dimanche, 20 mars 2016
Olivier Domerg, « Le temps fait rage »
« […] le temps fait rage. pourtant, tout vous porte & vous exhorte. vous êtes là, devant le puzzle de cette masse insoluble. vous ne craignez rien, ni la compacité, ni l’obscurité, ni le non-sens, ni l’obscurantisme. vous êtes entrainé pour ça. vous vous préparez depuis longtemps, très longtemps, à redoubler d’efforts, à aller au fond des choses, à déchiffrer ce qui se trouve devant vous & vous fait face. à intégrer les données provenant de tous vos sens. opérations de saisie, d’interprétation & leurs interactions nombreuses. plus on avance, plus on découvre la découpe saillante et parfois arrondie de la crête. combien de temps encore tenir contre le vent & son boucan ? combien de fois encore venir s’y confronter ? le temps fait rage. il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider avec chaque moment. l’ombre glisse sur la montagne, coulisse dessus comme un rideau occultant. pendant ce temps, tout l’autre côté se découvre & se remet à briller sous la lumière vive. la phrase est nécessaire, la phrase doit vivre. il y a une nécessité de tenir par la ou les phrase(s), détenir aux phrases. il faut que tout livre soit, en lui-même, une insulte à l’oppression. repasser en vision globale. monceau pyramidal constitué de morceaux superposés, saillants, désordonnés, vaguement additionnés ou posés les uns sur les autres, vaguement collés ou accolés. monceau scellé par le ciment du temps, la formation des monts & montagnes, leur géologie ou généalogie (à décrypter aussi). il est bon aussi d’éprouver & de pénétrer davantage, de mettre sur le gril, si la force des bourrasques ne décourageait, par avance, toute station, toute installation durable, toute tentative de réduire la distance, de mieux coïncider ; toute possibilité de tenir dans ce couloir venteux autrement qu’accroupi, ou plié en deux, protégeant tant bien que mal – illusion sans retenue pour le présent intégral – crayon & carnet aux pages qui claquent. »
Olivier Domerg
Le temps fait rage
le bleu du ciel, 2015
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lundi, 14 mars 2016
Rose Ausländer, « Cercles »
© Ullstein
« Échanger des serments
Que ne cesse jamais
le troublant bonheur
d’attraper des ombres
des mots
Retenus par des aimants
à la terre en rotation
sel et feu dans le sang
échangeant des serments
En consolation
le souvenir de l’avenir
Quand ne cesse de grandir
l’épine dans le cœur
qui envoûte la rose
Fuir
dans l’ultime recoin du cœur
là
nulle mort ne nous surprendra
échanger des serments
supporter
l’étreinte de l’ombre »
Rose Ausländer
Kreisen / Cercles
Traduit de l’allemand et présenté par Dominique Venard
Bilingue
Images de Marfa Indoukaeva
Coll. Voix de chants, Æncrages & Co, 2005, 2010
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dimanche, 06 mars 2016
Philippe Lacoue-Labarthe, « phrase »
photo in Philippe Lacoue-Labarthe, Altus
un film de Christine Baudillon et François Lagarde (Hors-Œil éditions)
« Phrase X
(« les morts »)
« Ceux-là, sans visage identifiable, mais
ceux-là, ils sont venus,
ils se sont assis autour de la lampe, ils ont
dit qu’ils étaient de passage mais ils
ont demandé pourquoi nous refusions
pratiquement de nous
départir. Ils parlaient
à voix plutôt basse, de façon retenue,
sans colère ; ils étaient, lui, elle,
fatigués, très inquiets ;
ils pensaient que rien n’arriverait plus
désormais qui pût donner un semblant
de véridiction à l’immense rumeur, à
cet écho pierreux (à la cendre, disaient-ils).
Ils ne se plaignaient pas, ils demandaient
simplement qu’on les crût, lui, son chapeau
sur la tête, les mains adressées, elle,
ombrageuse (ou fière aussi bien), belle sans doute,
qui du fond de son âge, de ses yeux devenus gris, de ses larmes,
invoquait, alors qu’il n’osait rien dire,
non pas réparation, mais la justice
simplement, qu’on exécutât
les lois connues de tous, les lois
qui gouvernent notre insignifiance, le mal
et notre infirmité. Ce n’est pas vraisemblable,
non, disait-elle, ce qui nous est arrivé,
ce n’est pas vraisemblable : vous savez
bien, vous savez que nous n’avions rien fait,
et vous n’en parlez plus, jamais, jamais.
Et lui, à peine audible : nous
sommes les témoins que dans la honte vous récusez.
(17 décembre 1988-29 février 1996) »
Philippe Lacoue-Labarthe
Phrase
Collection « Détroits »,
Christian Bourgois, 2000
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mardi, 01 mars 2016
Yannick Torlini, « Camar(a)de »
« travaille. toujours travaille tous jours ton peu qui : se déforme éternise dans l’attente se (encore, encore attenter ton corps éternise), déforme. ton peu qui devient mais : sueurs, arthroses, cargaisons de solitudes calcifient, adossées à l’outil encore, adossé. camarade, perclure ton corps à la ruine des frondaisons, n’achèvera pas le doute. qui, n’achèvera rien, s’éternisera anxieux camarade : poumone l’anxieuse asphyxie jusque. cette muqueuse que tu nommes. exister pour.
* * *
ne cède jamais (au grand : jamais), ta langue, à la boue. à la (probable). glaireuse attente qui. guette et avance, ta langue dans, fragmentée, condensée, asphyxiée (percluse dans), percluse l’anxiété de. avance fragmentaire crèverie camarade creuse (ton lit, ton rien, ton reste) : ta fragmentaire crèverie, du début de jour. du début de jamais. pasjamais. »
Yannick Torlini
Camar(a)de
Éditions Isabelle Sauvage, 2014
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lundi, 22 février 2016
François Dominique, « Dans la chambre d’Iselle »
« Lucy m’observe avec un sourire moqueur : “Souviens-toi, au début, quand nous n’étions pas sûrs d’avoir un enfant… – Oui, nous disions que si nous parvenions à faire cet enfant, il valait mieux attendre la naissance pour trouver un nom. – Nous disions Il ou Elle, et moi j’aimais dire L’Enfant… – Et puis, nous avons dit : si c’est un garçon, il s’appellera Ilan ; Ilan est l’arbre de vie en hébreu. Une fille ? Elle s’appellera Ella. – Mais Franck, tant que nous ne savions pas, c’était Ilelle, que tu as changé en Ilèle. J’ai du mal avec ce nom androgyne, parce que j’ai rêvé que notre fille naissait avec une peau rose et lisse entre les jambes, comme ces poupées en plastique que nos lointains aïeux offraient à leurs enfants. Je ne veux pas d’un enfant asexué.”
Nous regardons par la fenêtre la course lente des nuages. Lucy caresse mes lèvres du bout des doigts. “Franck, je pense à un autre nom… Ce serait Iselle. – Où as-tu déniché ce nom ? – Dans un rêve de la nuit dernière… – Que veux-tu dire ? – J’ai rêvé que j’étais à la fête des Enfants nouveaux. Il y avait une ronde autour d ‘un feu de joie. Des enfants sont en train de brûler le bonhomme hiver. La ronde tourne de plus en plus vite, jusqu’à épuisement des enfants qui s’endorment autour du brasier. Une fille ne dort pas ; elle regarde le brasier qui s’éteint. Je m’approche et lui demande son nom. Elle tend la main vers les cendres brûlantes. À ce moment précis, je vois s’élever des cendres les premières fleurs du printemps ; la chaleur ne les blesse pas, elles sont colorées, intactes : des primevères et des crocus. La fille se tourne vers moi et dit : C’est le Gisement des Noms, vous n’avez qu’à choisir ! Regardez bien, fermez les yeux, rêvez à des noms, ouvrez les yeux. J’obéis. Je m’endors, je rêve et me réveille dans mon rêve : plus de fille, plus de cendres, plus de fleurs, mais une vaste forêt claire. Je suis debout sous un arbre. Le vent agite les branches ; le bruissement des feuillages se change en voix, en mots, une litanie de noms inconnus ; et là, je me réveille tout à fait avec un seul nom au bord des lèvres : Iselle. – J’envie ton rêve, Lucy. Je suis d’accord, notre fille s’appellera Iselle : je vais composer une berceuse sur les lettres de ce nouveau nom, i. s. e. l. l. e.” »
François Dominique
Dans la chambre d’Iselle
Verdier, 2015
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jeudi, 11 février 2016
Françoise Ascal, « Des voix dans l’obscur »
« non
pas de “belles histoires” à raconter les histoires ça vole dans l’air on les capte d’une main joueuse je ne sais pas jouer je n’ai pas de filet à histoires juste du fil à coudre utile pour les plaies coudre et recoudre ce qui bée une spécialité en quelque sorte réparer recoller rafistoler ravauder avec plus ou moins de succès paroles qui tombent et se cassent dans le vide murs qui se fendent toits qui s’écroulent draps qui se déchirent peau qui se fane veines qui éclatent c’est mon lot je pose des mots-sutures sur ce qui souffre c’est une addiction comme une autre
peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille
glisser la langue entre les molécules disjointes mâcher les noms perdus sucer le rien saliver
lèvres closes cimenter l’absence
peut-être est-ce vous qui m’appelez vous qui n’êtes plus
vous qui avez fui sans légendes à hisser dans les livres »
Françoise Ascal
Des voix dans l’obscur
5 dessins de Gérard Titus-Carmel
coll. écri(peind)re, Æncrages & Co, 2015
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lundi, 08 février 2016
Li Qingzhao, « Le printemps est venu »
pour saluer le Nouvel An chinois – fête du Printemps
année du Singe de feu
« Le printemps est venu jusqu’à ma cour.
Tendre est le vert des herbes.
Les boutons rouges des pruniers,
à peine éclatés,
sont près à s’épanouir.
Les nuages bleus s’estompent
en poussière de jade.
Je m’attarde à mon rêve de l’aube :
Je brisais avec toi
la cruche printanière.
Les ombres des fleurs s’alanguissent
et se posent sur les portes.
La lueur pâle de la lune s’étale
sur le rideau translucide.
Un si beau soir !
Deux fois en trois ans,
tu as manqué le printemps.
Reviens, reviens vite !
Et jouissons de celui-ci
jusqu’au fond de nos cœurs ! »
Li Qingzhao (1084-1151 ?)
Les fleurs du cannelier
Traduit du chinois par Zheng Su
Interprété et présenté par Ferdinand Stoces
Ophée / La Différence, 1990
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vendredi, 05 février 2016
Yang Wan li, « la nuit, buvant »
« la nuit, je bois dans le studio vide et froid
je me déplace pour me rapprocher du poêle gainé de bambou
le vin est nouveau, pressé de ce soir
la bougie est courte, restée de la nuit dernière
un morceau de canne à sucre pourpre, gros comme une poutre
une mandarine dorée, même le miel ne saurait lui être comparé
dans l’ivresse monte un poème
je saisis mon pinceau, impossible d’écrire »
Yang Wan li –(1127-1206)
In Éloge de la cabane
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 2009
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mercredi, 03 février 2016
Tshanyang Gyatsho, « La raison de l’oiseau »
« La fine écriture noire
se dissout goutte à goutte.
Mais les desseins muets du cœur
ne se laissent pas gommer…
*
Éclat de son teint : bien que sa bouche
ait souri à tous les gens assis,
du petit coin de l’œil où s’ouvre la paupière,
c’est mon visage de jeune homme qu’elle fixait !
*
J’ai tracé un dessin sur la terre :
Il donnait la mesure des étoiles du ciel.
Du corps de mon aimée, j’ai étreint la douceur
sans rien élucider, du fond de sa pensée…
*
Il neigeait à la brune
Quand je suis parti pour chercher mon amie :
plus question de secret,
la neige aura gardé la trace de mes pas ! »
Tshanyang Gyatsho — sixième Dalaï Lama
La raison de l’oiseau
Traduit par Bénédicte Vilgrain
Fata Morgana, 2012
14:51 Publié dans Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : tshanyang gyatsho, la raison de l’oiseau, bénédicte vilgrain, fata motgana
lundi, 01 février 2016
Chao Zhongzhi, « En route de nuit »
Shi T'ao, 1642-1707
« Plus je vieillis, plus le désir des mérites et de la renommée s’estompe,
Et sur ma pauvre haridelle, seul, j’emprunte la longue route.
Dans le village isolé, des lampes qui luisent jusqu’à l’aube
M’informent que toute la nuit quelqu’un a lu des livres. »
Chao Zhongzhi (1072 - ?)
La dynastie des Song du sud (1127-1279)
Traduit par Stéphane Feuillas
In Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
19:22 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : chao zhongzhi, stéphane feuillas, anthologie de la poésie chinoise, pléiade gallimard
samedi, 30 janvier 2016
Jacques Roman / Bernard Noël, « Du monde du chagrin »
« J. R. – Le fleuve de l’écriture, ses deux berges, la berge de la jouissance, la berge du chagrin, et dans les profondes rainures du fond de son lit, la musique, seule puissance à unir en fête cela qui à fleur d’eau tourbillonne, tourbillonne.
B. N. – L’écriture invente à mesure ce dont elle fait semblant de parler afin de disposer d’un alibi devant la réalité Peu lui importe son sujet, mais il lui en faut un comme outil pour creuser son lit dans l’inconnu. »
Jacques Roman, Bernard Noël
Du monde du chagrin
Paupières de terre, 2006
19:28 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques roman, bernard noël, du monde du chagrin, paupières de terre
mardi, 26 janvier 2016
Ludovic Janvier,« La confession d’un bâtard du siècle »
« Tu aimes rester longtemps debout sous l’odeur du figuier, tu aimes écouter le grincement de la brouette pleine d’herbe aux lapins, tu aimes rentrer lentement de la messe en freinant la journée du dimanche, tu aimes écouter le tombereau passer à vide avec son bruit carré, tu aimes les énormes jambes de la Lisette la jument avec ses poils comme des gros cheveux, tu aimes le sifflement de la meule mouillée quand on aiguise les serpes et les faucilles, tu aimes cueillir les arbouses sur leur arbre en bordure du bois, tu aimes quand tu te torches avec des poignées d’herbe et qu’on entend le coucou, tu aimes quand l’orage noir éclate en tonnes de pluie qui mitraillent, tu aimes le silence à midi avec au milieu le bruit du seau qu’on remonte du puits, tu aimes le froissement de drapeau fait par les ailes de la buse qui remonte au ciel, tu aimes écouter le vent dans les feuilles du petit palmier qu’on appelle satre, tu aimes fixer le feu dans la cheminée et rougir lentement grâce à lui, tu aimes le vin blanc doux avec son épaisseur plein la bouche, tu aimes voir arriver sur le chemin le gros facteur congestionné sur son vélo qui zigzague, tu aimes l’odeur de corne brûlée qui vient de chez le maréchal-ferrant, tu aimes le Tantum ergo qu’on chante aux vêpres avec son goût d’automne, tu aimes voir le soc de la charrue déchausser les pieds de vigne et les rechausser, tu aimes le tango parce qu’il tape à coups de talon mais dans quoi, tu aimes quand le joug de la paire de bœufs fait craquer le cuir contre le bois, tu aimes écouter le moteur du car quand il s’étouffe en remontant la côte, avec la pince à épiler tu aimes glisser les timbres de ta collection entre les feuilles de l’album, tu aimes entendre le chant du coq lorsqu’il fend l’ennui par le milieu, le samedi soir tu aimes arriver au bal en entendant la musique de loin, tu aimes quand l’odeur du foin respirée à fond donne le vertige. »
Ludovic Janvier
La confession d’un bâtard du siècle
Fayard, 2012
http://www.dailymotion.com/video/xpgvet_ludovic-janvier-l...
17:54 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : ludovic janvier, la confession d'un bâtard du siècle, fayard