arrêtais au beau milieu, regardais au fond de cette gorge-d’eau –:– Un frisson à l’idée que je pourrais glisser de cette branlante digue de pierres – et tomber dans le ciel profond tacheté de nuages = là-bas dans la luminosité claire é fraichie d’après la pluie. Dans cet abyme céleste, je pressentais une présence obscure, prête à m’engloutir, à m’empoigner –, son nom, je ne l’ai su que plus tard : le mortel ennui de la vie, long & impitoyable….. Autrefois je jetais des pierres dans les flaques comme plus tard mes phrases sur le papier. – (Et au milieu de la nuit dernière ce frisson devant l’ombre qui tailladait la lumière comme 1 lame de couteau…..) »
Reinhard Jirgl
Rénégat – Roman du temps nerveux
Traduit de l’allemand par Martine Rémon
Quidam, 2010
16:44 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : reinhard jirgl, rénégat, martine rémon, quidam
samedi, 27 décembre 2014
Péter Nádas, « La fin d’un roman de famille »
« Au pied d’un sureau, entouré de buissons de lilas et de noisetiers, non loin de cet arbre dont on voyait quelquefois bouger une feuille même quand il n’y avait absolument pas de vent, nous étions trois : papa, maman et l’enfant. J’étais le papa, Eva la maman. Dans le buisson, il faisait éternellement nuit. “Toujours dormir ! Pourquoi faut-il toujours dormir ?” Maman a déjà couché l’enfant. “Papa, raconte une histoire à l’enfant !” Bruit de casseroles : elle était censée faire la vaisselle dans la cuisine. Assis à mon bureau et feignant d’apprendre dans Nina Potapova*, je me levai aussitôt pour aller dans la chambre de l’enfant : celle-ci était bien douillette, toute tapissée de foin. Je m’assis su le bord du lit et attirai la tête de l’enfant sur mes genoux, passai mes doigts dans ses cheveux mouillés et mes bras autour de son cou. J’avais l’impression d’être caressé par ma propre mère. En plaquant ma main sur son front moite, je ne savais plus si c’était son front ou ma main que je sentais. Une grosse veine courait sur son cou. Si j’ouvrais cette veine, tout son sang se viderait. Dans la cuisine, Eva continuait à agiter les casseroles. “Dépêche-toi de finir ton histoire, papa, nous allons être en retard pour la soirée.” Elle, elle voulait toujours aller à une soirée, mais moi je n’étais pas pressé de finir mon histoire, j’aimais le contact de cette tête humide sur mes genoux. »
Péter Nádas
La fin d’un roman de famille
Traduit du hongrois par Georges Kassai
Le Bruit du Temps, 2014
* Auteur du seul manuel de russe en usage en Hongrie dans les années cinquante et dont se servaient aussi bien les étudiants que les fonctionnaires de l’État et du parti.
20:18 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : péter nádas, lafin d'un roman de famille, le bruit du temps
mercredi, 24 décembre 2014
Peter Handke, « Hier en chemin »
« Dans la nuit profonde j’escortais un chariot tiré par un bœuf qui descendait un chemin creux de montagne. Je caressais sans cesse la tête fine, sombre, lisse du bœuf, qui avait un corps bien souple et ferme et, tout en tirant le chariot, broutait en passant l’herbe qui poussait sur le bord des chemins. Il appartenait à une belle femme qui me l’avait confié. Et par cet animal l’amour s’éveillait entre nous (15 avril)
Raconter, et le risque de trahir : toujours ce dilemme. Alors ne pas (ne rien) raconter ? Mais le psaume du désir malgré tout. S’avancer dans le récit sur ce chemin des psaumes, lui qui sauvegarde, rend justice, ne se perd jamais dans les détail qui trahit : à quoi s’accorde toujours le bon moment
Il glissa le battement de son cœur dans son oreille, et Van Morrison chantait : “It’s a marvelous night for a moondance.” Et il avait envie de se taire avec elle pour toujours, de ne plus jamais, ensemble, ouvrir la bouche pour dire un seul mot, de “faire silence” ensemble (et ces mots de Hugo Wolf à Frieda Zimmer : “Puissions-nous seulement passer […] notre vie à rêver l’un contre l’autre, les yeux confondus”) (23 avril 1990/3 mars 1894) »
Peter Handke
Hier en chemin – Carnets, novembre 1987-juillet 1990
Traduit de l’Allemand (Autriche) par Olivier Le Lay
Coll. « Der Doppelgänger », Verdier, 2011
19:39 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : peter handke, hier enchemin, olivier le lay, verdier
lundi, 22 décembre 2014
Bernadette Mayer, « Les poèmes qui m’ont rendue célèbre »
« Sonnet de la main courante 6
Celui-ci est pour Grace
J’ai pris un peu de ce bleu
autrefois nommé persan ou roi
aujourd’hui plutôt jacinthe
mais je ne peux pas ne pas douter que cette fleur soit aussi foncée
que toi et moi nous accordons à le dire
afin de s’adapter au
nom actuel des couleurs
& se débarrasser des adjectifs nationalistes
& élitistes qui n’ont plus de raison d’être,
et poser une étoile filante phosphorescente dessus
et puis une pleine lune et un croissant –
et même une demie
sauf que les gamins ne voudront jamais
éteindre la lumière pour voir. »
Bernadette Mayer
Les poèmes qui m’ont rendue célèbre
Traduction collective* de l’américain à la Fondation Royaumont, en présence de l’auteur
Format américain, 2004
* Olivier Brossard, Claude Bondy, Pascale Casanova, Rémy Hourcade, Pascale Petit, Juliette Valéry
15:12 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : bernadette mayer, les poèmes qui m'ont rendue célèbre, juliette valéry, format américain
samedi, 20 décembre 2014
Joseph Simas, « Premières leçons de lecture »
« Cher Lecteur : personne ne se soucie de ce que j’ai fait hors page – à juste titre – et je serai le dernier à reconnaître que la profondeur de mon expérience me rend digne de tes efforts présents. Évidemment, on pourrait argumenter – mais dans quel but ? et à quoi bon ? Ma vanité est déjà bien lotie dans l’intimité : pourquoi chercherais-tu à me percer à jour ? Je me nourris de ma substance par constitution naturelle ; au terme de la digestion, tout mon savoir s’en est allé, mes lectures sont perdues, mon expérience est désavouée. Je ne serai jamais seul, je ne pourrais pas, et c’est pourquoi j’affirme que c’est toi qui m’as fait défaut, personne d’autre.
Des détails donneraient l’illusion de t’introduire dans le monde, mais la plupart t’y enfouissent, profondément. Je serais plus sûrement attesté comme un tout si je n’avais pas tant de terre dans la bouche. Il vaudrait mieux, tout simplement, que je renonce à te suivre ; que tu cesses de gaspiller avec moi ton temps précieux.
Le jour, pourtant, où nous nous retrouverons, ne crois pas te soustraire à mes mauvaises manières par un clin d’œil familier. Ce ne sera plus de circonstance. Ton chemin est tracé, long et ample. Le doute que tu laisses derrière toi est singulier et concret. Crois-moi maintenant quand je dis que je ne te laisserai jamais seul.
Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac…
Tes pieds sont de plus en plus lourds, tes paupières se ferment doucement, et si je tombe de sommeil, tu coules. »
Joseph Simas
Premières leçons de lecture
Traduction collective de l’américain, à Royaumont, revue et complétée par Pascale Breton
Coll. Un bureau sur l’Atlantique, dirigée par Emmanuel Hocquard
Créaphis, 1995
17:33 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : joseph simas, premières lecçons de lecture, pascale breton, emmanuel hocquard, créaphis
mardi, 16 décembre 2014
Dionys Mascolo, « À la recherche d’un communisme de pensée »
Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France
« Auschwitz
Après une heure de visite, extraordinaire fatigue. Ce n’est pas l’émotion, non. C’est plutôt le dégoût, un mélange d’ennui et de dégoût, mais il faudrait parler d’ennui et de dégoût absolus comme on parle d’amour absolu — ennui et dégoût qui font un instant regretter vraiment l’absence de dieu, souhaiter à nouveau et de toute son âme qu’existe une Toute-Puissance : lui cracher à la face. Nulle révolte ; il n’y a rien contre quoi se révolter. Il n’y a même pas à comprendre. Et rien à défendre. Rien n’a d’intérêt. Seul satisferait le Dieu sadique, sous les coups duquel on aurait plaisir à mourir.
Dans le film de Resnais*, la caméra fait faire au regard l’abominablement longue ascension de la montagne de cheveux de femmes et lorsqu’elle arrive au faite, on suffoque. La masse de cheveux est ici donnée d’un coup. Ce n’est plus l’horreur nue, la pitié sublime. C’est l’accumulation de quelque chose d’immonde sur des profondeurs infinies, la vermine fourmillante d’une voûte céleste où la vue se perd. Masse écœurante, qui fait monter un écœurement de tête indicible, une ineffable envie de vomir ses entrailles de tête. (Si l’on se détourne, une autre vitrine expose à côté des brassières d’enfants.)
Après la projection du film de Resnais, je m’étais déjà retrouvé, fin d’après-midi en juin, dans le brouhaha heureux de la foule des Champs-Élysées, en enfer. L’humanité entière mise en accusation, le visage humain dégradé, ce que je venais de voir allait infiniment plus loin qu’une preuve contre les seuls nazis. Tout le monde était capable de cela. C’était là véritablement notre œuvre, inimitable, spontanée, l’œuvre de tous et de chacun, l’incontestable accomplissement du réel-rationnel indépassable, le résultat de siècles de patientes recherches, toutes les ressources de l’esprit, de l’intelligence et du cœur mises en œuvre. Ceux qui coulaient à mes côtés leur vie tranquille et bonne le long de ces berges, je venais de les voir absolument dénoncés, et moi parmi eux dénoncé avec eux. Je ne pouvais plus même adresser la parole à l’amie qui m’accompagnait, n’osais plus la regarder en face. J’avais honte, d’elle et de moi, qui savions tous deux, comme si nous venions de faire cela ensemble, cela : Auschwitz.
Me retrouvant à la porte du camp, je pense exactement : c’est ici qu’il faudrait se suicider. On m’apprendrait que beaucoup de visiteurs se tuent là, dans ces fondrières gelées, je trouverais cela normal. Vrais suicides enfin, justes, plein de sens, harmonieux, féconds, et à la mesure enfin de ce que nous vivons, nous, en ce siècle. Et je me dis : dans cent ans, nous qui avons été contemporains de cela, apparaîtrons comme des monstres froids. Nos petits-enfants ne nous comprendrons pas. Ils imagineront en nous des gouffres sans vertige, animaux impavides, qui avons supporté la connaissance de ces choses sans presque rien en dire. Car nous n’en avons presque rien dit. Cela est. Cela a été, pour nous. Et nous en avons gardé quelque chose. Cela nous a fait dire ou penser : c’est ainsi. Et nous sommes affreusement à plaindre, car il n’est pas possible que nous n’en soyons pas contaminés plus ou moins. Si c’est ainsi, il faut bien croire que c’est possible. Nous le croyons possible en effet. Mais à nos petits-enfants, cela semblera impossible. Et nous qui aurons fait comme si c’était possible, ils nous trouveront monstrueux. Cette pensée insupportable donne envie d’élever, n’importe comment, la protestation monumentale qui repousserait à l’avance le jugement des générations futures. Non, nous n’avons pas trouvé cela normal. Mais comment le prouver ? D’où probablement la pensée du suicide. Et le moment d’après — il suffit de laisser passer un peu de temps pour redevenir très “historique” — on en rabat, mais la même appréhension fait penser : heureusement que certains déportés ont su mettre à mort de leurs mains leurs S.S. dans de grandes cérémonies publiques improvisées (et même les dadais puritains de l’armée américaine laissaient faire). Preuve, pour les générations futures, que nous n’avons pas tous trouvé cela normal. Et de là : même ici donc, sur ce plan du témoignage, un mal seul peut guérir du mal, une violence entamer le règne de la violence, l’acte le plus obscur prévenir ou corriger la pire erreur. Sans quoi il ne resterait qu’à laisser bien et mal aller leur train comme depuis les origines, qu’à les laisser grandir ensemble pour jamais, côte à côte, complices, et sans contact. Ce qui est la perspective idéaliste. Et nous voilà ainsi remis sur pied, ou retombés en politique (non sans quelque pensée, rassurante mais non consolante, du genre “il faut bien vivre”). »
Dionys Mascolo
À la recherche d’un communisme de pensée
Fourbis, 1993
La première édition de ce texte, Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France, (dont on ne vient de lire ici que le début) a été publiée aux éditions de Minuit en décembre 1957. Ces réflexions de Dionys Mascolo ont pour source un voyage effectué en janvier de la même année, en compagnie de trois amis très proches : Robert Antelme, Claude Lefort et Edgar Morin, dans la Pologne d’après le « printemps en octobre », contemporain de la révolte hongroise et de son écrasement.
* Nuit et brouillard
lecture (extrait) filmée par Gérard Courant : https://www.youtube.com/watch?v=lOikXW9B2-M
14:54 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : dionys mascolo, à la recherche d'un communisme de pensée, lettre polonaise sur la misère intellectuelle en france, fourbis, minuit