samedi, 24 décembre 2016
Ludwig Hohl, « Notes »
DR
« L’écriture n’est qu’une intensification de la lecture, et la lecture seule donne la vie à l’écriture. Ceux qui opposent ces deux activités n’ont rien compris aux livres. Ils n’ont jamais lu, jamais soupçonné ce que lire signifie.
(“Lire dans un état de réceptivité souffrante” : on peut recevoir de l’argent dans l’indifférence ; mais non point la connaissance, ou quelque bien intérieur de même nature.)
Pourquoi lit-on passivement ? Cette erreur s’explique d’abord par une méprise sur la nature de la création. Nous voulons bien que l’écriture soit créatrice, disent les gens, mais la lecture c’est le contraire, puisqu’on n’y fait rien, puisqu’on se contente de récolter ce qui est déjà là. Ainsi donc, la création serait un coup de baguette magique, un pur surgissement, la métamorphose du rien en quelque chose ?
Tout est déjà là ; mais pour l’obtenir
L’art est nécessaire ; et qui peut y parvenir ?*
Ceux qui écrivent, n’ont-ils pas les mots ? Bien plus, n’ont-ils pas derrière eux des millénaires de grammaire éprouvée ? Mieux encore : toutes les pensées formées par des générations antérieures, et la possibilité de les moduler, eux qui sont environnés de forces et traversés de vie ? Ils n’ont rien d’autre à faire qu’à choisir ! La seule différence entre l’écriture et la lecture, c’est que les choix de cette dernière sont plus limités. »
* Goethe, Faust
Ludwig Hohl
Notes ou de la réconciliation non-prématurée
Traduit de l’allemand par Étienne Barilier
L’Âge d’homme, 1989
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jeudi, 22 décembre 2016
Mireille Gansel, « Une petite fenêtre d’or »
DR
Un abri de ferveur
la légende raconte :
c’était une cabane. Dans les environs d’une petite ville au bord de la rivière Prut. Une cabane que le Baal Chem – Israël Ben Elieser – s’était construite. Au-delà du gué. Il s’y recueillait. Et creusait la terre d’argile. Deux ou trois fois dans la semaine, sa femme venait l’aider à charger l’argile dans la carriole. Elle allait la vendre dans la petite ville –
la légende raconte aussi :
sur le dernier contrefort oriental des Carpathes, il y avait une taverne, basse et bossue sous son toit. Les jours de marché, paysans descendus des montagnes et colporteurs juifs s’arrêtaient autour d’un verre pour fêter quelque bonne vente ou heureux achat. Si d’aventure un voyageur passait, la femme du Baal le faisait asseoir, sortait sur le seuil, mettait ses mains en porte-voix et appelait : “Israël !” À un jet de pierre de la petite taverne, creusée dans la saillie de roche la plus proche, il y avait une grotte. Solitaire. Le Baal Chem s’y recueillait. Mais dès que retentissait l’appel, il accourait et s’empressait de servir l’hôte. Il portait une courte peau de mouton et une large ceinture de cuir, à la façon des paysans. Et prenait aussi leur parler et leurs rudes manières
la légende dit aussi :
il émanait de lui une sollicitude qui saisissait d’un mystérieux respect »
Mireille Gansel
Une petite fenêtre d’or
La Coopérative, 2016
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jeudi, 17 novembre 2016
François Dominique, « Tournoyer avec Roger Laporte »
Roger Laporte & François Dominique
« La lecture de Une vie, biographie est censée nous révéler (non au sens mystique, mais comme la révélation d’un négatif en photographie) qu’une certaine modalité d’ÉCRIRE permet d’accéder, non pas au monde du vivant en général, mais à la forme de vie générée par l’écriture. Pas même le Christ, qui n’a jamais écrit durant sa courte vie qu’une seule phrase sur le sable, n’envisageait la vie, précaire ou éternelle, comme le produit de l’acte d’écrire… et les “Écritures” des apôtres n’ont jamais prétendu être une sorte de “Le Livre s’est fait chair”, Roger Laporte, lui, démiurge ou Don Quichotte, n’envisage que cela : écrire pour accéder à “une” vie suréminente : “J’irai de ce côté, jamais d’un autre”. Alors ? “Folie d’écrire”, comme le disait Blanchot parlant de Hölderlin, de Kafka et de… Laporte (article de Libération, 6 mars 1986) ? Oui, mais patience…
Au lecteur de relancer les dés et la mise, de voyager à ses frais, d’explorer à ses risques et périls. À cet égard, Une vie, biographie s’inscrit comme un jalon sur un parcours dont le terme n’est jamais fixé par avance. Ainsi, Roger Laporte écrivait dans Fugue – Supplément, en 1973 :
Appeler Biographie un ouvrage qui pourtant ne relate rien de ma vie d’homme comme telle, où il est seulement question d’écrire, c’est affirmer qu’une certaine vie n’est ni antérieure, ni extérieure à écrire, qu’on ne saurait donc connaître cette vie-là autrement qu’en écrivant. Biographie n’est donc pas un pur contenu : même ce mot, surtout ce mot, n’a tout son pouvoir qu’en liaison concrète avec ce qu’il implique : la vie économique de l’entreprise littéraire. Je crois que toute consommation passive de l’ouvrage que j’écris est impossible ; j’ose espérer que sa lecture, loin d’assouvir l’appétit, éveille le désir d’écrire et, à la limite, j’aimerais que cet ouvrage soit seulement scriptible, tel donc que seul un scripteur, du moins virtuel, puisse en faire la lecture.
Dix ans plus tard, la même exigence s’affirme, avec la plus grande concision, dans Moriendo : “Poursuivre – Poursuivre : silencieuse injonction à laquelle plus tard d’autres répondront.”
Il ne s’agit évidemment pas de susciter des zélotes ni des épigones : voilà ce qui pourrait arriver de pire à une œuvre de cette envergure. Je veux seulement dire que, nous autres, en qualité de lecteurs, ne sommes pas seulement tenus par l’amitié ; nous devons observer la façon dont le texte agit sur nous, dans une dynamique : vivre-lire-écrire-vivre… »
François Dominique
Tournoyer avec Roger Laporte
Fata Morgana, 2016
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dimanche, 13 novembre 2016
Laura Kasischke, « Mariées rebelles »
DR
« ROSIER
J’ai déterré mon grand-père par accident
en plantant le rosier derrière l’appentis
Ses cheveux enterrés de longue date sont aussi doux et blancs
qu’une toile d’araignée, et l’araignée est argentée
et elle la tisse la tisse
et en se relevant, il me dit : Bon
je n’ai pas beaucoup de temps pour t’expliquer, ma chérie
alors il faudra que tu organises tout
toute seule Assure-toi de trouver une place
pour chacun de nous
Mon grand-père me parle gentiment depuis la mort
et les mots sont si étincelants qu’ils volent
autour de sa tête comme une pluie
d’oiseaux éblouissants et je suis soulagée de voir
que cette modeste tombe
ait pu comprimer toute cette douleur en lumière d’étoiles
dans mon propre jardin où un beau jour mes enfants
pourront entailler le chagrin
à coups de burins et de piques
et le faire briller et le brandir à la lumière
du soleil pour voir clairement la douleur dans la mort
comme je n’ai jamais pu la voir dans la vie Les enfants
voici l’endroit
où votre arrière-grand-père
s’est changé en cendres de verre C’était un homme
qui pleurait des larmes étincelantes
qui sa vie durant a bu
et pour qui le tourment se sirotait pur
C’était un homme gentil qui détestait les enfants
mais aimait les victimes et savait
quelles chairs palper parmi les plus tendres
et les abîmés de la vie le connaissaient à des kilomètres à la ronde
et l’appelaient par son nom
Mais voyez sa souffrance s’est changée
en une poussière d’étincelles si fine qu’elle choque le regard
La mort doit finalement lui convenir
La mort doit énormément lui plaire
Il dit : Bon
Assure-toi de prévoir largement pour les uns et les autres
et n’aie pas peur nous serons rentrés lundi
et personne ne saura jamais que nous sommes partis
Je délire de joie comme un enfant fiévreux
et me rend compte qu’il est la source
de toute musique de toute la musique
que ma vie a créée de lui émane un chœur aveuglant
et je pleure enfin à genoux
dans la terre les bras chargés d’épines je
suis prêt à le suivre n’importe où prête
à emmener tout le monde avec moi
Mais quand vient le jour (car il vient)
je ne suis plus si sûre je
ne suis plus si sûre d’être
prête à partir »
Laura Kasischke
Mariées rebelles
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy
Préface de Marie Desplechin
Page à Page, 2016
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mardi, 08 novembre 2016
Fleur Jaeggy, « Proleterka »
DR
« Plusieurs années ont passé et j’ai, ce matin, un désir soudain : je voudrais les cendres de mon père.
Après la crémation, on m’a envoyé un petit objet qui avait résisté au feu. Un clou. On me le rendit intact. Je me demandais alors si on l’avait vraiment laissé dans la poche du costume. Il doit brûler avec Johannes, avais-je dit aux employés du crématorium. On ne devait pas l’ôter de sa poche. Dans ses mains, il eut été trop visible. Aujourd’hui, je voudrais les cendres. Ce doit être une urne comme tant d’autres. Le nom gravé sur une petite plaque. Un peu comme les plaques des soldats. Comment se fait-il qu’il ne me vint pas à l’esprit alors de demander les cendres ?
À cette époque, je ne pensais pas aux morts. Ils viennent vers nous tardivement. Ils se rappellent à nous quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse. Quand Johannes est mort, je n’ai pas pensé qu’il était vraiment mort. J’ai pris part aux obsèques. Rien d’autre. Après la cérémonie funèbre, je suis partie tout de suite. C’était une journée bleue, tout était fini. Mademoiselle Gerda s’est occupé de tous les détails. Je lui sais gré de cela. Elle a pris rendez-vous pour moi chez le coiffeur. Elle m’a trouvé un tailleur noir. Modeste. Elle a suivi scrupuleusement les volontés de Johannes.
Mon père, je l’ai vu pour la dernière fois dans un lieu où il faisait froid. Je l’ai salué. À côté de moi, il y avait mademoiselle Gerda. Je dépendais d’elle, en tout. Je ne savais pas ce que l’on fait quand une personne meurt. Elle connaissait avec précision toutes les formalités. Elle est efficace, silencieuse, timidement triste. Comme une hache, elle avance dans les méandres du deuil. Elle sait choisir, elle ne doute pas. Elle a été si diligente. Je n’ai même pas pu être un peu triste. C’est elle qui avait pris toute la tristesse. Je la lui aurais donnée de toute façon, la tristesse. À moi, il ne me restait rien.
Je lui ai dit que je voulais me trouver un moment seule. Quelques minutes. La salle était glaciale. Pendant ces quelques minutes, j’ai glissé le clou dans la poche du costume gris de Johannes. Je ne voulais pas le regarder. Son visage est dans mon esprit, dans mes yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder. Au lieu de le regarder, je faisais le contraire. Ou plutôt, je le regardais bien, pour voir, et savoir, s’il y avait les marques de la souffrance. Et je fis une erreur. Comme je le regardais très attentivement, son visage m’a échappé. J’ai oublié sa physionomie, son vrai visage, celui de toujours.
Mademoiselle Gerda est revenue me chercher. Je tente d’embrasser Johannes sur le front. Mademoiselle a un mouvement de dégoût. Elle m’en empêche. Ce fut un désir si soudain, ce matin, de couloir les cendres de Johannes. À présent, il s’est évanoui. »
Fleur Jaeggy
Proleterka
Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro
Gallimard, 2001
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vendredi, 04 novembre 2016
Jacques-Henri Michot, « Comme un fracas »
« lundi 21 juillet 2008 – 21h
[…] un jour qui se situe sans doute à la fin de 1920 ou au début de 1921 franz kafka fait avec gustav janouch une promenade dans prague et au coin d’une rue deux femmes s’entretiennent avec feu d’un homme brutal l’une finit par dire à l’autre Quel ravachol ! kafka demande à janouch s’il connaît le mot le jeune homme lui répond Ravachol est une expression du dialecte pragois. Cela signifie à peu près : brute, bagarreur, rustre kafka indique alors à son interlocuteur que ravachol est en réalité un nom propre mais lui-même kafka a été traité dans son enfance à plusieurs reprise de ravachol par la cuisinière quand il revenait tout sale et tout déchiré de quelque rixe il ignore alors la signification de ce mot s’en enquiert auprès de son père qui lui déclare C’est un criminel, un meurtrier l’enfant en est à ce point bouleversé que le lendemain il tombe malade angine avec fièvre et le voilà marqué par ravachol le nom de ravachol resta en moi comme un aiguillon, ou plutôt comme une épingle brisée qui se promène à travers le corps et plus tard indique kafka à gustave jarnouch il a étudié la vie et les idées de ravachol comme il a étudié la vie et les idées de divers autres anarchistes tels que godwin proudhon stirner bakounine kropotkine tucker tolstoï
il est fort improbable que kafka ait eu connaissance du discours rédigé par ravachol ce discours que ravachol se proposait de lire lors de son dernier procès lequel procès s’est terminé par sa condamnation à mort en raison de trois assassinats dont deux pour lesquels sa participation reste des plus douteuse et ce discours commençait par Si je prends la parole, ce n’est pas pour me défendre des actes dont on m’accuse, car seule la société, qui par son organisation met les hommes en lutte continuelle les uns contre les autres, est responsable. En effet, ne voit-on pas aujourd’hui dans toutes les classes et dans toutes les fonctions des personnes qui désirent, je ne dirai pas la mort, parce que cela sonne mal à l’oreille, mais le malheur de leurs semblables, si cela peut leur procurer des avantages. Exemple : un patron ne fait-il pas des vœux pour voir un concurrent disparaître : tous les commerçants en général ne voudraient-ils pas, et cela réciproquement, être seuls à jouir des avantages que peut rapporter ce genre d’occupations ? […] Eh bien, dans une société où de pareils faits de produisent on n’a pas à être surpris des actes dans le genre de ceux qu’on me reproche mais je ne sais ce qui de ce discours aura été entendu car au bout de quelques phrases les juges ont intimé à ravachol l’ordre de se taire et à l’énoncé du verdict de mort il s’est contenté de clamer Vive l’Anarchie ! on raconte que le 11 juillet 1892 âgé de trente-deux ans il monta sur l’échafaud en chantant et que le couperet interrompit ses dernières paroles Vive la Ré ainsi estiment certains on ignorera toujours s’il voulait dire la République ou la Révolution à moins que la Révolution sociale seules la deuxième ou la troisième hypothèses me semblent admissibles
mais lecteur lectrice je m’aperçois tout soudain que j’ai abandonné kafka en cours de route que j’ai dérivé sur ravachol à partir de kafka il me faut revenir à kafka qui apprend à gustav janouch qu’il a dans sa jeunesse fréquenté différents groupes anarchistes assisté à des réunions anarchistes bref fin de la promenade en ce jour de 1920 ou de 1921 kafka arrive devant la maison où il habite déclare qu’il est toujours un ravachol mais je me suis fixé l’objectif d’être dans cette chronique aussi précis que possible ainsi les paroles de kafka telles que rapportées par janouch sont au vrai celles-ci Tous les juifs sont, comme moi, des ravachols, des exclus je ne sais pas si tous les juifs sont des ravachols mais il m’importe que kafka lui-même se soit vu en ravachol »
Jacques-Henri Michot
Comme un fracas – une chronique
Al Dante, 2009
16:29 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques-henri michot, comme un fracas, kafka, ravachol, al dante, janouch
samedi, 29 octobre 2016
Frédéric Boyer, « Yeux Noirs »
« L’unique chair de notre mémoire, ce sont les mots. Oui, ce qui revient de ce qui n’est plus (ou que nous pressentons de cette façon) n’est jamais rien d’autre que ce que nous appelions de nos vœux et que nous racontons une fois le crépuscule avancé. Une idée que nous n’avions pas, pensions-nous, et cette pensée précise du manque de l’idée de la chose que nous vivions faisant advenir l’événement de cette chose. C’est ce que tracent plus tard nos phrases maladroites. Les invisibles chemins qui nous conduisent d’une chose à une idée. Sachant que l’illusion nécessaire de posséder la chose peut nous mener au deuil de son idée. Celle de l’amour ou de l’éternité – idées qui n’existent que de leur absence ou de leur impossibilité. Les seules idées qui apparaissent au détour des phrases et des mots qui les nomment. Toutes les phrases que nous faisons plus tard. NOUS COMME DES SPRINTERS APRÈS LA VICTOIRE, qui courons derrière des idées perdues. La nostalgie porte ainsi sur ce qui aurait pu être, et non sur ce qui a été. Les mots qui nous servent à dire une action célèbrent d’une certaine façon le deuil de cette action devenue phrases, et histoire racontable. Si je peux être en quelque sorte maître de mon passé, c’est en relatant ce qui est arrivé. Même si ce récit ne résout rien de ce qui est arrivé. Je sais aujourd’hui SEIGNEUR. Ces yeux noirs ne me disaient qu’une chose, ne formulaient qu’un vœu : Je te souhaite d’aimer et d’être aimé. De TOUT aimer. Il faudrait se sentir le cœur de celui qui, sa tâche terminée, peut se reposer. Et dire enfin je veux vivre. »
Frédéric Boyer
Yeux noirs
P.O.L, 2016
15:38 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : frédéric boyer, yeux noir, p.o.l
mardi, 25 octobre 2016
Liu Dakui, « Offert à Xu Kunshan »
Gallica, tableau des peuples tributaires de la grande dynastie impériale de Chine pour l'empereur Qian long (1711-1799)
« Cela fait plus de dix ans,
Hélas, que je suis arrivé à Chang’an.
Parmi la foule immense, regardant de tous côtés,
Je ne connaissais personne.
Un jour, je montais sur un âne boiteux,
Ignorant encore qui j’allais rencontrer.
Je frappai à la porte de chez vous,
Et nous parlâmes de tout au point d’émouvoir les esprits.
Le vieux cheval a les os de travers,
Mais son cœur valeureux lui fait parcourir dix mille lis.
Le vent du nord souffle depuis la lointaine Mongolie,
Sans que l’on puisse l’empêcher de gémir.
Les gens de Chang’an sont riches et nobles,
Pourtant ils savent goûter la saveur d’une vulgaire bouillie.
Vous appréciez la franchise et l’audace,
Prêt à souffrir la faim pour vivre de littérature et d’histoire.
Au matin, je fredonne des vers jusqu’au soir sans repos,
À la nuit, je psalmodie jusqu’à l’aube sans une pause.
Mes difficultés s’allient à mes peines infinies,
Le noir de ma vie s’élève jusqu’au ciel.
Mon existence est semée de cent chagrins,
Je ne pourrai pleurer qu’arrivé à son terme.
Mais ce que je confie à mon cœur,
Je peux continuer à le partager grâce à vos bienfaits.
Au milieu de la nuit, une humble lune se lève,
L’ombre des hauts sophoras se répand sur le guéridon devant ma fenêtre.
Ma chevelure blanche est clairsemée,
Je chante pour vous une pastorale. »
Liu Dakui – 1698 - 1779
Traduit du chinois par Sandrine Marchand
Dynastie des Qing in Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade/Gallimard, 2015
15:20 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : liu dakiu, sandrine marchang, la pléiade
mardi, 18 octobre 2016
Emmanuel Hocquard, « Ce qui n’advint pas »
DR
« LA DESTRUCTION D’UNE VILLE
j’ai construit
une ville de sable
de marbre
d’eau
à l’embouchure du fleuve
Élégie 7
Chacun des souvenirs que j’ai de Tanger, aussi éloigné dans le temps soit-il, est lié à un endroit très précis de la ville ou de ses environs.
Si, aujourd’hui, me revient un souvenir marquant, je le localise immédiatement. Le muret blanc qui sépare la cour de récréation du terrain de gymnastique du lycée Regnault, les feuilles gris vert de la rangée d’iris au fond de la cour, le balcon de l’immeuble de la rue Quevedo, en face, où la fille sans prénom apparaissait et s’attardait un moment avant de rentrer chez elle.
La fille n’est pas dans le paysage existant. C’est à partir de la fille que s’organise instantanément ce morceau de paysage.
Mon Tanger n’est pas celui des plans de Tanger. Il est fait de bouts discontinus d’espaces et de temps, d’émotions, de sensations, de segments de parcours isolés les uns des autres, raccordés les uns aux autres ou troués de vide où il ne s’est jamais rien produit dont je me souvienne.
Il y avait, au début de la route de Tétouan, une rivière où je me baignais parfois. K N se baigna un jour dans cette rivière, en amont de l’endroit où je me tenais face au courant.
Cette rivière, je ne saurais dire, en vérité, si elle a jamais existé. Je pense que oui, sans en être sûr, mais elle n’existe plus aujourd’hui. Une rivière peut-elle disparaître en quelques années ? Ce que je sais c’est qu’elle ne figure pas sur mon plan de Tanger.
Deleuze a établi la différence entre un calque et une carte. Ce qu’il appelle calque est en fait ce qu’on appelle habituellement carte. Pour lui, la carte est tout autre.
“Faire la carte, et pas le calque. Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérience en prise avec le réel. La carte ne reproduit pas, elle construit. La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications, […] On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une méditation.”
L’ensemble de mes livres dessine ma carte de Tanger. »
Emmanuel Hocquard
Ce qui n’advint pas
Une grammaire de Tanger V – post-scriptum
Coll. ‘‘‘Le Refuge en Méditerranée’’’,
Centre international de poésie Marseille, 2016
18:48 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : emmanuel hocquard, ce qui n'advint pas, cipm
mercredi, 12 octobre 2016
Pascal Quignard, « Les larmes »
photo du bandeau © Henry Pellequer
« Frère Lucius et l’image
(extrait)
Il est doux d’accrocher sur le mur de sa chambre l’image de celui qu’on aime.
Un jour qu’il était seul, dans le soir, alors qu’il attendait le retour de celui qu’il aimait, Frater Lucius prit un morceau de braise éteinte dans sa bassinoire et exécuta le portrait de son chat sur la muraille de sa cellule.
Il l’aimait tant que l’image était parfaite : c’était le petit chaton, assis sur les pattes arrière, sur le mur, qui le regardait avec ses beaux yeux noirs.
Avoir le portrait de son ami dans sa chambre – quand le chat aux beaux jours chassait dans la nuit devenue chaude, quand les chants des oiseaux résonnaient de toutes parts et l’attiraient, quand ils excitaient en lui le désir erratique et véloce de la chasse plus encore que la jouissance de dévorer, quand il quittait ses bras, sautait sur le carrelage, bondissait sur le bord de la fenêtre, s’envolait dans la pénombre – apaisait non pas son amour mais son attente. »
Pascal Quignard
Les larmes
Grasset, 2016
19:17 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pascal quignard, leslarmes, grasset
dimanche, 25 septembre 2016
Bernard Chambaz, « Entre-Temps »
« Tout est dit Je recopie me contente de recopier (un ciel)
Et tout est à redire
Le premier d’entre nous aurait-il écrit
Des mots d’amour
Devrions-nous bouder je t’aime mon lou bijou
Lumière usée mais neuve malgré la finitude l’
Indivisible nuage boudoir
Et je voudrais ce midi d’après Pâques nous embrasser encore
Sous ce baquet inestimable d’étoiles pourpres
_____________________________________________
Nous partions du jardin y revenions
La neige avait fondu
Entre les signes à tout jamais penchés du mot citronnier
Le chemin presque couché car l’endroit ventait drôlement
Oui j’aimerais tant saisir pourquoi
Poésie donne
Toujours sur une forme de futur antérieur
Le refus d’une débâcle
Indéfinie »
Bernard Chambaz
« Le monde indéfini du futur antérieur »
in Entre-Temps
Coll. Poésie, Flammarion, 1997
19:17 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : entre-temps, poésie flammarion, bernard chambaz
vendredi, 09 septembre 2016
Pascal Quignard, « Vie secrète »
photogramme de
À mi-mots, Pascal Quignard, film de Jacques Malaterre
M à Sens
Parfois il me semble que je m’approche d’elle. Je n’entends pas par là que je l’étreins. Je l’approche, c’est tout. Je deviens proche. Je m’assieds près d’elle sur le divan devant la porte-fenêtre qui donne sur le jardin de la maison de l’Yonne. Je lui prends la main, sa main si musclée, aux doigts si doux et ronds parce que les ongles et les envies en sont entièrement rongés. Mais ce n’est pas cette scène que je veux décrire exactement en utilisant le verbe s’approcher. “Je m’approche d’elle” veut dire : nous sommes l’un à côté de l’autre. Nous voyons la même chose. Nous sentons la même chose. Nous éprouvons la même chose. Nous pensons la même chose. Mon visage se confond à son visage. Nous nous taisons tous les deux mais ce n’est nullement le silence que nous partageons : c’est la même chose. »
Pascal Quignard
Vie secrète
Gallimard, 1997
16:20 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pascal quignard, vie secrète, m à sens, gallimard