dimanche, 24 janvier 2016
John Ashbery, « Le serment du Jeu de Paume »
« Le ticket
L’expérience de t’écrire ces lettres d’amour…
Clôtures inconcluantes, rien, pas même, de l’eau dans tes yeux, l’air de tout et de rien
Le jardin dans la brume, peut-être, mais l’égocentrisme compense tout ça, les caroubiers en hiver, blanchis
Sa main ne menant nulle part. La tête dans le jardin, des érables, une souche vue à travers un voile de bouteilles, ruptures –
Tu n’avais nulle permission d’entreprendre quoi que ce soit, t’efforçant d’exécuter les ordres déments que l’on t’avait donné de raser
La boîte, rouge, drôle d’aller sous terre
Et, méfiant sans raison, boue du jour, le plaid – j’étais à tes côtés là où tu veux être
Là-bas dans la petite maison occupé à t’écrire.
Bien qu’ensuite les larmes aient l’air de putois
Et position difficile que la nôtre d’illuminer le monde
D’effroi, enrageant de bouillie, encore la souche
Et comme toujours par le passé
Le regard scientifique, parfum, millions, rire géant
C’était là une échelle mais pas celle de vérités incertaines et innocentes, la branche effleurant –
Jusqu’à un fossé de vin et cuves, éclaboussant le poster de sang, télégraphe, tout le temps
Absorbant automatiquement les choses, celles qui n’avaient pas été gâtées, sordides. »
John Ashbery
Le serment du Jeu de Paume
Traduit par Olivier Brossard
Coll. Série américaine, Éditions Corti, 2015
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vendredi, 22 janvier 2016
Anise Koltz, « Somnambule du jour »
« Marcher à travers les siècles
à travers le temps
des vivants et des morts
Sur une route
où nous partirons demain
pour arriver hier
* * *
Dieu
je T’appelle
comme si Tu existais
Descends de Ta croix
il nous faut des bûches
pour nous chauffer
* * *
Marcher
sans rien atteindre
jusqu’à devenir chemin
* * *
La mer s’est retirée de nous
les lignes de nos mains
sont ses dernières empreintes
* * *
Oui j’écris
nuit et jour
lorsque vous m’enterrerez
je n’arrêterai pas
Dans cette terre
aux entrailles enténébrées
je continuerai l’écriture
avec les bouts de mes os »
Anise Koltz
Somnambule du jour – poèmes choisis
Poésie/Gallimard, 2015
Les poèmes ici donnés ont paru originellement dans les volumes :
Souffles sculptés, Guy Binsfield, 1988 ; Chants de refus I & II, phi, 1993 & 1995 ; Le paradis brûle, La Différence, 1998 ; Le cri de l’épervier, phi/Écrits des forges, 2000
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samedi, 16 janvier 2016
Emmanuelle Pagano, « Ligne & Fils »
« La pierre millénaire, elle, était déjà là, elle était là avant l’homme, partout dans l’eau il y avait la pierre, brutale et accidentelle, elle accrochait son cours, elle cerclait ses échappées. L’homme conquérant des vallées était venu en renfort du paysage modeler ses écoulements, comme il étageait déjà les flancs des collines en terrasses, comme il meublait, plus bas, ses plats. La pierre domestiquée, appareillée, formait barrages et bassins, les énormes galets émergeant des rivières, ceux qui faisaient le dos rond au milieu des traversées, ceux qui dominaient en blocs vertigineux, étaient renforcés, parfois maçonnés, élagués au burin s’il le fallait, pour drainer le courant. L’eau déviée dans les béalières donnait du tour, toujours lourde quelle que soit la pente. Elle se déversait ensuite à nouveau dans la rivière, puis dans la rivière principale, dont la Ligne est l’affluent, puis dans le fleuve, par où la soie torse était transportée, remontée, jusqu’à la ville, jusqu’aux grands métiers qui la feraient devenir de beaux atours, des habits pour les autres. L’eau-force, passée au travers des massifs granitiques et volcaniques, restait douce, et son acidité, dépourvue de calcaire, autorisait le trempage des soies avant l’ouvraison, et délivrait toute son énergie sans rien poser d’autre sur les roues que son propre mouvement. Aucun dépôt qui aurait pu ruiner le bois, puis le métal.
Je n’ai jamais bien compris ces histoires de chutes, de gravité, de violence, de force et de raison, de bruits et de silences, je n’ai jamais bien compris, exactement, ce qui faisait tourner les bobines. L’eau de la rivière était irritable comme le ciel. À l’automne, on n’entendait plus que l’orage de la Ligne, enflée par les nuages dégorgeant leurs remous en elle. La neige de l’amont l’engrossait et l’assourdissait, à nouveau, au printemps. En été l’eau manquait tant qu’elle semblait noyer et multiplier les bruits plus encore, comme un trou de silence assoiffé amplifiant et transformant en écho désorienté la moindre rumeur. Les béalières endiguaient, elles faisaient leur travail d’égaliser l’eau si vive, et parfois quasi morte, et dès lors il s’agissait d’égaliser aussi les bruits, comme si ces canaux étaient les ancêtres encombrants et bucoliques des tables de mixage dont mon fils me rebat les oreilles, car il est musicien. Il est musicien, mais il ne parle jamais de musique, il parle de sons. »
Emmanuelle Pagano
Ligne & Fils
P.O.L, 2015
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mercredi, 13 janvier 2016
Pour Claude Rouquet
Claude Rouquet, L'Escampette, 8, rue Porte-Basse à Bordeaux, 1996 © cc
pour Claude
À la pointe du jardin, vers l’Ouest, vers l’au revoir, la rivière. La glaise des berges colle parfois si fort qu’on peut entendre le terrible bruit de succion lorsqu’un pêcheur s’y hasarde. C’est le passage de la plus élémentaire nature dans nos oreilles éteintes. Comment pourrions-nous encore croire qu’autre chose qu’une eau qui court puisse redonner un peu de force à celui qui glisse vers l’inéluctable. Nous ne saurions te le dire. Mais nous recueillons cette eau vive dans des flacons précieux & les versons le soir dans le verre de la nuit. Un peu de force reviendra. Soir après soir, matin après matin.
Plus près de la maison le tilleul où à l’ombre chanta l’amie du pays aux mille parfums. La circonférence du tambour témoignait du temps, nous aurions pu calculer le nombre de lettres nécessaires à une correspondance amoureuse ce jour là. Demain, lorsque nous comprendrons, le poète lira dans sa langue les mots de la disparition. Un verre de quinquina, une pincée de poudre d’escampette, voilà qui suffit à nourrir son homme si on y adjoint un livre de derrière les fagots. Le soleil disparaît dans le feuillage, il fait frais, l’air est rarement aussi pur, posons un plaid sur tes genoux fatigués.
Un poème discrètement intercepte un désir. On le trouve par avance dans l’œuvre d’un frère portugais qui rêvait le soir sur les hauteurs de Lisbonne avec un poète espagnol. Mémoire de l’être d’avant le temps, sans amertume, sans mur pour se protéger des vents violents de l’enfance qui s’en retourne toujours, qui remonte à sa source. Serré contre les visages aimés il n’y a pas de défaite, seulement de la tendresse, qui est parfois synonyme de désespoir. Le travail d’amitié ne saurait avoir de fin, le compagnon de voyage est un aimant dont même la mort ne saurait nous séparer.
Un parfum d’abîme, tout le monde veut l’oublier. Une âme cherche à s’envoler vers un nonciel doux. D’autres rivières baignent les pieds des poètes aimés, d’autres arbres ombragent leurs poèmes, vers le sud. Il est simple d’écouter de la poésie, comme manger & dormir. C’est une lettre au silence qui est tracée chaque jour avec les mots des autres, passionnément. C’est une lettre qui ne s’apitoie pas, qui donne simplement en partage ce qui lui semble essentiel. Énigmatique certitude car ce travail du noir devient celui du blanc dont toute une vie est l’unique sang, l’unique descendant.
Même l’amour ne peut empêcher l’arrêt du cœur. Chaque ami envoie un souffle de la main. Cela ne suffit pas. Continuer à chercher la lumière est la seule façon de poursuivre, du plus profond de la douleur. C’est un chant contre la mort. Ça ne guérit pas, ça touche les bords de l’âme pour continuer à vivre. La main qui tremble, il faut la réchauffer pour la calmer & le corps s’apaise. La tendresse joue de bons tours, nous somme encore des enfants & c’est irremplaçable cette gaieté soudain dans l’œil, ces mots de garnements & la voix des poètes qui portent chaque instant vers le prochain.
Le ciel se divise selon les saisons, la lumière tourne, elle se suspend à nos têtes parfois, c’est une semence pour l’espérance. Le vent se lève, le tilleul chante, le plancher grince sous les pas de l’aimée, une journée de pleine vie encore. Enlever, disperser la douleur est le travail quotidien. De la voix de l’un s’élève l’autre, c’est la grande affaire d’une vie, c’est tracer son cœur sur des feuilles si légères que le vent les emporte & les distribue à ceux qu’elles réveilleront. Un jour j’ai entendu une phrase devenir un poème, ce n’est pas un souvenir c’est de la vie active, c’est un casse-croûte pour l’avenir.
Chaque mois il faut tenir jusqu’au prochain mois, puis chaque jour il faut tenir jusqu’au prochain jour. Légers papillons, transparente peinture à la cire, plaque de thé comme une offrande, le couloir attire le jour & les essences rares. Rien ne bouge, sinon la mélancolie par avance. Gais compagnons, comment se défaire de soi-même ? Petite lampe dans la nuit, quelqu’un veille, attentif au moindre suspens du souffle. Le cœur passe avant tout, le jour va bientôt venir, le temps est si long, la vie est si courte, la tendresse dort auprès de moi, dis-tu. Mémoire du jardin des délices.
Une balançoire, une douceur d’enfant entre deux mêlées, entre deux crochets du corps souple. Sur les étagère les livres de Prix & les poches d’antan. Ce début de bibliothèque est le miracle d’une vie têtue. Je parle de la langue que tu as trouvée, que tu as partagée & dans le jardin, brisant le silence clandestin, le rossignol gringotte une façon de fado, cela apaise la douleur de partir. J’étais en train de te parler de visages aimés & de baisers partagés & j’ai songé que l’hiver venait toujours trop tôt, pour un être né le neuvième jour du huitième mois d’une rare année de treize lunes.
La demeure est maintenant dans le cœur des amis & près d’un ruisseau auvergnat où filent les fario à deux pas d’un buisson de mûres.
Claude Chambard
13 janvier 2015 – 13 janvier 2016
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samedi, 09 janvier 2016
Lu Yu, « Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise »
« Me lamentant de manquer de vin (74 ans)
nul besoin d’endiguer le Fleuve Jaune,
nul besoin de déterrer les tripodes de la dynastie Chou
je souhaite seulement qu’à la maison le vin coule à flot,
jour et nuit ivre à ne pas m’en réveiller
nul besoin d’une coiffe grande comme une corbeille à vanner les céréales,
je souhaite seulement que mon corps soit robuste et en bonne santé,
et du matin au soir boire sans cesse du vin
la Création peu clémente,
chaque jour me met à l’épreuve,
faisant en sorte que, dans ma coupe en bronze,
des mois durant la poussière s’accumule
en cette vie, lorsque j’ai du vin pour la désinvolture je deviens sans rival
cent rouleaux manuscrits se remplissent comme si le vent et la pluie faisaient rage
la Création voudrait-elle m’embarrasser avec la sobriété,
la folie du vieil homme lorsqu’il est sobre, vous ne la connaissez pas encore »
Lu Yu
Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise
Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1995, rééd. 2012
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vendredi, 08 janvier 2016
Sylvie Fabre G., « Dans la lenteur »
« J’ai toujours prononcé un nom que je ne connaissais pas. Je l’ai cherché dès l’enfance dans les livres et les images. Je l’ai senti quelques fois au gré de la lumière ou du vent. Il se dessinait sur mes lèvres, il arrivait sur ma langue comme une herbe de printemps. J’ai pensé le recueillir comme se recueille le temps, malgré son indéchiffrable.
*
Nulle enfance ne peut être muette, et le cri que tu portes en toi se reflète dans tes yeux. Ou ne fait-il que retentir en moi ?
Je l’entends, je le lis dans tes mots. Il ne trouve pas refuge. Jamais. Son intensité est dans la solitude. Dans le miroir son silence. Il m’apprend le plus délaissé, le fragile et tout l’inassouvi.
Le poème est son accomplissement. Et je l’écris pour vaincre l’oppression. Si douloureux tu sais l’inexprimé, jamais tari. Jamais. »
Sylvie Fabre G.
Dans la lenteur
Unes, 1998
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vendredi, 01 janvier 2016
Ariane Epars, « Carnet(s) du lac »
« Samedi 8 juin, 9 heures 30
Lac cireux, presque lisse. Calme. Léger mouvement vers la gauche.
Atmosphère floue, bleu pâle, qui se voile. Les traces des avions restent collées au ciel, croissent en forme de cellules. Derrière le mur de la Promenade un banc de poissons mord la surface de l’eau à-coups de petites bulles.
Une brise agite individuellement les feuilles désormais vertes de l’arbre 2. Un cygne parcourt la scène de droite à gauche, à lents coups de pattes. Au large, très loin, deux canoës brillants, se dirigent vers la droite.
Concert ininterrompu de piaillements de moineaux.
Derrière le ronronnement des pompes à traiter, la circulation.
Les bruits aussi, sont flous.
La lumière est blanche.
Le lac semble s’évaporer dans cette intensité lumineuse.
Martinets et hirondelles sillonnent le ciel au loin, un merle siffle de courtes phrases.
Un courant, soudain, plisse la peau du lac.
Le soleil clignote dans le feuillage de l’arbre 2. Un petit avion survole la maison, des éclats de soleil s’allument s’éteignent s’allument sur le bleu tendu entre les arbres 1 et 2. »
Ariane Epars
Carnet(s) du lac
Héros-Limite, 2015
pour mieux connaître le remarquable travail d'Ariane Epars : http://www.arianepars.ch/
19:28 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : ariane epars, carnet(s) du lac, héros-limite
vendredi, 25 décembre 2015
Hannah Arendt, « Heureux celui qui n’a pas de patrie »
« Une fille et un garçon
au bord du ruisseau et dans la forêt,
d’abord ils sont jeunes ensemble,
puis ensemble ils sont vieux.
Dehors les années s’étendent
Et ce qu’on nomme la vie,
L’être-ensemble habite dedans
Qui ne connaît ni la vie ni les ans.
Hannah Arendt
Heureux celui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée
Traduit de l’allemand par François Mathieu
Edition établie, annotée et présentée par Karin Biro
Payot, 2015
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jeudi, 10 décembre 2015
Pia Tafdrup, « Les Chevaux de Tarkovsky »
LE MOYEU DE LA ROUE
Elle tourne et elle tourne,
la roue ne retourne jamais
À LA MAISON –
le monde est en feu.
Je suis en mouvement
généré en écriture.
Ce que je dis
sont des mots
parvenus du moyeu de la roue.
Depuis ses profondeurs
l’écrin déborde
secrètement
comme les pierres flottent
sur la surface de la mer
des champs de mon père.
Des ronds s’étendent
perçants.
Les yeux, les oreilles,
le pouls fracassant du cœur.
Il y a suffisamment de place
pour que six milliards ou plus
d’êtres esseulés
sans se noyer
puissent contempler
la nuit noire, béante, ondoyante.
Pia Tafdrup
Les Chevaux de Tarkovsky
Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen
Unes, 2015
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lundi, 16 novembre 2015
Les voix de Jacques Roman
« La cruauté rôde autour de la salle de bal. La mort peut toujours s’inviter à danser. C’est là où ma position est très radicale. Je suis inquiet des discours apocalyptiques qui toujours nous renvoient à la mort comme héroïne. Le danseur ne cesse de résister, et en somme dans une période critique danse pour maintenir une flamme. Qu’est-ce qu’on peut faire sinon maintenir une flamme ? C’est aussi la figure du veilleur qui est si fréquente dans mon travail. D’ailleurs à la fin des Lettres à la cruauté, il y a une adresse qui permet de renvoyer la cruauté dans les cordes. Ne pas céder au désespoir, ne pas céder aux sirènes apocalyptiques. C’est difficile de nos jours, si on lit le journal, si on écoute les informations, les propagandes… Des esprits faibles, il y en a beaucoup, et ils sont tentés de sombrer en passant notamment par la peur, et la peur étrangement les fait suivre le loup jusque dans la forêt. Quand je pense au loup, je pense au nationalisme, au totalitarisme. Les forces, les outils que nous avons pour résister, c’est aussi la joie, l’attention aux autres, c’est l’écriture, bien sûr, être en état de perception. »
Jacques Roman
Extrait d’un entretien avec David Collin
In Les voix de Jacques Roman
Études, dialogues, inédits récents.
Sous la direction de Doris Jakubec, Fanny Mossière et David Collin
L’Âge d’Homme, 2015
13:10 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jacques roman, david collin, doris jakubec, fanny mossière, les voix de jacques roman, l'age d'homme
lundi, 02 novembre 2015
Pascal Quignard, « Princesse Vieille Reine »
© cchambard
« Ce n’est pas le besoin qu’éprouvait George Sand de s’écarter le plus possible des siens, des domestiques, du groupe, de se réfugier dans un coin de l’espace qui me paraît constituer une aspiration extraordinaire, c’est le nom qu’elle donnait à ce refuge : elle l’appelait “l’absence”.
Elle ne disait pas retraite, otium, cabinet de travail, cellule, chambre à soi, solitude. Elle nommait ce “petit coin” de sa maison de Nohant : L’Absence.
Toute sa vie elle désira être absente à l’intérieur de l’Absence.
Il se trouve que, toutes les fois où elle se retrouvait chez elle, à Nohant, George Sand écrivait dans la chambre où lui avait été annoncé, lorsqu’elle était enfant, la mort de son père, désarçonné sur la route de La Châtre.
C’était là où on lui avait fait enfiler des bas noirs.
C’était là où on avait enseveli son petit corps maigrelet et nu de petite fille âgée de quatre ans sous une lourde robe de serge de Lyon beaucoup trop grande pour elle.
C’était dans cette chambre qu’on avait forcé la fillette à envelopper ses cheveux du long voile noir des veuves.
C’est dans cette chambre, toute sa vie, qu’elle attendit que son père “eût fini d’être mort”.
Où elle ouvrait son livre.
Toute sa vie on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde, c’est-à-dire le lieu où le moi peut être absent, où le corps s’oublie.
Elle lisait.
C’est ainsi qu’elle était heureuse. »
Pascal Quignard
Princesse Vieille Reine
Galilée, 2015
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dimanche, 25 octobre 2015
Ingeborg Bachmann, « Toute personne qui tombe a des ailes »
Une sorte de perte
« Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.
Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.
Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.
Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.
De l’hiver, d’un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.
Des cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.
Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,
porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,
(— le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)
intrépide en religion, car ce lit était l’église.
La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.
Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.
Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.
Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.
Ce n’est pas toi que j’ai perdu,
c’est le monde. »
Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967)
Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif
Bilingue
Poésie/Gallimard, 2015
14:46 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : ingeborg bachmann, toute personne qui tombe a des ailes, françoise rétif, gallimard