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Édition - Page 43

  • Jacques-Henri Michot, « Comme un fracas »

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    « lundi 21 juillet 2008 – 21h

     

    […] un jour qui se situe sans doute à la fin de 1920 ou au début de 1921 franz kafka fait avec gustav janouch une promenade dans prague et au coin d’une rue deux femmes s’entretiennent avec feu d’un homme brutal l’une finit par dire à l’autre Quel ravachol ! kafka demande à janouch s’il connaît le mot le jeune homme lui répond Ravachol est une expression du dialecte pragois. Cela signifie à peu près : brute, bagarreur, rustre kafka indique alors à son interlocuteur que ravachol est en réalité un nom propre mais lui-même kafka a été traité dans son enfance à plusieurs reprise de ravachol par la cuisinière quand il revenait tout sale et tout déchiré de quelque rixe il ignore alors la signification de ce mot s’en enquiert auprès de son père qui lui déclare C’est un criminel, un meurtrier l’enfant en est à ce point bouleversé que le lendemain il tombe malade angine avec fièvre et le voilà marqué par ravachol le nom de ravachol resta en moi comme un aiguillon, ou plutôt comme une épingle brisée qui se promène à travers le corps et plus tard indique kafka à gustave jarnouch il a étudié la vie et les idées de ravachol comme il a étudié la vie et les idées de divers autres anarchistes tels que godwin proudhon stirner bakounine kropotkine tucker tolstoï

    il est fort improbable que kafka ait eu connaissance du discours rédigé par ravachol ce discours que ravachol se proposait de lire lors de son dernier procès lequel procès s’est terminé par sa condamnation à mort en raison de trois assassinats dont deux pour lesquels sa participation reste des plus douteuse et ce discours commençait par Si je prends la parole, ce n’est pas pour me défendre des actes dont on m’accuse, car seule la société, qui par son organisation met les hommes en lutte continuelle les uns contre les autres, est responsable. En effet, ne voit-on pas aujourd’hui dans toutes les classes et dans toutes les fonctions des personnes qui désirent, je ne dirai pas la mort, parce que cela sonne mal à l’oreille, mais le malheur de leurs semblables, si cela peut leur procurer des avantages. Exemple : un patron ne fait-il pas des vœux pour voir un concurrent disparaître : tous les commerçants en général ne voudraient-ils pas, et cela réciproquement, être seuls à jouir des avantages que peut rapporter ce genre d’occupations ? […] Eh bien, dans une société où de pareils faits de produisent on n’a pas à être surpris des actes dans le genre de ceux qu’on me reproche mais je ne sais ce qui de ce discours aura été entendu car au bout de quelques phrases les juges ont intimé à ravachol l’ordre de se taire et à l’énoncé du verdict de mort il s’est contenté de clamer Vive l’Anarchie ! on raconte que le 11 juillet 1892 âgé de trente-deux ans il monta sur l’échafaud en chantant et que le couperet interrompit ses dernières paroles Vive la Ré ainsi estiment certains on ignorera toujours s’il voulait dire la République ou la Révolution à moins que la Révolution sociale seules la deuxième ou la troisième hypothèses me semblent admissibles

    mais lecteur lectrice je m’aperçois tout soudain que j’ai abandonné kafka en cours de route que j’ai dérivé sur ravachol à partir de kafka il me faut revenir à kafka qui apprend à gustav janouch qu’il a dans sa jeunesse fréquenté différents groupes anarchistes assisté à des réunions anarchistes bref fin de la promenade en ce jour de 1920 ou de 1921 kafka arrive devant la maison où il habite déclare qu’il est toujours un ravachol mais je me suis fixé l’objectif d’être dans cette chronique aussi précis que possible ainsi les paroles de kafka telles que rapportées par janouch sont au vrai celles-ci Tous les juifs sont, comme moi, des ravachols, des exclus je ne sais pas si tous les juifs sont des ravachols mais il m’importe que kafka lui-même se soit vu en ravachol »

     

    Jacques-Henri Michot

    Comme un fracas – une chronique

    Al Dante, 2009

    http://al-dante.org/

  • Frédéric Boyer, « Yeux Noirs »

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    «  L’unique chair de notre mémoire, ce sont les mots. Oui, ce qui revient de ce qui n’est plus (ou que nous pressentons de cette façon) n’est jamais rien d’autre que ce que nous appelions de nos vœux et que nous racontons une fois le crépuscule avancé. Une idée que nous n’avions pas, pensions-nous, et cette pensée précise du manque de l’idée de la chose que nous vivions faisant advenir l’événement de cette chose. C’est ce que tracent plus tard nos phrases maladroites. Les invisibles chemins qui nous conduisent d’une chose à une idée. Sachant que l’illusion nécessaire de posséder la chose peut nous mener au deuil de son idée. Celle de l’amour ou de l’éternité – idées qui n’existent que de leur absence ou de leur impossibilité. Les seules idées qui apparaissent au détour des phrases et des mots qui les nomment. Toutes les phrases que nous faisons plus tard. NOUS COMME DES SPRINTERS APRÈS LA VICTOIRE, qui courons derrière des idées perdues. La nostalgie porte ainsi sur ce qui aurait pu être, et non sur ce qui a été. Les mots qui nous servent à dire une action célèbrent d’une certaine façon le deuil de cette action devenue phrases, et histoire racontable. Si je peux être en quelque sorte maître de mon passé, c’est en relatant ce qui est arrivé. Même si ce récit ne résout rien de ce qui est arrivé. Je sais aujourd’hui SEIGNEUR. Ces yeux noirs ne me disaient qu’une chose, ne formulaient qu’un vœu : Je te souhaite d’aimer et d’être aimé. De TOUT aimer. Il faudrait se sentir le cœur de celui qui, sa tâche terminée, peut se reposer. Et dire enfin je veux vivre. »

     

    Frédéric Boyer
    Yeux noirs
    P.O.L, 2016

  • Liu Dakui, « Offert à Xu Kunshan »

    liu Dakiu, sandrine marchang, la pléiade

    Gallica, tableau des peuples tributaires de la grande dynastie impériale de Chine pour l'empereur Qian long (1711-1799)

     

    « Cela fait plus de dix ans,

    Hélas, que je suis arrivé à Chang’an.

    Parmi la foule immense, regardant de tous côtés,

    Je ne connaissais personne.

    Un jour, je montais sur un âne boiteux,

    Ignorant encore qui j’allais rencontrer.

    Je frappai à la porte de chez vous,

    Et nous parlâmes de tout au point d’émouvoir les esprits.

    Le vieux cheval a les os de travers,

    Mais son cœur valeureux lui fait parcourir dix mille lis.

    Le vent du nord souffle depuis la lointaine Mongolie,

    Sans que l’on puisse l’empêcher de gémir.

    Les gens de Chang’an sont riches et nobles,

    Pourtant ils savent goûter la saveur d’une vulgaire bouillie.

    Vous appréciez la franchise et l’audace,

    Prêt à souffrir la faim pour vivre de littérature et d’histoire.

    Au matin, je fredonne des vers jusqu’au soir sans repos,

    À la nuit, je psalmodie jusqu’à l’aube sans une pause.

    Mes difficultés s’allient à mes peines infinies,

    Le noir de ma vie s’élève jusqu’au ciel.

    Mon existence est semée de cent chagrins,

    Je ne pourrai pleurer qu’arrivé à son terme.

    Mais ce que je confie à mon cœur,

    Je peux continuer à le partager grâce à vos bienfaits.

    Au milieu de la nuit, une humble lune se lève,

    L’ombre des hauts sophoras se répand sur le guéridon devant ma fenêtre.

    Ma chevelure blanche est clairsemée,

    Je chante pour vous une pastorale. »

     

    Liu Dakui – 1698 - 1779

    Traduit du chinois par Sandrine Marchand

    Dynastie des Qing in Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade/Gallimard, 2015

  • Emmanuel Hocquard, « Ce qui n’advint pas »

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    DR

     

    « LA DESTRUCTION D’UNE VILLE

     

    j’ai construit

    une ville de sable

       de marbre

    d’eau

                                      à l’embouchure du fleuve

    Élégie 7

     

    Chacun des souvenirs que j’ai de Tanger, aussi éloigné dans le temps soit-il, est lié à un endroit très précis de la ville ou de ses environs.

     

    Si, aujourd’hui, me revient un souvenir marquant, je le localise immédiatement. Le muret blanc qui sépare la cour de récréation du terrain de gymnastique du lycée Regnault, les feuilles gris vert de la rangée d’iris au fond de la cour, le balcon de l’immeuble de la rue Quevedo, en face, où la fille sans prénom apparaissait et s’attardait un moment avant de rentrer chez elle.

     

    La fille n’est pas dans le paysage existant. C’est à partir de la fille que s’organise instantanément ce morceau de paysage.

     

    Mon Tanger n’est pas celui des plans de Tanger. Il est fait de bouts discontinus d’espaces et de temps, d’émotions, de sensations, de segments de parcours isolés les uns des autres, raccordés les uns aux autres ou troués de vide où il ne s’est jamais rien produit dont je me souvienne.

     

    Il y avait, au début de la route de Tétouan, une rivière où je me baignais parfois. K N se baigna un jour dans cette rivière, en amont de l’endroit où je me tenais face au courant.

     

    Cette rivière, je ne saurais dire, en vérité, si elle a jamais existé. Je pense que oui, sans en être sûr, mais elle n’existe plus aujourd’hui. Une rivière peut-elle disparaître en quelques années ? Ce que je sais c’est qu’elle ne figure pas sur mon plan de Tanger.

     

    Deleuze a établi la différence entre un calque et une carte. Ce qu’il appelle calque est en fait ce qu’on appelle habituellement carte. Pour lui, la carte est tout autre.

     

    “Faire la carte, et pas le calque. Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérience en prise avec le réel. La carte ne reproduit pas, elle construit. La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications, […] On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une méditation.”

     

    L’ensemble de mes livres dessine ma carte de Tanger. »

     

    Emmanuel Hocquard

    Ce qui n’advint pas

    Une grammaire de Tanger V – post-scriptum

    Coll. ‘‘‘Le Refuge en Méditerranée’’’,

    Centre international de poésie Marseille, 2016

  • Pascal Quignard, « Les larmes »

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    photo du bandeau © Henry Pellequer

     

    « Frère Lucius et l’image

    (extrait)

     

    Il est doux d’accrocher sur le mur de sa chambre l’image de celui qu’on aime.

    Un jour qu’il était seul, dans le soir, alors qu’il attendait le retour de celui qu’il aimait, Frater Lucius prit un morceau de braise éteinte dans sa bassinoire et exécuta le portrait de son chat sur la muraille de sa cellule.

    Il l’aimait tant que l’image était parfaite : c’était le petit chaton, assis sur les pattes arrière, sur le mur, qui le regardait avec ses beaux yeux noirs.

    Avoir le portrait de son ami dans sa chambre – quand le chat aux beaux jours chassait dans la nuit devenue chaude, quand les chants des oiseaux résonnaient de toutes parts et l’attiraient, quand ils excitaient en lui le désir erratique et véloce de la chasse plus encore que la jouissance de dévorer, quand il quittait ses bras, sautait sur le carrelage, bondissait sur le bord de la fenêtre, s’envolait dans la pénombre – apaisait non pas son amour mais son attente. »

     

    Pascal Quignard

    Les larmes

    Grasset, 2016

  • Bernard Chambaz, « Entre-Temps »

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    « Tout est dit Je recopie me contente de recopier (un ciel)

    Et tout est à redire

    Le premier d’entre nous aurait-il écrit

    Des mots d’amour

    Devrions-nous bouder je t’aime mon lou bijou

    Lumière usée mais neuve malgré la finitude l’

    Indivisible nuage boudoir

    Et je voudrais ce midi d’après Pâques nous embrasser encore

    Sous ce baquet inestimable d’étoiles pourpres

     

     _____________________________________________

     

    Nous partions du jardin y revenions

    La neige avait fondu

    Entre les signes à tout jamais penchés du mot citronnier

    Le chemin presque couché car l’endroit ventait drôlement

    Oui j’aimerais tant saisir pourquoi

    Poésie donne

    Toujours sur une forme de futur antérieur

    Le refus d’une débâcle

    Indéfinie »

     

    Bernard Chambaz

    « Le monde indéfini du futur antérieur »

    in Entre-Temps

    Coll. Poésie, Flammarion, 1997

  • Pascal Quignard, « Vie secrète »

    pascal quignard,vie secrète,m à sens,gallimard

    photogramme de

    À mi-mots, Pascal Quignard, film de Jacques Malaterre

     

     

    M à Sens

     

    Parfois il me semble que je m’approche d’elle. Je n’entends pas par là que je l’étreins. Je l’approche, c’est tout. Je deviens proche. Je m’assieds près d’elle sur le divan devant la porte-fenêtre qui donne sur le jardin de la maison de l’Yonne. Je lui prends la main, sa main si musclée, aux doigts si doux et ronds parce que les ongles et les envies en sont entièrement rongés. Mais ce n’est pas cette scène que je veux décrire exactement en utilisant le verbe s’approcher. “Je m’approche d’elle” veut dire : nous sommes l’un à côté de l’autre. Nous voyons la même chose. Nous sentons la même chose. Nous éprouvons la même chose. Nous pensons la même chose. Mon visage se confond à son visage. Nous nous taisons tous les deux mais ce n’est nullement le silence que nous partageons : c’est la même chose. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    Gallimard, 1997

  • John Taylor / Caroline François-Rubino, « Hublots »

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    « ouvrir le hublot

     

    ta main dans le vent

    aussi sûre que n’importe quel œil

    pour ce qui doit être vu

    °

    nulles pensées

    de la fin

     

    sauf celle-ci

    °

    ayant laissé

    tout

     

    derrière

     

    la source bleue

    °

    contre le sommeil

    tu scrutes au-dehors

     

    du cercle céruléen

     

    entouré

    de bleu nuit

    °

    ces hublots

     

    cette montagne

    sur laquelle tu te souviens d’eux

     

    ce gris qui bruine

    sur les versants

    sur la mer »

     

    John Taylor

    Hublots / Portholes

    Peintures de Caroline François-Rubino

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Daviet

    Bilingue

    L’œil ébloui, 2016

    http://www.loeilebloui.fr/

  • Hermann Lenz, « Le Promeneur »

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    © : Isolde Ohlbaum

     

    « Il pensa à ses livres, dans lesquels il avait décrit ce qui était important pour lui et qui passait maintenant pour démodé, sans doute parce que les gens dont il parlait avaient été écrasés ou se sentaient écrasés, tandis qu’on ne lisait partout que révolte, agressivité, esprit de contradiction. Ce dernier mot, aufmüpfig, était un mot nouveau, en tous cas il ne l’avait jamais entendu, peut-être parce qu’il venait d’Allemagne du Nord*. Et il pensait que si les gens se comportaient de cette manière, cela voulait dire : nous allons bien. Quant à lui, il n’avait pas de raison de se lamenter dès lors que les autres allaient bien ; pour le reste, il constata encore une fois avec étonnement qu’il n’avait besoin de rien ou que, étrangement, il ne souhaitait même pas la gloire. Certes, ce n’était pas tout à fait ce qu’il fallait, devoir sans cesse marcher en pensée sur un chemin étroit dont les pentes à droite et à gauche étaient à pic. Mais il ne rencontrait personne et il était content d’être seul. Seul avec les gens venus de ses livres et des confrères morts que tu rencontrerais volontiers. Et tu as la chance de ne pas devoir vivre seul. 

    Et il pensa à Hanne, dite aussi Hanne-la-Bien-Aimée, et à l’éditeur Bachem, là-bas à Cologne, celui qui imprimait ses livres. Ces deux-là tiennent à toi. Et puis les gens de l’Association des Écrivains bien disposés à son égard, car ce n’était pas la peine de s’occuper des autres, il s’étonnait parce que, de temps à autre, quelqu’un était toujours apparu pour lui rendre courage, parfois même un critique, car il était publié, malgré tout. »

    Hermann Lenz

    Le Promeneur

    Traduit de l’allemand par Michel-François Demet

    Rivages, 1988

    * Les lexicographes allemands en situent l’apparition en 1972 dans un journal populaire suisse.

  • Jean de la Croix, « Chansons entre l’âme et l’époux »

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               « Au profond du cellier

    de mon ami j’ai bu, et je sortais

                parmi cette vallée

                et plus rien ne savais

    ayant perdu le troupeau que j’avais.

     

                Là mon cœur m’a offert,

    là, exquise science m’a enseignée,

                et à lui toute entière

                moi je me suis donnée,

    là j’ai promis d’être son épousée.

     

                Mon âme est employée

    ainsi que tout mon bien à son service,

                de troupeau n’ai gardé

                et n’ai plus d’autre office,

    car dans l’amour j’ai mon seul exercice.

     

                Si donc en nos pâtures

    nul ne peut plus me voir ni me trouver,

                vous me direz perdue,

                car d’amour emportée

    j’ai voulu me perdre et me suis gagnée. »

     

    Jean de la Croix

    Cantique spirituel

    Traduit par Jacques Ancet

    in Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres

    La Pléiade, Gallimard, 2012

  • James Sacré, « Des pronoms mal transparents »

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    © : Brigitte Palaggi

     

    « Je sais mal comment la rêverie arrondit un vert en forme de pré ; on irait dedans avec une allure de promenade ou bien c’est qu’on serait venu voir comment les châtrons profitent. On fait les maniements pas forcément d’un toucher sûr, mais ce qui compte c’est plutôt l’ombre des arbres qui grandit en cette fin de dimanche et la couleur des luzernes, celle du voisin est bien fournie. Un peu plus tard une perdrix appelle.

    Une joue pense au volume du temps : le cœur vivant, la mort, est-ce que c’est pas comme un peu cette solitude autrefois, silence, en l’après-midi d’un dimanche perdu entre des buissons ? 

     

    […]

     

    Quelqu’un voulait dire c’est la solitude, ma solitude.

    Mais c’est la solitude à personne seulement le temps qui,

    Un dimanche, et la lenteur.

    Quel souvenir est-ce qu’on entendrait sinon

    Un bruit qui revient dans quelques mots

    Dans un cœur défait ? on se demande.

    Le temps est là toujours tout seul.

    Quelqu’un veut dire et c’est personne sauf

    Comme un sourire qu’on mélange un peu à la misère, pas bien. »

     

    James Sacré

    Une petite fille silencieuse

    André Dimanche, 2001

    repris in Figures qui bougent un peu

    Préface d’Antoine Emaz

    Poésie / Gallimard, 2016

  • Wolfgang Hildesheimer, « Masante »

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    © Isolde Ohlbaum

     

    « Ces après-midi : fatigué par un sommeil lourd, après un temps d’échauffement, j’ai reconquis ma place dans le déroulement de la vie quotidienne. Je parviens alors de nouveau à classer et à déterminer les images, les mots, les lieux, les noms, le bien et le mal, – les idées en revanche ne me viennent pas, la partie exploitable de mon imagination ne m’obéit pas, alors que c’est justement pour l’accueillir que j’avais voulu, à Masante, me préparer, c’est pour elle que j’avais vidé l’espace que j’occupais.

    À l’intérieur l’écho, en plein et déliés, en attente de voix. Cet espace est né de la réunion de deux pièces qui déjà n’étaient pas si petites. J’ai fait abattre un mur, ce qui signifie que cet espace n’a été créé que par moi. Toute ma vie j’ai eu envie de créer mes propres espaces, seulement je pensais qu’il y avait plus urgent à faire. Je n’ai pas fait ce qui était urgent, je n’ai pas non plus créé d’espaces. Ce n’est qu’à Masante que j’ai réussi à le faire aux dépens du reste. Je n’étais sans doute pas fait pour les urgences : un héros de la météo, pas de l’action.

    Pour quoi étais-je fait ? You may well ask ? Time for a drink !

     

    Pas un bruit dans la cour. Pourquoi mon hôte ne vient-il pas ?

     

    Maxine toujours seule. Son espace a déjà acquis un degré supérieur de familiarité. Il met à l’abri, s’arc-boute, contre le désert dehors et lui interdit l’entrée. Pas de danger qu’ici à l’intérieur le sable efface quoi que ce soit ; le contenu accumulé donne du poids et arrime l’espace au sol. Les récipients de Maxine sont là, bons et vides, ils ne cachent rien. Ils portent leurs noms clairs et visibles comme des emblèmes, des balises dans le vaste monde de la boisson, si complexe et si riche. Les noms sont mes repères, sans eux je serais tout à fait perdu, avec eux je ne le suis qu’à moitié. Cutty Sark, Lord Richmond, Ballantine’s – un joli nom, presque une ballade ! – Johnny Walker, Black and White, et au milieu de ces valeurs sûres et éternelles, il y a les parvenus, les pas-nets : le Campari, aucun buveur digne de ce nom n’y touche. Les profils vénérables de souverains et d’hommes politiques sur leurs coupes de jubilés détournent le regard pour ne pas dévisager les buveurs en train de boire, aucune mise en garde ici, pour la plupart ils ont picolé eux-mêmes. Les emblèmes légendaires de la fondation de certaines villes, l’ours et le Kindl, le temps a bien fait d’en effacer l’origine, tout est ouvert, sans énigme, rien ici n’attend d’être déchiffré, tout est là, recouvert en partie de poussière du désert, et tout vieillit à vue d’œil, récipients, bouteilles, porte-parapluies, machine à écrire. »

     

    Wolfgang Hildesheimer

    Masante

    traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean

    coll. « Der Doppelgänger », dirigée par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1999