mardi, 05 août 2014
Abdallah Zrika, « Petites proses »
Le linceul de ma grand-mère
Quand ma grand-mère est morte, un vieillard, monté sur une vieille bicyclette, est allé chercher le linceul. Sa barbe blanche touchait presque le guidon. Je l’ai vu de loin. C’était le vent, plus que lui-même, qui le guidait, le linceul était sur le guidon. Il sa faufilait sous le poids du vent, en zigzaguant. Les ruelles étaient étroites et tortueuses. Quelquefois, une baraque s’avançait sur la chaussée. Tandis qu’il se torturait lui aussi. Le vent, vraiment très fort, faisait gonfler le linceul. Parfois, j’imaginais que ce n’était pas lui qui roulait, mais que les ruelles étaient tortues en lui, ou bien étaient-ce le linceul du vent, ou le linceul de la bicyclette, qui se gonflaient. Cela a duré je ne sais combien de temps, jusqu’à ce que j’entende un bruit dont je n’aime pas me souvenir. Quelques bouts du linceul se coinçaient entre les rayons de la roue, et le vieillard tombait de la bicyclette, directement sur la tête, et mourait après quelques minutes, le linceul de ma grand-mère entre ses mains. »
Abdallah Zrika
Petites proses
Traduit de l’arabe par l’auteur avec le concours de Claude Chambard
L’Escampette, 1998
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lundi, 28 juillet 2014
Lionel Bourg, « L’échappée »
Lionel Bourg au 20 ans de L'Escampette à Chauvigny, mai 2014
© C. Chambard
« Une phrase une seule, inachevable.
Mouvante des sables indistincts qu’elle charrie, du lœss, des alluvions transportées au fil des mots, méandre après méandre, entre ses muscles d’onde soyeuse qui se contractent avant de se détendre le long des berges, enveloppant les branches et les racines des arbres ployés au-dessus des remous. Une phrase parfaite. Indissociable du frisson des feuillages que l’orage chahute et que le vent oblige à se tordre comme en une même flamme liquide, une phrase qui monte, descend, s’apaise ou se rebiffe, répercutant au détour d’une virgule ou d’une parenthèse le chuintement pluvieux dont elle ne saurait se défaire. Une phrase, rien qu’une phrase, ce fut cela, l’étape de la Grande Chartreuse du Tour 1958. Gaul me la susurra mieux que les plus grands stylistes. Je l’écoutais. L’entendais. Jamais mon attention ne s’était si résolument tournée vers le mouvement chaloupé d’un verbe, d’un adjectif, de sorte que, sauvage encore, inculte mais irriguée par les chansons de maman, les alexandrins qu’elle clamait, les cantiques, les paillardes et les refrains révolutionnaires que je reprenais sans comprendre – mais si, je comprenais, j’ai tout compris, bambin, la folie, la tendresse, la mort, la violence, le mépris, l’injustice, la révolte, la haine –, elle naissait débordante, ma passion des noms, des syllabes comme de cette grammaire onctueuse où je plantai l’ergot, léchant à son extrémité la pâte qui venait de lever, pleine de songes. »
Lionel Bourg
L’échappée
L’Escampette, 2014
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mercredi, 16 juillet 2014
Lambert Schlechter, « Lettres à Chen Fou »
« Maintenant, ici, c’est l’automne, il y a encore des moments où le soleil brille, on l’accueille avec émotion & gratitude. Mais il faut se résigner. Froidure nous est promise, froidure viendra, c’est inexorable. Il y a quelques jours, dans la grande pièce en bas, j’ai allumé le poêle, après l’avoir d’abord nettoyé, il restait de la suie de mai dernier ; puis j’ai versé dix litres de combustible, j’ai fait brûler le petit carton rose imprégné de cire et l’ai laissé tomber au fond du poêle, dans l’étroite traînée de mazout qui commençait à suinter, et aussitôt le feu a pris, j’étais content et soulagé : ça brûle, ça va chauffer. La grande pièce sera un peu trop chaude, mais la chaleur, par la porte ouverte, va se propager dans la maison. Les pièces du premier étage restent fraiches. Et nous sommes encore loin, pour le moment, du froid de l’hiver ; jusqu’au premier gel il y a encore quelques semaines. Ce soir cher Chen, j’ai relu la première page de ton “Premier Cahier” et à la huitième ligne je retrouve la citation de Su Tung po : Le monde est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de trace. Froidure nous est promise, froidure viendra. J’ai l’impression qu’au départ de ton livre tu te places sous la protection de quelqu’un qui, il y a très longtemps, écrivait. Et moi, c’est à toi que je vais encore & encore faire appel, afin de… afin que…, on verra… »
Lambert Schlechter
Lettres à Chen Fou
L’Escampette, 2011
On peut lire avec profit Récits d’une vie fugitive (Mémoires d’un lettré pauvre) de Chen Fou, traduit du chinois par Jacques Reclus. Connaissance de l’Orient, Gallimard/Unesco
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dimanche, 13 juillet 2014
Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »
« Souvent je n’ai aucun souvenir de ma prairie je dois tout inventer si je veux m’en sortir. Tout imaginer. Les glands secs et durs qui contiennent l’idée première du monde. Ma prairie serait comme un être que j’ai aimé et oublié avec l’habitude et que je n’aurais pas suffisamment apprécié.
À travers tous les mondes bizarres
il y a ma prairie.
Chaque trou de ma prairie contient un trésor caché par des bandits morts pires que moi.
Moi ?
Oui moi perdu sur les fougères qui se balancent ou dans la vague molle éphémère des graminées du printemps.
Quand je suis un tout petit garçon solitaire qui cherche son chemin. Petit Poucet en bottes de caoutchouc dans ma prairie.
Et ça ne change pas j’ai beau vieillir je reste seul de cette solitude que seule ma prairie accueille.
Loin de me laisser abattre par cette immense ouverture à perte de vue, par le vide du ciel étoilé, je me rassemblerai rassemblant tout ce que j’aurais été et qui je n’avais jamais été ou ne serai jamais ou sur le point de l’être : enfant perdu orphelin amant solitaire pisteur trappeur bandit pionnier indien et tête de rien. »
Frédéric Boyer
Dans ma prairie
P.O.L, 2014
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dimanche, 06 juillet 2014
Ishikawa Takuboku, « Ceux que l’on oublie difficilement »
« J’ai compté les années d’espérance
et je fixe mes doigts
je suis fatigué du voyage
Je n’avais pas fini d’écrire l’amertume des vagabondages
que les mots du brouillon
sont difficiles à relire
Cette nuit je vais tenter de pleurer tout mon saoul
– le thé refroidi
d’une auberge de passage
Le rire d’une femme
tout à coup me transperça
une nuit de saké froid dans la cuisine
Se soutenant sur moi
par une profonde nuit de neige
la tiédeur de cette main de femme
Elle attendait de me voir ivre
pour aller chuchoter
diverses choses tristes
Cette femme qui pleurait dans ma chambre
était-elle souvenir d’un roman
ou de l’un de mes jours »
Ishikawa Takuboku
Ceux que l’on oublie difficilement
Traduit du japonais par Alain Gouvret, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister
Arfuyen, 1989
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vendredi, 04 juillet 2014
Ishikawa Takuboku, « Fumées »
« Joie, l’eau ruisselle de la pompe
un bref instant
je vois l’élan de ma jeunesse
Je levais la tête au ciel pur
l’envie me prenait de siffler
je faisais ma joie de siffler
Quand tombaient les fleurs
j’étais le premier à sortir
vêtu de blanc
Comme une pierre
dévale la pente
je suis arrivé à ce jour-ci
Dès le réveil la tristesse
– mon sommeil
n’est plus paisible comme autrefois
Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois comme à travers des larmes
Je me suis tourné vers la montagne
sans un mot
les montagnes du pays sont admirables »
Ishikawa Takuboku
Fumées
Traduit du japonais par Alain Gouvret, Pascal Hervieu et Gérard Pfister
Arfuyen, 1989
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mercredi, 02 juillet 2014
Ishikawa Takuboku, « L’Amour de moi »
« Quand j’ôte le bouchon, l’odeur d’encre fraiche
descend dans mon ventre affamé
et me rend triste
J’ai fait cette prière : Tous ceux
rien qu’une fois, qui m’ont fait baisser la tête
je voudrais qu’ils meurent
On a beau travailler, et travailler encore
la vie ne s’éclaire d’aucun bonheur
Je contemple mes mains
Ce soir
j’ai envie d’écrire une longue lettre
qu’on lira en pensant à moi
La montre que brutalement j’ai jetée
contre une pierre du jardin
comme j’aime cette colère d’autrefois
Vent d’automne
Je ne parlerai plus désormais
à l’homme que je méprise »
Ishikawa Takuboku
L’Amour de moi
Traduit du japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard
Préface d’Alain Gouvret
Arfuyen, 2003
On trouvera Ishikawa Takuboku personnage principal du tome II — « Dans le ciel bleu » — de l’extraordinaire roman graphique Au temps de Botchan de Jirō Taniguchi & Natsuo Sekikawa, Seuil, 2004
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samedi, 28 juin 2014
Sylvie Monange, « À l’Ancre bleue »
« 17 novembre
Écrire, c’est vraiment se mettre en dehors. C’est pour ça justement que je suis venue habiter ce rivage écarté. Je ne me sentais chez moi nulle part. Et jamais je n’ai vraiment pu prendre au sérieux les règles d’aucun jeu. Ici, j’ai trouvé ma marge : cette bande de terre méprisée des paysans, d’où les marins s’élancent pour des courses lointaines. En somme, je suis acculée face à la mer par les champs de choux-fleurs. J’ai tourné le dos aux hommes, et cet élan vers l’infini dont j’avais honte dans la cité grouillante, je peux enfin le laisser libre comme un jeune poulain. Je ne dois plus de comptes à personne et je n’ai pas peur d’être ridicule. Je vis enfin.
Je bénis ces moments où l’écriture se révèle à moi dans sa vérité : la vraie vie. Mais je n’arrive pas toujours à la voir ainsi. Et pourtant, je suis sûre qu’elle seule est la vie. Cela ne fait pas tout à fait deux mois que je suis ici, et il me semble que je ne pourrai plus jamais revenir en arrière. Je sens bien que je deviens de plus en plus inapte à ce que les autres appellent la vie. Je m’en rends compte quand la mère Goalc’h, par exemple, étonnée de me voir encore là et tâchant d’en savoir un peu plus, me dit : “Alors, on ne s’ennuie pas ?” J’ai beau me creuser la tête pour trouver une activité banale qui satisferait sa curiosité, je n’y arrive pas. Je ne peux tout de même pas lui dire que je ne fais rien, si ce n’est écrire de temps en temps dans le cahier de brouillon que je lui ai acheté en arrivant ! Non, je ne pourrai plus supporter l’ancienne vie, quand je jetais un pont d’agitation sur le néant des jours.
13 juin
Qu’importe ce que j’ai été : quand j’ouvre ce cahier et que je commence à écrire, je sens bien que c’est ma vie que je sauve, en un instant. Mais je sais aussi qu’elle est toujours à sauver et que jamais je ne serai en repos. Je vivrai vieille et jusqu’au bout je chercherai. »
Sylvie Monange
À l’Ancre bleue
Coll. Le Chemin, Gallimard, 1986
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mercredi, 18 juin 2014
Lambert Schlechter, « Ruine de parole »
© : Claude Chambard
« ta mort m’a jeté
dans le domaine du définitif
l’absolu n’est plus un concept
mais le foyer même de la vie
le vide le rien
pendant qu’au jour le jour je vis
(c’est pourquoi je n’écris pas un roman :
il faudrait inventer)
(c’est pourquoi je n’écris pas un traité philosophique :
il faudrait penser)
*
ne pas pouvoir quitter
par le souvenir
le temps de la maladie comme si le malheur
nous avait soudés davantage
que le temps du bonheur
*
je me suis interdit
(n’ai pas pu)
(n’ai pas voulu)
dire tu à ma femme morte
avais peur de perdre la raison
et maintenant cette sorte d’illusion
qu’elle pourrait encore me répondre
me confronter sans concession au néant
n’y a pas consolation
nous avons vécu l’amour
le bonheur le plaisir le malheur la souffrance
la mort
c’est tout »
Lambert Schlechter
Ruine de parole
Phi, en coédition avec Écrits des forges & L’Arbre à paroles, 1993
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dimanche, 15 juin 2014
Claude Tasserit, « Derniers gestes »
© : Claude Chambard
« effacer, effacer
il cherchait d’autres mots et ne les trouvait pas
les mots de la révolte et de l’indignation filiales, et proclamés avec un souffle tel, que ceux de la sécheresse et du dédain en auraient été lavés, emportés, submergés, oubliés
les mots d’une dénégation si claire, qu’à l’indifférence aussitôt eût succédé l’inquiétude, à l’arrogance le désarroi, au mépris la prière
paroles secondes dont l’ardeur eût éloigné son père de ce désir de mort, de la même façon que les premières l’en avaient rapproché
et il guettait ces mots nouveaux, les recherchait de tout son corps debout, près de cet autre corps lové qu’il avait voulu dénouer, et il les attendait, mais ses lèvres étaient comme ce corps enroulé près de lui, elles demeuraient tournées vers le dedans, aspirées par son ventre, scellés par sa bouche
il y avait eu ce poids dont il s’était défait trop vite, quelque chose de trop fort et qui continuait à la faire vaciller, malgré cette impression d’aplomb hautain qu’il avait pu donner
et de son corps à lui, plus rien ne sortirait que ce silence, cette rancœur, qui n’en finissait pas, alors qu’il lui tournait le dos et peu à peu se séparait de lui »
Claude Tasserit
Derniers gestes
Coll. Grands fonds, Cheyne éditeur, 1999
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dimanche, 08 juin 2014
Julien Blaine, « Thymus »
© : Claude Chambard
« Par exemple, à partir de cette constatation d’une banalité confondante et vérifiée, ce jour d’été, dans un des vallons des sources du Verdon :
Mon ombre disparaît sous les nuages.
Ce n’est qu’une constatation d’un pas-encore-tout-à-fait-vieil-homme qui marche dans un sentier de berger en montagne.
La petite phrase ; chacun va la charger un max…
On va y aller à fond dans la métaphore, et comme cette simple remarque est universelle : nous possédons tous une ombre (affirmation soumise à condition) et il y a partout des nuages.
Mais que va lire le lecteur qui aime la poésie arabe ou perse ? Et que va lire le lecteur qui aime tant la poésie t’ang ou le haïku ? Ou celui qui se passionne pour les textes d’Edgar Allan Poe ou de Villiers de l’Isle-Adam…
Et déjà j’imagine le sens caché qui sera dévoilé par mes lecteurs préférés !
Le ciel était très fort, le soleil très dru et le nuage très mobile. Et moi, sous les trois, je montais, appuyé sur mon bâton, vers la crête, accompagné par la ribambelle de mes petits enfants. Voilà.
Cette phrase, aussi, chacun va la charger un max. »
Julien Blaine
Thymus
Le Castor Astral, 2014
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vendredi, 30 mai 2014
Claire Malroux, « Dits du cerf & de quelques biches »
L’apparition
« En fermant les yeux je l’ai aperçu Il se tenait devant moi à distance et dans une attitude d’attente
Sur les fougères des gouttes de rosée tremblaient dans un petit vent frais
La lumière redorait le monde
C’était, ce ne pouvait être que l’aube, nul autre moment du jour ni de la nuit pour notre rencontre
Avant même le corps j’ai vu les bois s’avancer posément, non pas flotter sur l’élément liquide,
Mais marcher dans le ciel quoique fermement rattachés au sol
Aérienne couronne, animal mi-arbre, arbre mi-animal, rêve ambulant
Il était là Je n’ai pas perçu le bond qui lui a permis de pénétrer dans l’enceinte de mon cerveau
C’était un jour d’automne, période de brame
Moi, roulant en autobus le long des grilles du jardin du Luxembourg
Il venait de loin, de si loin, de plus loin que mes souvenirs, que tous mes ascendants
Du temps où les idées et les mots, tout l’humain bagage à venir, n’étaient que nébuleuses sur la langue
Occultée par son grand corps, la biche derrière lui, sa compagne »
Claire Malroux
Dits du cerf & de quelques biches
L’Escampette, 2014
12:05 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : claire malroux, dits du cerf & de quelques biches, l'escampette