dimanche, 02 août 2015
Christian Garcin, « Vétilles »
Poitiers, mai 2013 – 20 ans de L'Escampette – © Sophie Chambard
« Ce qui manque à la plupart des écrivains qui m’ennuient ou m’indiffèrent, c’est le sentiment de la nature – l’appréhension directe, physique, de la nature dans sa sauvagerie, son altérité, sa puissante étrangeté. Pas en tant que cadre strict du récit (cela importe peu), mais en tant qu’ombre portée sur leur imaginaire, et créant un halo, une épaisseur, une espèce de densité dont leurs mots se trouvent dépourvus.
*
La vieillesse. Le temps qui file. Je vois ma mère ou C. par exemple, et me dis qu’un jour il va falloir s’occuper, en plein chagrin, de sordides affaires de succession, de meubles et d’objets à caser ici ou là. Mais je me vois moi aussi en train de vieillir, parfois j’ai l’impression d’être mon grand-père, je suis un vieillard, mon corps s’affaisse, se ramollit, je ne fais rien pour lutter contre cela. D’autres fois je me sens proche de l’âge de Clément, je sors à peine de l’adolescence, il faut croire que je ne sais plus très bien où j’en suis. Mais de plus en plus je ne peux m’empêcher de vivre le présent comme s’il s’agissait d’un passé, comme si je le voyais depuis un futur non précisé, comme si j’en portais déjà la nostalgie. C’est ce même mouvement, mais inverse, qui fait que je vois parfois mon passé comme si j’y étais à présent, comme si je pouvais aujourd’hui m’y projeter et l’éclairer de ce qui par la suite s’est déroulé. »
Christian Garcin
Vétilles
L’Escampette, 2015
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mercredi, 29 juillet 2015
Carole Carcillo Mesrobian, Philippe Jaffeux, « IL »
N°8 : IL excède son périmètre en utilisant nos paroles pour s’immiscer dans nos mouvements.
N°6 : Arrachons nos paroles de nos bouches pour semer nos regards dans son silence. Délimitons la solidité de son mutisme en construisant notre conversation avec des pages symboliques. Le bruit d’un assemblage de mots creux nous protègera contre ses empilements de pauses.
N°8 : L’échelle de son plan escalade les atomes de nos répliques car nous parlons en suivant le rythme du silence. Une binarité aveuglante retentit à chaque fois que nos bouches referment l’espace de notre scène.
N°6 : Nos voix s'égarent derrière un masque avant de s’épanouir sur un visage du hasard. Nos bouches guident chacune de nos ouvertures sur ses yeux invisibles.
N°8 : Des ratures sillonnent nos paroles parce que nous chuchotons à travers un oxygène délibératif.
N°6 : La durée d'un exil stimule notre fuite dans sa conscience planétaire. Le pouvoir de son invisibilité se déforme sous l'effet de nos divagations. Nous abritons un dialogue qui accueille l’organisation d'un silence inhumain.
N°8: Nous méconnaissons son emprise sur notre ignorance parce que nous pensons avec des verbes intransitifs.
N°6 : Dessinons des paroles qui contourneront son mutisme illisible. Révélons la gratuité de nos traces en nous allongeant sur une scène empruntée. L’endroit de nos impressions passe devant les marques d’une position imperceptible.
N°8 : IL entend avec nos yeux car nous pensons avec des images.
N°6 : IL habite le lieu de nos vertiges fantomatiques. Nos paroles signalent une masse d'intervalles qui nous relient à sa blancheur imaginaire.
N°8 : Son étendue sournoise accélère la durée du désert. Nous parcourons un espace asymétrique parce qu’IL associe l’amplitude de nos pas à un espace vectoriel inopérant.
N°6 : L’opération d’un couple de nombres enveloppe les calculs de nos corps. La place d'un vide illustre les limites de son ubiquité. Son silence s’inscrit dans la compréhension d’un espace nul.
N°8 : Des oiseaux poussent sur le décor de notre apparition. IL expose nos illusions à une réitération de notre impermanence. La durée d’une esquisse capture un instant indéterminé.
N°6 : Le contenu de son inexistence approfondit sa transparence impersonnelle. La magie de son absence se confronte à nos extases géométriques. la nature du vide. Un temps caché joue avec le théâtre de nos illuminations.
N°8 : La révolution d’un cercle interminable resserre l’achèvement d’un commencement. Nous imposons des limites à un langage qui n’existe pas. IL ressasse le terme de notre attente en aspirant nos répliques.
N°6 : Notre ignorance sacrée reconnait chaque mesure de sa logique inaudible. Un flot de tensions bestiales défend la suprématie d’un vide électrique. Ses rêves assurent la propulsion d’une flotte d’interlignes indomptables.
Extrait inédit de "IL" par Carole Carcillo Mesrobian, née à Boulogne en 1966. Elle réside en région parisienne. Professeure de Lettres Modernes et Classiques, elle poursuit des recherches au sein de l’école doctorale de littérature de l’Université Denis Diderot. Elle publie en 2012 Foulées désultoires aux Editions du Cygne, puis, en 2013, À Contre murailles aux éditions du Littéraire. Parallèlement paraissent des textes inédits dans la revue Libelle, et sur les sites Recours au Poème, Le Capital des mots et Poesiemuzicetc. Elle est l’auteure de notes de lecture publiées sur le site Recours au Poème.
&
Philippe Jaffeux habite Toulon. Études de lettres et de cinéma. L’Atelier de l’Agneau éditeur a édité la lettre O L’AN /ainsi que courants blancs et autres courants. Les éditions Passage d’encres ont publié N L’E N IEMe et ALPHABET de A à M. Nombreuses publications d'extraits en revues et en ligne. ALPHABET sur Sitaudis : http://collection.sitaudis.fr/downloads/alphabet-de-phili...
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mercredi, 15 juillet 2015
Walter Benjamin, « Le Souhait »
« Un soir pour la fin du sabbat, les juifs étaient réunis dans une misérable auberge d’un village de hassidim. C’étaient des gens du coin, à l’exception d’un individu que personne ne connaissait, un homme en haillons, particulièrement misérable, accroupi dans l’ombre du poêle, tout au fond de la salle. On avait parlé à bâtons rompus. Soudain, quelqu’un demanda quel souhait chacun formerait, si on lui en accordait un. L’un voulait de l’argent, l’autre un gendre, le troisième un établi neuf, et ainsi de suite.
Quand chacun eut opiné, il ne resta plus que le mendiant du coin du poêle. Celui-ci n’obtempéra aux questionneurs que de mauvaise grâce et non sans hésiter :
– Je voudrais être un roi très puissant, régnant sur une vaste contrée, et qu’une nuit, comme je dormirais dans mon palais, l’ennemi franchit la frontière et qu’avant les premières lueurs de l’aube ses cavaliers eussent atteint mon château sans rencontrer de résistance et que, brutalement tiré de mon sommeil, sans même le temps de passer un vêtement, j’eusse dû prendre la fuite, en chaise, traqué jour et nuit sans relâche par monts et vaux, forêts et collines, jusqu’à trouver refuge ici même, sur un banc, dans un coin de votre auberge. Tel est mon souhait.
Les autres se regardaient interloqués.
– Et qu’en aurais-tu de plus ? demanda quelqu’un.
– Une chemise, répondit le mendiant. »
Walter Benjamin
Rastelli raconte… et autres récits
Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet
Seuil, 1987
Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Walter Benjamin, né le 15 juillet 1892 à Berlin.
Bon anniversaire Walter Benjamin
14:51 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : walter benjamin, rastelli raconte, philippe jaccottet, seuil
dimanche, 12 juillet 2015
Emmanuèle Jawad, « Plans d’ensemble »
« il est une fois, une amorce d’histoire dans une suite d’entames,
dans le préambule, le récit épuise les possibilités de séjour,
la résolution des fractures, une abrogation des ruptures,
le territoire dissout ses marques, l’absorption partielle des traces,
la suggestion d’un mur à l’endroit d’une ligne discontinue des fragments
une marche sur un territoire, une organisation informelle couvre
un temps vacant, un rythme peu soutenu, l’ouverture de temps morts,
il remet au jour suivant la photographie de la veille, Anna dans l’embrasure
des portes, un espace – temps mental affleure à chacun des seuils,
le basculement de poignées sur des pièces vides
il dresse les cartes qu’il replace dans des répertoires historiques,
les tentatives d’un franchissement, une litanie,
en place, une éclosion de plaques commémoratives sur le tracé »
Emmanuèle Jawad
Plans d’ensemble
Propos2 éditions, 2015
18:48 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : emmanuèle jawad, plans d'ensemble, propos2 éditions
mercredi, 08 juillet 2015
François Jacqmin, « Prologue au silence »
« Commencer,
c’est-à-dire,
s’écarter du sujet.
*
Il faut cueillir modérément :
Une pensée de trop,
et le bouquet
vous arrache des larmes.
*
Mon effort
consiste à maintenir intacte
la sensation de l’inexplicable,
comme un équilibre
durement conquis. »
François Jacqmin
Prologue au silence
Coll. Clepsydre, La Différence, 2010
Merci à Lambert Schlechter qui ce matin, à Wellenstein, m'a fait découvrir cet auteur & ce livre essentiels.
13:01 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : françois jacqmin, prologue au silence, la différence
vendredi, 26 juin 2015
Lambert Schlechter, « La théorie de l’univers »
« XXXV
la vie est venue et avait tes yeux
j’écrivais ces mots, j’étais si heureux
c’est le jour où le voisin est venu
avec la scie pour couper la glycine
c’est un énergumène hébété
tout bossu d’âme et tout manchot de cœur
c’est une mauvaise herbe qu’on arrache
et qui se décompose à vue d’œil
voici la cascade des métaphores
la chute la culbute le naufrage
CXII
l’Aimée qui ne veut plus être amante
et l’amante qui veut être aimée
c’est une histoire cassée, j’en ramasse
les débris, sans pouvoir les recoller
désir, curiosité — même geste
ouvrir le livre comme ouvrir la femme
grammaticalement ce qu’on appelle
le futur posthume : tu m’auras aimé
un jour d’été sans que je m’y attende
j’ai reçu un avis de désamour »
Lambert Schlechter
La théorie de l’univers, distiques décasyllabiques
Éditions Phi, 2015
19:54 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : lambert schlechter, lathéorie de l'univers, phi
samedi, 20 juin 2015
Caroline Sagot Duvauroux, « ’j »
« Les anémones bleues délivrent des bourdons noirs. On est parti du cœur. Y retourne-t-on ? Aider quelqu’un aiderait. On s’est trahi pour ramasser une forme, on a trahi la course, ravi. C’est l’amour qui accomplit la beauté. Au cœur. On vit tout ce qui fut vécu par d’autres. On se nomme encore quelle bizarrerie. On ne sait plus lire. On voudrait dire je ne sais plus lire mais d’où vient que je puisse l’écrire. On est trop vieux des yeux, des yeux à la pensée, trop vieux. Les anémones bleues s’installent dans les yeux. On pense. Ça ne concerne pas les yeux.
Rejoindra-t-on le cœur ?
Le cœur tout noir est un bourdon. Très doux. On voudrait dire je le délivre, regarde. Oui, regarde on voudrait dire mais on ne dit rien à cause du maître chien. Alors sèchent des amours tout autour d’ici là. Là c’est un bulbe, sûr, mais combien de temps faut-il considérer les fanes, ici ? D’ici là s’emplit de faneries qu’en fera-t-on. Plier, déplier, tapisser, le ciel, un bout, un mouchoir touche au fond du puits, touche le fond par rien entre, on voit le nandina sur le bord. Joli feuillage. On entend qu’un souffre à l’épaule et puis qu’il meurt. On ne va pas parler de ça qui n’aide pas. Une peinture légère aiderait. Qui vous a posé sur le monde avec cette pensée compliquée, le rire si facile ? On ment c’est constitutif on ne peut tout de même pas avouer parce que l’aveu n’importe pas, l’aveu si, mais la chose à avouer pas du tout. »
Caroline Sagot Duvauroux
‘j
Unes, 2015
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jeudi, 18 juin 2015
Jean-Paul Klée, « Manoir des mélancolies »
Lac gelé
« Corps déjà vieux mal aimé de moi comme s’il avait peu de réalité car si mal vécu par la famille je ne me suis jamais opposé ni donc entièrement construit : j’étais posé là comme abandonné repoussé nul ne m’a remarqué remué parfumé ni entrepris travaillé entouré REMORQUÉ amélioré encouragé. Grandi tout seul j’ai poussé mon raciné vers le fond de moi & sans l’atteindre jamais j’ai renoncé m’étendre largement socialement car c’est le Vertical qui m’a mobilisé oui le réseau du sociétal ne me plaisait qu’à moitié je l’ai tenu loin de moi Comme si j’étais jamais sorti tout à fée d’une bulle de savon qu’à dix douze ans je me fis car la vie hors d’elle ne se concevait pas. Cette bulle me protégea des coups & du vilain climat où nous végétions rue des Sœurs jusqu’à 1963 Et depuis lors je n’ai pas quitté cet abri-là il est devenu quasi ma deuxième peau Je survis là-dedans & cet inconfort étonnant m’a fait produire cinq ou sept mille feuillets !… Ah si le lac gelé un jour fondait sous mes pieds Si la marquise glacée s’en allait de moi dans quel trou noir je tomberais ?… l’enfer ou paradis ?… »
Jean-Paul Klée
Manoir des mélancolies
Andersen, 2014
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lundi, 15 juin 2015
Jean-Pierre Chambon, « Tout venant »
« Quel délicieux petit plaisir
de retenir
dans la zone floue
où n’ont pas encore
pris corps les mots
le moment d’écrire
* * *
Écrire
non tant pour éclaircir
que pour creuser encore
dans l’obscur
où les mots enfoncent leurs racines
* * *
Cette ombre de fumée
qui en rapides volutes ondule
sur la blancheur du mur
est-ce pensée des morts
cette chaine immatérielle
dont le vent disjoint
les anneaux silencieux
* * *
Les mots
dans leur ombre insensée persiste
portant l’écho d’une voix à venir
le rêve d’une langue transparente
tenue en réserve depuis l’enfance
qui nous ferait traverser le miroir
et dirait enfin le secret des choses
* * *
Le vieux cerisier au fond du jardin
a atteint aujourd’hui même
le degré extrême de la blancheur
attestant à nouveau l’oracle
énoncé par l’ermite zen Ryôkan
le monde
est devenu
un cerisier en fleurs »
Jean-Pierre Chambon
Tout venant
Héros-limite, 2014
20:10 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jean-pierre chambon, tout venant, héros-limite
mardi, 02 juin 2015
Sandra Moussempès, « Sunny girls »
© Didier Pruvot
« Cela faisait trois nuits que je faisais le même cauchemar, maintenant même les poètes français parlent de forêts, je sais que c’est l’arbre qui cache la forêt que ce poème ne parlera pas de mes trois cauchemars, on ne parle pas de qui a détruit un sommeil paisible, parfois j’aime aussi lire des poètes qui n’ont rien à subir, rien à éprouver, rien à rejeter, leurs mots se détachent sur la neutralité comme une actrice se doit d’être transparente, une blancheur de la construction qui ne cache rien d’inquiétant on sait seulement qu’on est dans le sixième arrondissement, dans un appartement immense et blanc et que quelques personnes semblent se connaître. »
Sandra Moussempès
Sunny girls
Poésie/Flammarion, 2015
13:09 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : sandra moussempès, sunny girls, poésieflammarion
samedi, 23 mai 2015
Michel Chaillou, « Journal »
« Mardi 8 décembre 98
Toujours à la recherche du livre, toujours les mêmes difficultés. J’ai inventé le principe de nonchalance romanesque. Ne pas commencer immédiatement dans une histoire, mais s’en approcher en contant mes humeurs, mes projets. L’approche de l’histoire étant aussi importante que l’histoire, qu’on quitte parfois, qu’on reprend. Dans la clarté des vitres, c’est quelque chose qu’on lit à travers les fenêtres, leur transparence. Voici un début possible :
“Des amis m’avaient dit : « Si tu viens par ici, n’hésite pas à nous appeler. On te recevra avec plaisir. » J’hésitai, la Bretagne m’intimide, particulièrement sa partie nord à l’ouest de Roscoff, devant quoi la Manche elle-même se saborde. Ils insistaient : « Après tout ce n’est pas un si grand détour, toi qui les aimes. » C’est vrai, je ne suis que détours et chemins de rencontre, néanmoins d’avoir au bout du fil en arrière-plan et sans crier gare cette côte des Légendes a de quoi couper le souffle, etc. Je balbutiai que peut-être en effet. Sait-on jamais où l’été vous mène et je m’étais justement réservé quelques jours…”
La nuit tombe, je réfléchis. Parviendrais-je un jour à vraiment romancer cette aventure ? Tout me paraît difficile, le moindre mot que j’inscris sur la page. Et on me croit un écrivain inventif. Renée à Cochin semble aller mieux. Tout à l’heure j’irai attendre Michèle gare des Antipodes*. Je suis le jouet de plusieurs désirs. Un autre début :
“Moi, Jeanne Jeune Andersen, j’aimerais conter du moins au papier ce qui m’arriva. J’ai bientôt de l’âge, soixante en réalité. On me dit encore belle, mais mon nez s’accentue et cette bouche naguère pleine de pourparlers…”
Mercredi 9 décembre 98
Certains ne comprennent pas que s’approcher d’une histoire est presque plus important. Eux s’engagent tout de suite dedans, moi, pour la Clarté je me défends tout de suite d’y tomber. Il y a là tout un art à inventer, ruses et proximités, lointains et artifices. Temps froid, humide. Il est 13h15. »
Michel Chaillou
Journal (1987-2012)
Préface de Jean Védrines
Fayard, 2015
* Surnom donné par Michel Chaillou à la station Boulainvilliers, sur la ligne C du RER, que son épouse empruntait quotidiennement.
12:46 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : michel chaillou, journal, jean védrines, fayard
lundi, 18 mai 2015
W. G. Sebald, « Vertiges »
« Je suis resté jusqu’au milieu de la matinée à prendre mes notes à la Fondamenta Santa Lucia. Le crayon courait sans peine sur le papier et de temps en temps un coq chantait, enfermé dans une cage sur le balcon d’une maison de l’autre côté du canal. […] Chargée de montagnes d’ordures, une barge passa, avec un gros rat qui courait le long du bord et finit par plonger dans l’eau la tête la première. Peut-être est-ce spectacle qui m’incita à ne pas rester à Venise, mais à poursuivre sans attendre jusqu’à Padoue, pour aller visiter la chapelle d’Enrico Scrovegni, que je ne connaissais jusqu’ici que par une description parlant de la fraîcheur intacte des couleurs sur les fresques du peintre Giotto et de l’émergence, encore inédite à l’époque, de l’autonomie humaine qui se lisait dans chaque geste, dans chaque expression sur le visage des personnages représentés. Quand j’eus quitté la chaleur accablante pesant déjà sur la ville en ces heures matinales et me fus retrouvé à l’intérieur de la chapelle devant les quatre rangées de peintures qui couvrent les parois du sol jusqu’aux entablements, ce qui m’étonna le plus, c’est la plainte muette qu’élèvent depuis près de sept cent ans les anges planant au-dessus de l’infinie détresse. On croyait entendre cette plainte retentir dans le silence de l’espace. Quand aux anges eux-mêmes, la souffrance leur fronçait tellement les sourcils qu’on eût dit qu’ils avaient les yeux bandés. Et, pensais-je, ces ailes blanches relevées de quelques rares touches de vert clair de la terre véronaise ne sont-elles pas ce qu’on peut s’imaginer au monde de plus merveilleux ? Gli angeli visitano la scena della disgrazia – avec ces mots aux lèvres je rejoignis dans le tumulte de la circulation la gare toute proche, pour prendre le premier train à destination de Vérone, escomptant quelques éclaircissements aussi bien sur mon séjour si brusquement interrompu sept ans auparavant que sur le sinistre après-midi que le Dr Kafka, comme il le relate lui-même, avait passé dans cette ville, sur le chemin qui le menait en septembre 1913 de Venise au lac de Garde. La lumière du paysage entrait à flots par les fenêtres ouvertes et quand, au bout d’une heure à peine de trajet aéré, la Porta Nuova se profila à mon regard et que j’aperçus la ville blottie dans le croissant des montagnes, je fus incapable de descendre. Paralysé, ébahi de ce qui m’arrivait, je restai assis à ma place, et quand le train eut quitté Vérone et que le contrôleur repassa dans le couloir, je le priai de m’établir un billet supplémentaire pour Desenzano, où je savais que le dimanche 21 septembre 1913 le Dr Kafka, heureux à la seule idée que personne ne savait où il se trouvait, mais par ailleurs en proie à un immense désarroi, était resté allongé dans l’herbe au bord du lac, à contempler le friselis des vagues dans les roseaux. »
W. G. Sebald
Vertiges
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
Actes-Sud, 2001
Max Sebald est né le 18 mai 1944.
Bon anniversaire Max.
18:32 Publié dans Écrivains | Lien permanent | Tags : w.g.sebald, patrick charbonneau, vertiges, actes sud