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Édition - Page 42

  • Claude Simon, « Le Jardin des Plantes »

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    DR

     

    «Plus tard on le transporta à la campagne. Il neigea. Il pouvait voir au loin les montagnes aux glaces étincelantes. Vers la fin de l’hiver il plut beaucoup. Il écoutait le bruit de la pluie dans le verger. Il pouvait maintenant se lever, aller s’asseoir dans un fauteuil près de la fenêtre, d’abord une heure, puis deux. Le long des branches nues, noires, et luisantes, les chapelets de gouttes semblables à des diamants glissaient lentement. Elles se poursuivaient, s’amassaient, se détachaient, creusaient en tombant de petits cratères dans le sol, mettant à nu des graviers aux couleurs avivées. Il y avait un grand pommier dans le jardin et, au printemps, il le regarda se couvrir de fleurs. La nuit, il pouvait entendre dans le fond de la vallée les trains approcher, ralentir, s’immobiliser dans un long crissement de freins. Dans le silence où la locomotive lâchait régulièrement des jets de vapeur parvenait jusqu’à lui la voix de l’employé qui criait le nom de la station, marchait le long des wagons en claquant parfois une portière. Le train sifflait, repartait. Peu après on entendait gronder sous son passage le pont de fer. Puis le bruit décroissait, s’éloignait, cessait. Bien avant l’aube, les jours de marché, lui parvenait comme une rumeur les moteurs des camions qui amenaient au foirail les veaux et les bœufs, les menus bruits des marchands qui montaient leurs étals. Les paysans vendaient des volailles, des œufs et des foies d’oie que des femmes vêtues de noir présentaient sur des serviettes immaculées où étaient imprimées en creux les plis du repassage, comme ces pièces anatomiques en cire colorée (rouge, bleu, vert, jaune), rate, pancréas, poumons, que l’on peut voir dans les vitrines des boutiques spécialisées aux alentours des facultés de médecine. Vers la fin avril, la nuit, les rossignols commencèrent à chanter. Ils se répondaient de loin en loin en échos dans le silence de la vallée. Les nuits étaient pleines d’odeurs fraîches. Dans les ténèbres le pommier en fleurs semblait luire faiblement, comme phosphorescent. »

     

    Claude Simon

    Le Jardin des Plantes

    Minuit, 1997, rééd. La Pléiade/Gallimard, 2006

  • Tarjei Vesaas, « L’incendie »

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    « Puis, ce fut la rosée du soir qui tomba.

    Celui qui avait été brûlé par Dieu sait quel incendie et cherchait un refuge vers un cours d’eau rafraîchissant, se trouvait, avant même d’être parvenu jusque-là, pris dans cette rosée qui tombait. Atteint à chaque endroit dégagé. Avant chacun des pas qu’il faisait dans l’herbe penchée.

    Personne ne voit quand ça commence. Maintenant, c’était partout. L’herbe sauvage des clairières s’ouvre à la tombée de la rosée qui arrive comme pour rafraîchir de petites soifs. Le ciel ouvert et limpide, le sol caché tout en bas se rencontrent aux clairières de la forêt et dans les terrains… cela fait une rosée gris perle dans l’herbe sombre. L’obscurité est trop dense pour qu’on le voie, mais on le sait. On reste immobile et on le sent. On a de la rosée sur les épaules, sur les cheveux.

    Sorti tout droit de l’incendie pour pénétrer dans cela.

    Qu’est-ce qui est vrai ?

    Ou presque vrai ?

    Jon enfonce ses mains ouvertes dans le feuillage des buissons qu’il sentait près de lui. Ruisselants de rosée, elle était tombée comme il faut cette nuit-là. »

     

    Tarjei Vesaas

    L’incendie

    Traduit du nynorsk (néo-norvégien) par Régis Boyen

    Postface d’Olivier Gallon

    La Barque/L’œil d’or, 2012 (1ère éd. Flammarion, 1979)

    http://labarque.fr/livres.html

  • Tang Yin, « Chanson de l’ermitage des Fleurs de pêcher »

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    Tang Yin

     

    « Au val des Fleurs de pêcher, il est un ermitage,

    Dans l’ermitage des Fleurs de pêcher vit un immortel.

    L’immortel des Fleurs de pêcher cultive des pêchers,

    Il cueille leurs fleurs qu’il vend pour acheter du vin.

    Quand il est sobre, il reste assis devant les fleurs.

    Quand il est ivre, il va dormir au pied des fleurs.

    À moitié ivre, à moitié sobre, jour après jour,

    Fleurs tombées, fleurs écloses, année après année.

    Son seul désir, vieillir et mourir entre fleurs et vin.

    Son déplaisir, se courber devant chars et chevaux.

    Poussière des chars et des chevaux, plaisir des riches,

    Une coupe de vin, une branche en fleur, lot du pauvre.

    Comparez le sort des grands et des humbles,

    Les uns à ras de terre, les autres au ciel.

    Comparez le pauvre aux chevaux d’attelage,

    Ils courent sans répit, je vis tout à mon gré.

    Les autres rient de moi et me traitent de fou.

    Je ris des autres qui n’y entendent goutte.

    Qu’ils pensent aux cinq tombes impériales,

    Terre à présent labourée, sans fleurs ni vin. »

     

     Tang Yin (1470-1523)

    La dynastie des Ming in Anthologie de la poésie chinoise

    Traduit par Martine Vallette-Hémery

    La Pléiade/Gallimard, 2015

     

    Peintre et poète, Tang Yin,

    l’Ermite des Six Métaphores,

    accusé de fraude au doctorat, resta dans son ermitage des Fleurs de pêchers, où il vécut de ses peintures et de ses poèmes.

     

  • Lorine Niedecker, « Louange du lieu »

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    DR

     

    « J’ai marché

    le jour de l’an

     

    près des arbres

    que mon père disparu avait plantés

     

    régulièrement le long

    de la route

     

    Chacun

                parlait »

     

    Lorine Niedecker

    Louange du lieu et autres poèmes

    Traduit de l’anglais (États Unis) par

    Abigail Lang, Maïtreyi & Nicolas Pesquès

    Corti, coll. Série américaine, 2012

     

    Avec tous mes vœux pour l’an 2017. Que le pire nous soit évité & que le meilleur nous soit joie.

     

  • Pétrarque, « Canzoniere »

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    Pétrarque par Giorgio Vasari, Palais Fesch, Ajaccio

     

    « Il se compare au papillon

     

    Comme parfois, au temps des chaleurs, on voit l’ignorant papillon charmé par la lumière voler pour son plaisir dans les yeux d’autrui, d’où il arrive qu’il meurt et qu’un autre est affligé ;

    Ainsi sans cesse je cours vers mon fatal soleil qui brille en ces yeux d’où me vient une si grande douceur ; car Amour ne respecte pas le frein de la raison, et celui qui voit est vaincu par celui qui veut.
    Et je vois bien à quel point ceux-ci me trouvent fâcheux, et je sais que j’en mourrai certainement, puisque ma vertu est impuissante contre ce tourment :

    Mais Amour m’éblouit si délicieusement, que je pleure l’ennui d’autrui, et non mon propre malheur ; et mon âme aveugle consent à son trépas. »

     

    Pétrarque

    Canzoniere

    Traduit du latin par Ferdinand L. de Gramont

    Préface et notes de Jean-Michel Gardair

    Poésie/Gallimard, 1983

  • Ludwig Hohl, « Notes »

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    DR

     

    « L’écriture n’est qu’une intensication de la lecture, et la lecture seule donne la vie à l’écriture. Ceux qui opposent ces deux activités n’ont rien compris aux livres. Ils n’ont jamais lu, jamais soupçonné ce que lire signie.

    (“Lire dans un état de réceptivité souffrante” : on peut recevoir de l’argent dans l’indifférence ; mais non point la connaissance, ou quelque bien intérieur de même nature.)
    Pourquoi lit-on passivement ? Cette erreur s’explique d’abord par une méprise sur la nature de la création. Nous voulons bien que l’écriture soit créatrice, disent les gens, mais la lecture c’est le contraire, puisqu’on n’y fait rien, puisqu’on se contente de récolter ce qui est déjà là. Ainsi donc, la création serait un coup de baguette magique, un pur surgissement, la métamorphose du rien en quelque chose ?

     

    Tout est déjà là ; mais pour l’obtenir

    L’art est nécessaire ; et qui peut y parvenir ?*

     

    Ceux qui écrivent, n’ont-ils pas les mots ? Bien plus, n’ont-ils pas derrière eux des millénaires de grammaire éprouvée ? Mieux encore : toutes les pensées formées par des générations antérieures, et la possibilité de les moduler, eux qui sont environnés de forces et traversés de vie ? Ils n’ont rien d’autre à faire qu’à choisir ! La seule différence entre l’écriture et la lecture, c’est que les choix de cette dernière sont plus limités. »

     

    * Goethe, Faust

     

    Ludwig Hohl

    Notes ou de la réconciliation non-prématurée

    Traduit de l’allemand par Étienne Barilier

    L’Âge d’homme, 1989

  • Mireille Gansel, « Une petite fenêtre d’or »

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    Un abri de ferveur

     

    la légende raconte :

    c’était une cabane. Dans les environs d’une petite ville au bord de la rivière Prut. Une cabane que le Baal Chem – Israël Ben Elieser – s’était construite. Au-delà du gué. Il s’y recueillait. Et creusait la terre d’argile. Deux ou trois fois dans la semaine, sa femme venait l’aider à charger l’argile dans la carriole. Elle allait la vendre dans la petite ville –

     

    la légende raconte aussi :

    sur le dernier contrefort oriental des Carpathes, il y avait une taverne, basse et bossue sous son toit. Les jours de marché, paysans descendus des montagnes et colporteurs juifs s’arrêtaient autour d’un verre pour fêter quelque bonne vente ou heureux achat. Si d’aventure un voyageur passait, la femme du Baal le faisait asseoir, sortait sur le seuil, mettait ses mains en porte-voix et appelait : “Israël !” À un jet de pierre de la petite taverne, creusée dans la saillie de roche la plus proche, il y avait une grotte. Solitaire. Le Baal Chem s’y recueillait. Mais dès que retentissait l’appel, il accourait et s’empressait de servir l’hôte. Il portait une courte peau de mouton et une large ceinture de cuir, à la façon des paysans. Et prenait aussi leur parler et leurs rudes manières

     

    la légende dit aussi :

    il émanait de lui une sollicitude qui saisissait d’un mystérieux respect »

     

    Mireille Gansel

    Une petite fenêtre d’or

    La Coopérative, 2016

    http://www.editionsdelacooperative.com/

  • François Dominique, « Tournoyer avec Roger Laporte »

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    Roger Laporte & François Dominique

     

    « La lecture de Une vie, biographie est censée nous révéler (non au sens mystique, mais comme la révélation d’un négatif en photographie) qu’une certaine modalité d’ÉCRIRE permet d’accéder, non pas au monde du vivant en général, mais à la forme de vie générée par l’écriture. Pas même le Christ, qui n’a jamais écrit durant sa courte vie qu’une seule phrase sur le sable, n’envisageait la vie, précaire ou éternelle, comme le produit de l’acte d’écrire… et les “Écritures” des apôtres n’ont jamais prétendu être une sorte de “Le Livre s’est fait chair”, Roger Laporte, lui, démiurge ou Don Quichotte, n’envisage que cela : écrire pour accéder à “une” vie suréminente : “J’irai de ce côté, jamais d’un autre”. Alors ? “Folie d’écrire”, comme le disait Blanchot parlant de Hölderlin, de Kafka et de… Laporte (article de Libération, 6 mars 1986) ? Oui, mais patience…

    Au lecteur de relancer les dés et la mise, de voyager à ses frais, d’explorer à ses risques et périls. À cet égard, Une vie, biographie s’inscrit comme un jalon sur un parcours dont le terme n’est jamais fixé par avance. Ainsi, Roger Laporte écrivait dans Fugue – Supplément, en 1973 :

    Appeler Biographie un ouvrage qui pourtant ne relate rien de ma vie d’homme comme telle, où il est seulement question d’écrire, c’est affirmer qu’une certaine vie n’est ni antérieure, ni extérieure à écrire, qu’on ne saurait donc connaître cette vie-là autrement qu’en écrivant. Biographie n’est donc pas un pur contenu : même ce mot, surtout ce mot, n’a tout son pouvoir qu’en liaison concrète avec ce qu’il implique : la vie économique de l’entreprise littéraire. Je crois que toute consommation passive de l’ouvrage que j’écris est impossible ; j’ose espérer que sa lecture, loin d’assouvir l’appétit, éveille le désir d’écrire et, à la limite, j’aimerais que cet ouvrage soit seulement scriptible, tel donc que seul un scripteur, du moins virtuel, puisse en faire la lecture.

    Dix ans plus tard, la même exigence s’affirme, avec la plus grande concision, dans Moriendo : “Poursuivre – Poursuivre : silencieuse injonction à laquelle plus tard d’autres répondront.”

    Il ne s’agit évidemment pas de susciter des zélotes ni des épigones : voilà ce qui pourrait arriver de pire à une œuvre de cette envergure. Je veux seulement dire que, nous autres, en qualité de lecteurs, ne sommes pas seulement tenus par l’amitié ; nous devons observer la façon dont le texte agit sur nous, dans une dynamique : vivre-lire-écrire-vivre… »

     

    François Dominique
    Tournoyer avec Roger Laporte
    Fata Morgana, 2016

  • Laura Kasischke, « Mariées rebelles »

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    « ROSIER

     

    J’ai déterré mon grand-père   par accident

    en plantant le rosier derrière l’appentis

     

    Ses cheveux enterrés de longue date sont aussi doux et blancs

    qu’une toile d’araignée, et l’araignée est argentée

    et elle la tisse   la tisse

    et en se relevant, il me dit :     Bon

    je n’ai pas beaucoup de temps pour t’expliquer, ma chérie

    alors il faudra que tu organises tout

    toute seule   Assure-toi de trouver une place

    pour chacun de nous

     

    Mon grand-père me parle gentiment depuis la mort

    et les mots sont si étincelants qu’ils volent

    autour de sa tête comme une pluie

    d’oiseaux éblouissants   et je suis soulagée de voir

    que cette modeste tombe

    ait pu comprimer toute cette douleur en lumière d’étoiles

    dans mon propre jardin   où un beau jour mes enfants

    pourront entailler le chagrin

    à coups de burins et de piques

    et le faire briller et le brandir à la lumière

    du soleil   pour voir clairement la douleur dans la mort

    comme je n’ai jamais pu la voir dans la vie   Les enfants

    voici l’endroit

    où votre arrière-grand-père

    s’est changé en cendres de verre   C’était un homme

    qui pleurait des larmes étincelantes

    qui sa vie durant a bu

    et pour qui le tourment se sirotait pur

     

    C’était un homme gentil qui détestait les enfants

    mais aimait les victimes et savait

    quelles chairs palper parmi les plus tendres

    et les abîmés de la vie le connaissaient à des kilomètres à la ronde

    et l’appelaient par son nom

     

    Mais voyez   sa souffrance s’est changée

    en une poussière d’étincelles si fine qu’elle choque le regard

    La mort doit finalement lui convenir

    La mort doit énormément lui plaire

     

    Il dit :   Bon

    Assure-toi de prévoir largement pour les uns et les autres

    et n’aie pas peur   nous serons rentrés lundi

    et personne ne saura jamais que nous sommes partis

     

    Je délire de joie comme un enfant fiévreux

    et me rend compte qu’il est la source

    de toute musique   de toute la musique

    que ma vie a créée   de lui émane un chœur aveuglant

    et je pleure enfin   à genoux 

    dans la terre   les bras chargés d’épines   je

    suis prêt à le suivre   n’importe où   prête

    à emmener tout le monde avec moi

     

    Mais quand vient le jour   (car il vient)

    je ne suis plus si sûre   je

    ne suis plus si sûre d’être

    prête à partir »

     

    Laura Kasischke

    Mariées rebelles

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy

    Préface de Marie Desplechin

    Page à Page, 2016

     

  • Fleur Jaeggy, « Proleterka »

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    « Plusieurs années ont passé et j’ai, ce matin, un désir soudain : je voudrais les cendres de mon père.

    Après la crémation, on m’a envoyé un petit objet qui avait résisté au feu. Un clou. On me le rendit intact. Je me demandais alors si on l’avait vraiment laissé dans la poche du costume. Il doit brûler avec Johannes, avais-je dit aux employés du crématorium. On ne devait pas l’ôter de sa poche. Dans ses mains, il eut été trop visible. Aujourd’hui, je voudrais les cendres. Ce doit être une urne comme tant d’autres. Le nom gravé sur une petite plaque. Un peu comme les plaques des soldats. Comment se fait-il qu’il ne me vint pas à l’esprit alors de demander les cendres ?

    À cette époque, je ne pensais pas aux morts. Ils viennent vers nous tardivement. Ils se rappellent à nous quand ils sentent que nous devenons des proies et qu’il est temps d’aller à la chasse. Quand Johannes est mort, je n’ai pas pensé qu’il était vraiment mort. J’ai pris part aux obsèques. Rien d’autre. Après la cérémonie funèbre, je suis partie tout de suite. C’était une journée bleue, tout était fini. Mademoiselle Gerda s’est occupé de tous les détails. Je lui sais gré de cela. Elle a pris rendez-vous pour moi chez le coiffeur. Elle m’a trouvé un tailleur noir. Modeste. Elle a suivi scrupuleusement les volontés de Johannes.

    Mon père, je l’ai vu pour la dernière fois dans un lieu où il faisait froid. Je l’ai salué. À côté de moi, il y avait mademoiselle Gerda. Je dépendais d’elle, en tout. Je ne savais pas ce que l’on fait quand une personne meurt. Elle connaissait avec précision toutes les formalités. Elle est efficace, silencieuse, timidement triste. Comme une hache, elle avance dans les méandres du deuil. Elle sait choisir, elle ne doute pas. Elle a été si diligente. Je n’ai même pas pu être un peu triste. C’est elle qui avait pris toute la tristesse. Je la lui aurais donnée de toute façon, la tristesse. À moi, il ne me restait rien.

    Je lui ai dit que je voulais me trouver un moment seule. Quelques minutes. La salle était glaciale. Pendant ces quelques minutes, j’ai glissé le clou dans la poche du costume gris de Johannes. Je ne voulais pas le regarder. Son visage est dans mon esprit, dans mes yeux. Je n’ai pas besoin de le regarder. Au lieu de le regarder, je faisais le contraire. Ou plutôt, je le regardais bien, pour voir, et savoir, s’il y avait les marques de la souffrance. Et je fis une erreur. Comme je le regardais très attentivement, son visage m’a échappé. J’ai oublié sa physionomie, son vrai visage, celui de toujours.

    Mademoiselle Gerda est revenue me chercher. Je tente d’embrasser Johannes sur le front. Mademoiselle a un mouvement de dégoût. Elle m’en empêche. Ce fut un désir si soudain, ce matin, de couloir les cendres de Johannes. À présent, il s’est évanoui. »

     

    Fleur Jaeggy

    Proleterka

    Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro

    Gallimard, 2001

  • Jacques-Henri Michot, « Comme un fracas »

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    « lundi 21 juillet 2008 – 21h

     

    […] un jour qui se situe sans doute à la fin de 1920 ou au début de 1921 franz kafka fait avec gustav janouch une promenade dans prague et au coin d’une rue deux femmes s’entretiennent avec feu d’un homme brutal l’une finit par dire à l’autre Quel ravachol ! kafka demande à janouch s’il connaît le mot le jeune homme lui répond Ravachol est une expression du dialecte pragois. Cela signifie à peu près : brute, bagarreur, rustre kafka indique alors à son interlocuteur que ravachol est en réalité un nom propre mais lui-même kafka a été traité dans son enfance à plusieurs reprise de ravachol par la cuisinière quand il revenait tout sale et tout déchiré de quelque rixe il ignore alors la signification de ce mot s’en enquiert auprès de son père qui lui déclare C’est un criminel, un meurtrier l’enfant en est à ce point bouleversé que le lendemain il tombe malade angine avec fièvre et le voilà marqué par ravachol le nom de ravachol resta en moi comme un aiguillon, ou plutôt comme une épingle brisée qui se promène à travers le corps et plus tard indique kafka à gustave jarnouch il a étudié la vie et les idées de ravachol comme il a étudié la vie et les idées de divers autres anarchistes tels que godwin proudhon stirner bakounine kropotkine tucker tolstoï

    il est fort improbable que kafka ait eu connaissance du discours rédigé par ravachol ce discours que ravachol se proposait de lire lors de son dernier procès lequel procès s’est terminé par sa condamnation à mort en raison de trois assassinats dont deux pour lesquels sa participation reste des plus douteuse et ce discours commençait par Si je prends la parole, ce n’est pas pour me défendre des actes dont on m’accuse, car seule la société, qui par son organisation met les hommes en lutte continuelle les uns contre les autres, est responsable. En effet, ne voit-on pas aujourd’hui dans toutes les classes et dans toutes les fonctions des personnes qui désirent, je ne dirai pas la mort, parce que cela sonne mal à l’oreille, mais le malheur de leurs semblables, si cela peut leur procurer des avantages. Exemple : un patron ne fait-il pas des vœux pour voir un concurrent disparaître : tous les commerçants en général ne voudraient-ils pas, et cela réciproquement, être seuls à jouir des avantages que peut rapporter ce genre d’occupations ? […] Eh bien, dans une société où de pareils faits de produisent on n’a pas à être surpris des actes dans le genre de ceux qu’on me reproche mais je ne sais ce qui de ce discours aura été entendu car au bout de quelques phrases les juges ont intimé à ravachol l’ordre de se taire et à l’énoncé du verdict de mort il s’est contenté de clamer Vive l’Anarchie ! on raconte que le 11 juillet 1892 âgé de trente-deux ans il monta sur l’échafaud en chantant et que le couperet interrompit ses dernières paroles Vive la Ré ainsi estiment certains on ignorera toujours s’il voulait dire la République ou la Révolution à moins que la Révolution sociale seules la deuxième ou la troisième hypothèses me semblent admissibles

    mais lecteur lectrice je m’aperçois tout soudain que j’ai abandonné kafka en cours de route que j’ai dérivé sur ravachol à partir de kafka il me faut revenir à kafka qui apprend à gustav janouch qu’il a dans sa jeunesse fréquenté différents groupes anarchistes assisté à des réunions anarchistes bref fin de la promenade en ce jour de 1920 ou de 1921 kafka arrive devant la maison où il habite déclare qu’il est toujours un ravachol mais je me suis fixé l’objectif d’être dans cette chronique aussi précis que possible ainsi les paroles de kafka telles que rapportées par janouch sont au vrai celles-ci Tous les juifs sont, comme moi, des ravachols, des exclus je ne sais pas si tous les juifs sont des ravachols mais il m’importe que kafka lui-même se soit vu en ravachol »

     

    Jacques-Henri Michot

    Comme un fracas – une chronique

    Al Dante, 2009

    http://al-dante.org/

  • Frédéric Boyer, « Yeux Noirs »

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    «  L’unique chair de notre mémoire, ce sont les mots. Oui, ce qui revient de ce qui n’est plus (ou que nous pressentons de cette façon) n’est jamais rien d’autre que ce que nous appelions de nos vœux et que nous racontons une fois le crépuscule avancé. Une idée que nous n’avions pas, pensions-nous, et cette pensée précise du manque de l’idée de la chose que nous vivions faisant advenir l’événement de cette chose. C’est ce que tracent plus tard nos phrases maladroites. Les invisibles chemins qui nous conduisent d’une chose à une idée. Sachant que l’illusion nécessaire de posséder la chose peut nous mener au deuil de son idée. Celle de l’amour ou de l’éternité – idées qui n’existent que de leur absence ou de leur impossibilité. Les seules idées qui apparaissent au détour des phrases et des mots qui les nomment. Toutes les phrases que nous faisons plus tard. NOUS COMME DES SPRINTERS APRÈS LA VICTOIRE, qui courons derrière des idées perdues. La nostalgie porte ainsi sur ce qui aurait pu être, et non sur ce qui a été. Les mots qui nous servent à dire une action célèbrent d’une certaine façon le deuil de cette action devenue phrases, et histoire racontable. Si je peux être en quelque sorte maître de mon passé, c’est en relatant ce qui est arrivé. Même si ce récit ne résout rien de ce qui est arrivé. Je sais aujourd’hui SEIGNEUR. Ces yeux noirs ne me disaient qu’une chose, ne formulaient qu’un vœu : Je te souhaite d’aimer et d’être aimé. De TOUT aimer. Il faudrait se sentir le cœur de celui qui, sa tâche terminée, peut se reposer. Et dire enfin je veux vivre. »

     

    Frédéric Boyer
    Yeux noirs
    P.O.L, 2016