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Écrivains - Page 61

  • Claro, « CosmoZ »

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    Journal d’Oscar Crow
    Hôpital psychiatrique du Vinatier

     (extraits)

     

     «  3 janvier 1942

    C’est toujours la même chose : une douleur me réveille, me transperce, de part en part, non, de paille en paille, c’est peut-être ça le renouveau de la dernière des choses mortes. Renaître ? Il est temps de vivre ailleurs, de vivre dans l’ailleurs, car je n’ai plus une once d’Oz en moi, rien que le regret de ce qui n’a jamais existé mêlé au remords de tout ce que les hommes m’ont fait, quelle farce. Je voulais une cervelle pour que la pensée soit et reste électrique, mais je n’ai eu droit qu’aux tergiversations du corps, vaincu et consentant, autrement dit une formidable absence, avec tout ce que cela comporte d’élégance dans la chute, le retour à la boue, le goût du rien. Mon territoire est celui de la répétition.

     

     4 janvier 1942

    Si le néant est juste une habitude, si mourir n’est qu’un exercice, eh bien me voilà parvenu au bout de la boucle, là où la fleur du même ose enfin recracher sa graine : nous ne sommes que la vengeance de la différence. Oui, quelle belle cervelle que celui qui accouche de cette non-philosophie. Quelque part, je sais que je suis toujours dans le champ à la croisée des chemins, empaillé et crucifié, insipide et filandreux, à la fois pitre et menace, perchoir à bêtes noires, à bêtes cruelles. Les cris des becs, les griffes des ailes, me faut-il une dernière fois les appeler de toute ma détresse ? C’est toujours la même chose : une douleur me réveille, me transperce, de part en part, non de paille en paille, c’est peut-être ça le renouveau de la dernière des choses mortes. »

     

    Claro

     CosmoZ

    Actes Sud, 2010


    Samedi 12 octobre à 16h, à l'occasion de la dixième édition de Lettres du Monde à Bordeaux, Claro sera invité à la bibliothèque Mériadeck pour présenter sa bibliothèque idéale

    http://bibliotheque.bordeaux.fr/on-en-parle/post/claro-invit--la-bibliothque-mriadeck

  • Marc Mauguin, « Ponts coupés »

    marc mauguin, ponts coupés,l'escampette

    Gérard

     (extrait)

     

    « Alors pour rien de ce qui m’entoure venant de si loin jusqu’à aujourd’hui et peut-être demain, je ne trouverai plus de mot ? Ni mot ni voix désormais. Bien fini cette fois. Accepter. Cesser de m’asseoir à ma table tous les matins, après avoir pris mon café dans la cuisine pour ne pas l’éveiller, puisqu’il dort encore. Cesser de chercher, à tâtons dans la nuit, le stylo pour écrire sur le dos de ma main une phrase avortée des ténèbres. Trouver des occupations du matin jusqu’au soir, sans rien dire à personne. Le cinéma, la bibliothèque. Ou rien. Marcher dans les rues, passer le temps jusqu’à son retour. Rentrer un peu avant. Faire semblant. Tu as bien travaillé aujourd’hui ? C’est lui qui pose la question depuis quelques semaines, moi jamais, comme si ce que je faisais était le plus important alors que j’essaie de sourire. Quelques pages aujourd’hui. Des gribouillages. Il rit. Tu me feras lire ? Avant, il ne posait pas ces questions. Quand il rentrait j’écrivais encore, sans m’apercevoir que le jour était tombé. Dans le noir, de travers et à toute vitesse, guidé seulement par le contraste de l’encre foncée sur le papier blanc. Je m’arrêtais au milieu d’une phrase. Continue, je ne veux pas te déranger. Il parcourait, j’ignorais depuis combien de temps, les lignes par-dessus mon épaule. Puis s’éloignait sans rien dire, passait dans une autre pièce. Je n’entendais plus rien. Un moment après, je sentais sa main sur mon cou ; la nuit était tombée depuis longtemps. Il faut venir dîner. Les mêmes mots que ceux de maman. Il riait comme devant quelqu’un qu’on réveille, qui revient doucement à la vie avec l’empreinte du rêve dans les yeux. Tu es un insecte ! Mets tes lunettes. Riait encore. »

     Marc Mauguin

    Ponts coupés

    L’Escampette, 2013


    Trentième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Mohammed Bennis, « Fleuve entre des funérailles »

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    Lettres

     

    « f.l.e

    ce sont ceux-là que j’ai retrouvés isolés dans la moitié d’un cercle qui tournait dans un mouvement lié à la rotation du soleil ils avaient laissé une marque blanche à la chaux afin d’aviver le désarroi et pour qu’il ne reste de toute chose que de l’eau qui s’écoule tandis que les mots lui confient leurs désirs assurés de l’empreinte de leurs tatouages sur les âmes qu’habitent ceux qui passent

     

    e.u.v

    je t’ai déjà ordonné de mélanger l’eau au safran de teindre tous les ruisseaux en bordure du fleuve en bleu coupé de blanc et de plonger la charpente des ponts dans la rivière qui a forme de canal prends toute la quantité d’encre noire à ta disposition et entre avec en ville du côté du silence toute sa splendeur se verra

     

    u.v.e

    cette nuit ta brise t’accueillera comme elle a reçu avant toi l’étranger qui s’est enquis auprès du vieillard de ceux qui ne reviennent jamais de leur perplexité il ne lui a montré que des débris observe la raideur de ces deux battants de porte derrière il y a le chant des tiens au milieu de ceux qui avaient été surpris par la terre nue ils lui ont dit nous sommes venus à toi par temps de canicule et de froid extrême sans nous en soucier privés de toi nous ne sommes que miséreux »

     

     Mohammed Bennis

     Fleuve entre des funérailles

     Traduit de l’arabe par Mostafa Nissabouri

     L’Escampette, 2003

     

    Vingt-neuvième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Marc Le Gros, « Icaria & autres lieux »

    Marc le gros, icaria & autres lieux, l'escampette

     

    « Dans la campagne d’Icaria les bruits de la nature règlent immuablement les commencements du jour. À cinq heures, à Armenistis, c’est le coq qui ouvre le feu, un coq solitaire et sans rival, l’unique spécimen du lieu sans doute car on ne connaît pas ici les répons interminables qui réveillent en fanfare les îles de Siphnos ou de Serifos, pour ne rien dire d’Amorgos où ses congénères ont colonisé toutes les collines, des hauteurs de Katapola jusqu’aux derniers moulins de la Chora.

    Puis c’est le tour des ânes, déchirants, pathétiques, lugubres avec ce cri de Golgotha qu’ils semblent chaque fois lancer dans le désert. Leurs hoquets éperdus hésitent entre l’agonie respiratoire des noyés et ce sifflement rauque des pompes à eau mal graissées dont on devine qu’elles vont bientôt rendre l’âme. À six heures et demie très précises la première cigale précède de peu l’éveil de l’homme. Pétarade des tracteurs qui partent aux champs pour la journée. Ce sont des engins minces et verts, à trois roues avec un guidon et un moteur découvert qui luit comme une carapace. On dirait de gros criquets.

    Des vieilles femmes, le visage recouvert d’un fichu blanc, sont assises dans les remorques. Chacune porte une gourde emmaillotée d’un tissu bleu nuit. Comme à Kalymnos ou à Astypalea au départ des autobus, elles se signent avant d’entreprendre le voyage. Alors seulement avec le soleil, le vide s’installe, et le grand silence du jour. »

     

    Marc Le Gros

     Icaria & autres lieux – carnets grecs

     L’Escampette, 2013

     

     

    Vingt-huitième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Pierre Silvain, « Passage de la morte »

    pierre sylvain,le livre de la morte,l'escampette

    « Elle s’est étendue contre le corps sans vie. Les chants des coqs la réveillent, elle a dû s’assoupir. Le meurtre n’est qu’un cauchemar qui se dissipe avec le retour du matin. Il n’est pas vrai qu’elle a tué son amant. Il dort, n’est-ce pas ? Il va revenir du sommeil où il s’est éloigné et lui parler. Elle le lui demande de toute son âme, humblement, puis comme il ne répond pas, elle l’appelle, en s’écartant de lui. Rien. Le silence. L’immobilité. Alors elle se met à hurler. L’implacable nécessité lui montre ce qu’elle doit faire : cacher l’arme abandonnée sur le lit et quand les gens arriveront, car “ils sentent le meurtre de loin”, trouver une explication. Le suicide de Michel Cantarini est la première qui s’impose, celle que lui dicte son espoir fou d’échapper à la justice des hommes. Comment a-t-elle pu imaginer que c’est cela qu’elle devra déclarer pour s’innocenter ? Le coup tiré par derrière l’accuse sans appel. Elle sera bien obligée, aussi terrible que ce soit, de reconnaître la vérité. Elle prend le revolver, l’applique sur son sein gauche. Paulina Pandolfini survit à son geste, la mort volontaire lui est refusée. »

     

     Pierre Silvain
    Passage de la morte — Pierre Jean Jouve

    L’Escampette, 2007


     Vingt-septième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Al Berto, « Le Livre des Retours »

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    « lève-toi et obéis à cet enfant que tu fus

    va dans le désert de l’âge où le mensonge

    ronge le paysage et colonise

    ces pauvres images démantelées

     

    le vol des oiseaux malheureux se détache de la terre

    où le corps a conservé le chant lointain des lunes

    des limons des sables et des premières eaux

     

    ouvre maintenant tes paupières dans la pénombre de ta chambre

    réveille le tigre blanc avec le sang tendre du sommeil

    n’aie pas peur du déluge

    où l’adolescent grandit et laisse le jour tranchant

    basculer lumineux comme un poignard »

     

     

    Al Berto
    Le Livre des Retours

    traduit du portugais par Michel Chandeigne & Ariane Witkowski
    L’Escampette, 2004


    Vingt-septième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Georges Bonnet, « La claudication des jours »

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    « Tout se passait ainsi disaient-ils

    Une jupe longue emballait un vélo les bancs publics se grisaient de tilleuls en fleur

    de petites fleurs s’étiolaient

    dans l’ombre illettrée d’un grand cèdre

    dans une salle de classe aux étroites fenêtres

    les enfants écoutaient le monde

    des hauteurs de leur maîtresse

    tandis que montait le chant des tuiles roses

    sur un quartier ancien

     

     

    Une jambe enjolivait l’autre la jupe était une grange les doigts flocons légers

     

    Enfouie dans l’innocence elle verrouillait ses rivages et sur le mur l’aquarelle était lasse de la mer »

     

     Georges Bonnet

    La claudication des jours

    L’Escampette, 2013

     

     Vingt-sixième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

     

  • Michelle Devinant Romero, "Le Seigneur des obscurités"

    michelle devinant romero,le seigneur des obscurités,l'escampette

    « J’étais là. Dans la grange. C’est moi qui ai donné l’alarme.

    — J’ai vu papa sauter dans le puits.

    J’ai attendu l’heure du repas. Le silence rituel quand ma mère, mon frère, ma sœur et moi sommes attablés et l’attendons. Qui n’arrive pas. Qui est toujours en retard. Ce soir plus que d’habitude.

    — J’ai vu papa sauter dans le puits.

    Je répète l’air de rien, juste pour voir l’effet produit. Ma mère, qui s’est levée pour baisser le gaz, est revenue à la table. Tous se tournent vers moi. Ils m’observent, et le silence se fait encore plus lourd.

    — Qu’est-ce que tu racontes, crétin ?

    Je xe ma mère, droit dans les yeux. Ce sera la dernière fois que mon regard ne vacille pas, et je répète pour la troisième fois.

    — J’ai vu papa sauter dans le puits.

    Puis, tout s’enchaîne en accéléré. Le bruit des chaises brutalement repoussées, la ruée dehors, les cris. Et moi qui reste à table avec Christian, devant mon assiette vide. Il me dévisage.

    — C’est vrai ? Tu as vu ça toi ?

    — Ouais. J’ai vu.

    J’attends les questions. Elles ne viennent pas. »

     

     Michelle Devinant Romero

    Le Seigneur des obscurités

     L’Escampette, 2012

     

     Vingt-cinquième page pour fêter les vingt ans de L’Escampette

  • Éric Faye, « Nagasaki »

    éric faye,nagasaki,stock« Je me dis qu’il faudrait inscrire dans toutes les constitutions du monde le droit imprescriptible de chacun à revenir quand bon lui semble sur les hauts lieux de son passé. Lui confier un trousseau de clés donnant accès à tous les appartements, pavillons et jardinets où s’est jouée son enfance, et lui permettre de rester des heures entières dans ces palais d’hiver de la mémoire. Jamais les nouveaux propriétaires ne pourraient faire obstacle à ces pèlerins du temps. J’y crois fort, et si je devais renouer un jour avec l’engagement politique, je me dis que ce serait l’unique point de mon programme, ma seule promesse de campagne… »

     

     Éric Faye

     Nagasaki

     Stock, 2010

  • Eduardo Berti, « La Vie impossible »

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    Le Don

     

    « Tout comme Funes peint par Borges, ma mère avait le don de savoir l’heure sans avoir besoin de consulter une montre. Elle vécut durant presque vingt ans dans l’ignorance de cette faculté, jusqu’au jour où quelqu’un, une voisine à ce que je crois, la lui fit remarquer. Dès lors, ma mère ne porta plus jamais de montre à son poignet.

    Quand j’étais enfant, l’exactitude avec laquelle elle pouvait dire l’heure me stupéfiait. Pourtant, ce don la troublait tant qu’elle m’avait interdit de la divulguer au-delà du cercle familial. Je devais avoir quatorze ans quand mes parents et moi fîmes un voyage au Luxembourg. Nous étions tous trois dans un café et j’eus l’idée de lui demander l’heure, ce à quoi elle me donna sans sourciller une heure incorrecte, une heure impossible pour ce moment de la journée. “Tu t’es trompée”, lui dis-je, étonné. C’était la première fois que je la voyais se tromper. Mais mon père signala qu’il n’y avait aucune erreur, que ma mère avait donné l’heure de Buenos Aires, car les dons sont liés, profondément, à l’endroit où on les a reçus. »

     

    Eduardo Berti
    La Vie impossible

     Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu

     Coll. Le Cabinet de lecture, dirigée par Alberto Manguel

     Actes Sud, 2003

  • François Dominique, « À présent — Louis-René des Forêts »

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    « L’écriture silencieuse, et non tapageuse, dont sont tissés certains livres n’a de sens qu’en raison d’un fait dont aucune mémoire n’a le souvenir explicite : on nous a “appris à parler”, ce qui suppose la double épreuve d’entendre et de répondre, dont l’origine s’efface, ou plutôt nous devient inaudible. Mais la recherche de l’origine, dans ces livres-là, devient le ressort secret  de la quête du sens.

     

    Cette simple vérité est si peu connue que l’écriture dans son usage le plus courant, dans ces expressions sociales, dans ses parades frivoles ou prétentieuses, s’emploie à détruire l’enfance dont elle procède pour cimenter des rapports “adultes” de sujétion et de possession déterminés par les rapports d’existence.

     

    Est-ce que la littérature ne serait pas, ne devrait pas être une sorte de contre-écriture pour réapprendre à parler ? Pour combler la perte de l’origine ? Pour combler un manque ?

     

    En écrivant ceci, j’entends cet enfant qui chante, l’enfant qui se dresse dans Une mémoire démentielle*, contre les camarades trop cruels, les maîtres injustement sévères et contre l’accusation de mentir : “C’est sa propre gloire qu’il clame à pleine gorge, comme si ce qu’elle criait au ciel était félicité faite pour durer toujours.” »

     

    François Dominique

     À présent — Louis-René des Forêts 

     Mercure de France, 2013

     

    * Une mémoire démentielle est le quatrième récit de La Chambre des enfants de Louis-René des Forêts.

  • Brigitta Trotzig, « Contexte matériaux »

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    « Il est possible de vivre comme si de rien n’était. Sensibilité et sentiment se figent. Les visages disparus. L’instinct de mort est très fort.

     

    De l’oubli. Du “pays” de l’oubli — une étrange contrée. Là l’autre n’existe plus, le corps a disparu, il n’y a plus d’ombres. Comme si tout devenait moitié, un trouble de la vue. Maintenant on vit dans la douce lumière de la non-mémoire, dans le mirage de l’immuabilité, dans l’enfance, ici il fait tellement silencieux et irrévocable, douceur et fausseté certes mais douceur.

     

    Le corps et le pays de l’instinct de mort. Mais de quelque incompréhensible façon se libère de l’obscurité confuse filandreuse un visage vivant de la mort, l’Angelus Novus qui selon Walter Benjamin est apporté par le vent venu du paradis. “La terreur est la première forme de manifestation du nouveau.” »

     

     Brigitta Trotzig

     Contexte matériaux

     Traduit du suédois par Régis Boyer

     José Corti, 2002