mercredi, 22 mars 2017
Jim Harrisson, « L’éclipse de lune de Davenport »
DR
« Le temps nous dévore crus.
Pour mon anniversaire, hier,
je n’étais que d’un jour plus vieux
bien que j’aie commencé unicellulaire
il y a dix millions d’éternités dans le bourbier de la vieille ferme.
* * *
Assurément les poissons n’ont pas inventé l’eau
ni les oiseaux, l’air. Les hommes ont bâti des maisons
en partie pour la gêne que leur donnent les étoiles,
et élevé leurs enfants sur des insignifiances,
puisqu’ils ont massacré tout dieu au fond d’eux-mêmes.
L’homme politique sur les marches de l’église croît
dans la grandeur même de cette stupidité,
lampe grillée qui jamais n’imagina soleil.
* * *
C’était lundi matin pour la plupart des gens
et mon cœur était près d’exploser selon
mon tensiomètre numérique,
ce qui me fait dire que je ne peux plus bosser
pour être le mineur le mieux payé au monde.
Je veux me maintenir à la surface et aider le héron
qui a du mal à se poser au bord du ruisseau.
Il vieillit et je me demande où il sera une fois mort. »
Jim Harrisson
L’éclipse de lune de Davenport et autres poèmes
Traduit de l’américain par Jean-Luc Piningre
Bilingue
La Table Ronde, 1998, rééd. La Petite Vermillon, 2017
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lundi, 20 mars 2017
Pierre Bergounioux, « Le Grand Sylvain »
Pierre Bergounioux dans La Capture de Geoffrey Lachassagne
« Il y a une dernière chose qu’on peut envier aux insectes, outre la cuirasse, les cœurs épars, la science innée, la stupeur : c’est la patience. Ils sont un siècle et demi à cheminer par monts et par vaux, perdus dans les forêts de l’herbe, la nuit, cherchant le passage, le tablier des ponts et on voudrait qu’ils soient là, dans l’instant, parce qu’on a cet instant et la prétention, avec ça, d’acquitter une créance qui court depuis le commencement. Le temps passe. L’instant s’achève et tout ce qu’on trouve, c’est de reprocher au gosse, au vrai, qu’on a traîné avec soi, d’être assis, bras ballants, sur une souche, à ne pas chercher. On lui en veut de ne pas déférer à l’injonction du gosse fictif que ses yeux ne sauraient déceler dans l’après-midi blême alors qu’il devrait être manifeste, aux nôtres, qu’il n’y est pas, pour lui, pas encore, puisqu’il est un gosse, un vrai. Si l’on était raisonnable, on se rendrait à l’évidence. On verrait. On accepterait. On se tairait. Au lieu de quoi on adresse des paroles amères à quelqu’un qui n’a rien fait. On veut le charger d’une part de la vieille dette qu’on a contractée. Finalement, c’est une querelle de gosses, même si l’un des deux n’est plus visible et c’est celui-ci, en vérité, qu’il faudrait chapitrer sur son acrimonie, sa mauvaise querelle, son incurable faiblesse. »
Pierre Bergounioux
Le Grand Sylvain
Verdier, 1993
Réédition avec le dvd La Capture de Geoffrey Lachassagne, La Huit/Verdier, 2017
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samedi, 18 mars 2017
Christophe Manon, « Au nord du futur »
Christophe Manon. photographie ©Sylvain Maestraggi
« Parfois l’amour aussi
est ce qui nous émeut d’être à ce point présent et d’une intense
douceur et ce qui nous reste de baisers nous en usons
pour sécher les larmes sur les joues de nos semblables et faire durer
le présent d’une joie qui ne veut pas
mourir et du silence saturé de poison la part
qu’il revendique inlassablement nous recevions l’accolade maintenant
les beaux noms nous les consignons dans nos livres franchissant
l’obscurité en des gestes fragiles donnant
mémoire à ce qui fut brisé afin
que ce qui a été rendu visible ne soit pas
effacé et qu’il ne reste pas
de mots sans sépulture. »
Christophe Manon
Au nord du futur
Nous, 2016
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jeudi, 16 mars 2017
Li Po, « Jour de printemps, après l’ivresse évoquant mon sentiment »
Li Po par Liáng Kǎi
« vivre en ce monde est comme un grand rêve
à quoi bon se fatiguer ?
aussi tout le jour je suis ivre
je m’effondre et m’allonge sur le perron
au réveil je regarde dans la cour
un oiseau chante parmi les fleurs
dis-moi, quelle saison est-ce ?
“dans le vent du printemps chante le loriot”
ému par cela je suis pour soupirer,
mais devant le vin me sers à nouveau
je chante à haute voix, attendant la lune claire
quand mon chant s’achève mon sentiment est apaisé »
Li Po (701-762)
Buvant seul sous la lune
Traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1988
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lundi, 13 mars 2017
Pascal Quignard, « Une Journée de Bonheur »
en couverture : Corot, Jeune femme cueillant une fieur (détail)
« Sur les couples des fous de Bassan
Carpe
arrache
diem
jour.
Les couples de fous de Bassan, tout blancs,
la tête blonde,
tous les ans reviennent au même nid où ils se rencontrèrent pour la première fois.
Reviennent où ils s’aimèrent.
Arrache-jours.
Chaque année le mâle apporte à la femelle retrouvée
brins d’herbes mêlées de fleurs
dont il entoure le cou de celle qui l’a distingué jadis entre les autres.
Il l’enroule,
formant un collier instable.
Les phrases des oiseaux sont très brèves,
laissent peu de temps à la réponse,
reprennent vite leurs sèches séquences et leurs brèves fréquences,
pour les encranter dans le vide.
Ce sont des colliers de sons dont la durée fait quelques secondes.
Petites mélodies subites qui s’accrochent et se suspendent dans les vides que le désir laisse,
qui attendent dans le vide
au sein d’une attente où l’appel lui-même attend
au point qu’il résonne.
Fragments de chant.
Fragments verbaux.
Le réel du texte n’est jamais vaste. »
Pascal Quignard
Une Journée de Bonheur
Arléa, 2017
Dans toutes les bonnes librairies à partir du 16 mars
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samedi, 11 mars 2017
Françoise Ascal, « Ombres – Berlin»
DR
« Il neige sur nos mémoires.
Les flocons volent, recouvrent vos traces, comblent nos lacunes.
Dedans dehors s’entremêlent.
Des myriades de cristaux fondent entre nos doigts, identiques, uniques, tels vos visages un instant apparus.
* * *
Vos yeux mangés de nuit appellent encore les nôtres, si loin que vous soyez.
Vos visages confondus jamais ne se résorbent au fond de nos étangs.
Quel rituel inconnu apaiserait votre errance ?
Faut-il clouer vos noms sur de la cendre.
* * *
Tremblez-vous de froid, quand nos pas s’éloignent un peu trop vite un peu trop lestes, vers des horizons stridents ?
Craignez-vous l’abandon, la chute dans les ravins d’où l’on ne remonte jamais, à moins qu’une main tendre frôle encore vos lèvres sur une photo jaunie ? »
Françoise Ascal
Ombres-Berlin in Entre chair et terre
Peintures de Jean-Claude Terrier
Collection l’Orpiment
Le Réalgar, 2017
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jeudi, 09 mars 2017
Claude Margat, « En marge d’une vie »
DR
« La tradition allègue en Chine que Cang Jie l’ancêtre mythique inventa le langage des caractères entre deux mouvements de la tête. Premièrement, il considéra les traces laissées par les pattes des oiseaux dans l’argile, puis il leva les yeux vers le ciel et aperçut les premières constellations. Abaissant son regard à nouveau, il relia les deux espaces. Ce double mouvement désigne de la façon la plus explicite le chemin de la relation. L’image du mythe est assez belle, mais elle ne dit rien de l’intuition qui conduisit le génial inventeur de l’écriture à coudre deux espaces aussi différents sur le même ourlet de sens. Or, la mise en relation de deux éléments distincts d’une même réalité suppose au minimum l’existence d’un pré-langage, d’une pré-pensée suffisamment riche déjà pour pouvoir produire une formulation capable d’ordonner les signes, de les installer dans un discours, une logique, un fonctionnement. C’est vers ce moment de synthèse qu'il faut se tourner quand on souhaite aborder le comment de la langue. Et il fait sacrément noir dans cette région de la pensée !
Un corps de langue se constitue peu à peu. C’est un corps d’air dont la seule visibilité s’étale en signes séparés par des blancs. L’ombre noire des signes se forme au cours de silencieux et terribles affrontements. À la surface du corps de langue flotte tout le mobilier brisé des univers définitifs.
Nécessaire le transfert, et toujours efficace, mais sans une ombre de concession et pas plus de compassion. Car on en est le bénéficiaire un jour, mais c’est pour en devenir l’esclave demain. Sur la page colorée du monde, nous sommes prestement invités à signer le décret de notre propre anéantissement. Nous est seulement offert ce que nous nous montrons capables de saisir dans l’incessant passage de la présence à l’absence. »
Claude Margat
En marge d’une vie
Avec 9 peintures de l’artiste
Préface de Bernard Noël
L’Atelier du Grand Tétras, 2016
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mardi, 07 mars 2017
Derek Munn, « Vanité aux fruits »
DR
« Des secrets commencent avant qu’ils n’existent. Et quand on en garde un on cache sûrement aussi quelque chose à soi. Je ne sais pas ce que je me cache, si je savais ce ne serait pas un secret. Le melon incarne ce secret.
Je n’ai jamais détesté les melons. Ils m’attirent autant qu’ils me dégoûtent. Cet été, sans en avoir l’intention, j’en ai acheté un. Le marché c’est comme ça. On prend des habitudes, on privilégie certains vendeurs, on finit par les connaître. On se fidélise, on acquiert des obligations de la sociabilité, et parfois on fait des achats amicaux plutôt que nécessaires. Je me sentais confus, immédiatement gêné. C’était trop pour moi, dans ma tête c’était un fruit de famille. Il me semblait usurper quelque chose. Je l’ai mis dans mon panier, je l’ai caché, je n’aurais pas voulu que Nathalie voie que je l’avais acheté – peur délirante qui me troublait tant qu’il est resté encore des traces du melon à la maison. Je l’ai posé sur la table. Je l’ai regardé. Il était beau, rugueux. Comme une pierre. Il y avait du poids dans son apparence. Je n’ai pas essayé de le dessiner, le peindre. J’ai tenté seulement de l’admirer, d’être convaincu par sa beauté, sa présence. Je mangeais déjà très peu, mon corps prenait de plus en plus son indépendance et je ménageais mes forces, conservais mon énergie un peu comme on le fait avec de petits appareils en retirant les piles quand on ne les utilise pas. Je savais que le melon serait facile à ingérer, je n’avais pas envie de le manger, mais je me sentais obligé de le faire. Je l’ai coupé en deux d’abord. Il s’est ouvert comme une mémoire. Le cœur grouillait de pépins luisants comme des vers. J’ai préparé une tranche et je l’ai mangée très rapidement. Une deuxième. Il était bon. Très bon, juteux. Il donnait l’impression que c’était ma bouche qui était juteuse. Ma salive coulait comme une source. Puis je me suis arrêté. Pour aucune raison particulière. Le plaisir du goût s’est transformé, est devenu une sorte d’envie répulsive. Il faisait chaud, j’avais froid. Je me suis mis à transpirer. »
Derek Munn
Vanité aux fruits
L’Ire des Marges
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samedi, 04 mars 2017
Sereine Berlottier, « Au bord »
© : remue.net
« ce jour là son visage était si
simplement vivant (c’est comme un souvenir)
nous étions couchées sur le lit (oreillers
lourds) regardant la télévision
et nous ne cherchions plus les mots ni
ce que nous aurions pu avoir à nous dire
avec l’enfant dans nos branches
ses boucles tièdes sur nos épaules
nous étions comme un très vieil arbre
des feuilles pour hier et des feuilles pour demain
et pourquoi aurait-il fallu
détruire ce monde à coups de question ? »
Sereine Berlottier
Au bord
Lanskine, 2017
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jeudi, 02 mars 2017
Tanizaki Jun’ichirô, « Louange de l’ombre »
DR
« Sans doute tous les pays du monde travaillent-ils les couleurs de leurs préparations culinaires de façon à les harmoniser aux teintes de l’environnement et des couverts. Pour ce qui est de la cuisine japonaise, en tous cas, l’appétit vous quittera à moitié si elle vous est servie dans une assiette blanche sous une lumière crue. Prenez la soupe de miso rouge que vous consommez tous les matins, il suffit de considérer sa couleur pour comprendre qu’elle fut élaborée jadis dans des maisons de pénombre. J’étais un jour invité à une cérémonie du thé où me fut servie une soupe de miso ; eh bien, ce liquide couleur de terre rouge, presque boueux, que je buvais quotidiennement sans penser à rien, prit alors sous la lumière instable de la bougie, stagnant dans son bol de laque noire, une nuance d’une profondeur véritablement engageante. De même pour la sauce de soja : dans les régions de l’Ouest, pour les sashimis comme pour les légumes en saumure ou pochés, ils usent d’un tamari très prononcé. Mais quelle richesse de clair-obscur dans ce liquide luisant et onctueux, quelle harmonie d’ombre ! Et les aliments blancs, miso blanc, tôfu, pâté de poisson, purée d’ignames, sashimi de poisson à chair blanche, ce n’est pas en les éclairant de toutes parts que leur couleur sera le mieux mise en valeur. À commencer par le riz cuit : c’est dans un pot à riz meshibitsu en bois laqué noir et lustré, placé dans un endroit sombre, qu’il apparaîtra plus beau, qu’il titillera le plus l’appétit. Du riz bien blanc, cuit de frais, s’élevant au centre de la boîte noire, la chaude vapeur qui monte quand vous ouvrez prestement le couvercle, chaque grain luisant comme une perle… Devant cette vision tout Japonais ressent en lui le précieux bienfait d’un repas de riz. À une telle évocation vous savez que notre cuisine a toujours reposé sur le clair-obscur, a toujours été indéfectiblement liée à l’ombre. »
Tanizaki Jun’ichirô
Louange de l’ombre
Traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré
Philippe Picquier, 2017
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mardi, 28 février 2017
Lambert Schlechter, « Le Ressac du temps »
« Montaigne et les dates. Il y en a peu, explicitement, dans les Essais, mais il y en a.
Il date sa retraite du 28 février 1571, jour initial de sa trente-neuvième année. Il date le “Au lecteur” de ce premier mars mille cinq cent quatre-vingt, c’est le lendemain de son quarante-septième anniversaire.
&
Lire Montaigne. – Quelques mois avant de se suicider Stephan Zweig écrit qu’il lit Montaigne chaque jour.
Marcel Jullian écrit à propos du suicide de Zweig, que celui-ci est peut-être mort de l’avoir [Montaigne] de trop près connu, – et poursuit : Sur le mot qu’il a laissé, il confesse que, n’ayant pas la force d’âme de Montaigne, dont il avait entrepris la biographie, il ne pouvait pas attendre que vienne l’aurore.
Lire Montaigne. – Raymond Petit, jeune résistant luxembourgeois assassiné par les nazis était grand lecteur de Montaigne.
Lire Montaigne. – Nous ne lisons pas “Montaigne”, nous cultivons notre narcissisme dans une lecture sélective, qui trouve évident que l’auteur s’intéresse à son Moi. (Marie-Madeleine Fragonard dans la préface de son édition des Essais, Pocket, 1988). »
Lambert Schlechter
Le Ressac du temps – le murmure du monde 5
Les Vanneaux, 2016
https://editionsdesvanneaux.wordpress.com/
pour fêter l'anniversaire de Montaigne, 28 février 1533
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vendredi, 24 février 2017
Michel Jullien, « Denise aux Ventoux »
DR
« On est passé, on a doublé la léproserie des chênes, mais ils font encore de grandes histoires à votre silhouette, des gestes éberlués. Vous vous retournez à vingt mètres, ils se trouvent très petits, soudain petits d’être tortueux, ancêtres du chemin, ils inspirent la pitié des bonsaïs empotés sur une étagère, ils en ont le ridicule, le racolage.
Après eux vient la passe des sapins dans quoi l’escouade des chênes me vit pénétrer comme un miséreux fou décidé d’en finir. Autre strate. Il avait neigé plus tôt dans la saison, peu avant. La cime du Ventoux n’en gardait rien sinon ici et là des plaques irrédentistes auxquelles l’ancien hiver lui-même avait cessé de croire, lâcheur. C’est plus bas, dans les sapins, à couvert, vers mille cinq cent mètres que la croûte tenait ses places. J’avançais au métronome de Denise, elle se déhanchait devant moi lorsque, à un mètre près, d’arbre en arbre, à même hauteur de branches, une ligne de partage tirée dans la ramure accusait l’étiage neigeux. Un pas de plus suffisait à franchir la couleur, une enjambée du vert au blanc, une enjambée donnant passage à l’ombre des feuillées, à croire que les sornettes des vieux chênes avaient quelque fondement. Par places la neige manquait et ailleurs on ne pouvait l’éviter. Les nuits l’avaient durcie, elle faisait des ourlets grands ouverts en bordure de chemin, sans adhérence, décollée comme un ongle, la plaque sans toucher le sol avec, par-dessous, des ruissellements essentiels, le terreux du blanc. Dessus, les pas tâtonnaient, soucieux de l’épaisseur ; la marche allait à deux temps : un coup de la semelle tenait l’adhérence avec le bruit de croustade que rend une biscotte attaquée sous la dent, un coup la croûte de neige cédait sous mon poids avec la sensation subite d’une dent cassée. Neige chausse-trappe, gélive et molle, rien ne laissait prévoir ce que serait la prochaine foulée. Le rythme s’en ressentait, un pas gagné, l’autre manqué. »
Michel Jullien
Denise au Ventoux
Verdier, 2017
13:06 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : michel jullien, denise au ventoux, verdier