jeudi, 25 mai 2017
Isabelle Baladine Howald, « Les états de la démolition »
© : cchambard
« Je t’entends parler, je ne comprends pas, ta voix ne suffit pas, j’entends, tu dis que c’est une maison petite
…
Le drap au-dessus, toujours essayer de dire.
Ces minutes entières, comme sans figure, contournée,
sans nom
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
… ne sais pas ce qui s’est éloigné
— branches sèches, tremblements
gestes épars sur les visages perdus —
…
ne sais pas
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
…dirait la voix vieillie, et je répèterai sans comprendre.
Il tentait de parler et n’y réussissait pas, cela encore
aujourd’hui où peut-être il n’essaie plus.
…
Comment céder, comment ne pas s’en écarter.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Les maladies, la fatigue, ce qui m’use.
les nuits — je ne dors pas —
le tout à fait défiguré,
et rien pour y répondre.
…
Où allons-nous (je pense : mon ange),
ne dis rien du secret.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Je t’envoie des cahiers, des cartes postales,
des livres.
Je veux des baisers, de la pluie.
…
Tournez-moi dans l’autre sens, que je puisse pleurer. »
Isabelle Baladine Howald
Les états de la démolition
Encres de Suzanne Obrecht
Jacques Brémond, 2002
Isabelle Baladine Howald est née un 25 mai.
Excellent anniversaire Isabelle.
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mardi, 23 mai 2017
Martin Buber, « Les récits hassidiques »
DR
« Les soixante-dix langues.
Rabbi Loeb, fils de Sara, le mystérieux Tsaddik itinérant, a raconté comme suit : « J’étais une fois chez le Baal-Shem pour le Sabbath. Le soir, avant le Troisième Repas, ses disciples les plus importants avaient pris place autour de la table, attendant l’arrivée du Maître. Ils disputaient ensemble de certain passage du Talmud dont ils s’apprêtaient à lui demander l’éclaircissement. Il s’agissait de la phrase qui dit : “Gabriel apprit à Joseph soixante-dix langues.” Chose incompréhensible, assuraient-ils, car chaque langue n’est-elle pas faite d’un nombre immense de mots ? Comment donc l’intelligence d’un seul homme, en une seule nuit – ainsi qu’il est dit dans le texte – saurait-elle se montrer capable de recevoir et de comprendre toutes ces langues ? Et ils convinrent, finalement, de charger Rabbi Guershom, le beau-frère du Baal-Shem, d’interroger le Maître sur ce point.
Quand le Baal-Shem arriva et prit place au haut bout de la table, Rabbi Guershom lui posa donc la question. Et le Baal-Shem prit la parole, développant un commentaire qui semblait bien n’avoir aucun rapport avec le sujet, et où les disciples étaient incapables, en tous cas, de trouver la moindre réponse à la question qui les préoccupait. Mais voilà que se produisit tout à coup quelque chose d’inouï, tout à la fois inconcevable et sans explication possible : frappant la table au beau milieu du saint exposé, Rabbi Yaakov Yossef de Polna s’était écrié : “Le turc !” puis après un instant : “Le tartare !” et un moment après : “Le grec !” et ainsi continuait-il langue après langue, d’exclamation en exclamation. Peu à peu, ses compagnons comprirent que grâce à l’exposé du Maître, qui semblait traiter de tout autre chose, le disciple avait appris à connaître la source et l’essence de chaque langue. Car celui qui t’enseigne la source et l’essence d’une langue, c’est la langue elle-même qu’il t’a apprise. »
Martin Buber
Récits hassidiques
Traduit de l’allemand par Armel Guerne
Introduction traduite par Ellen Nadel Guillemin
Éditions du Rocher, 1978, rééd. Points/Sagesse, 1996
19:56 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent
dimanche, 21 mai 2017
Maurice Blanchot, « L’écriture du désastre »
« ◆ Vouloir écrire, quelle absurdité : écrire, c’est la déchéance du vouloir, comme la perte du pouvoir, la chute de la cadence, le désastre encore.
◆ Ne pas écrire : la négligence, l’incurie n’y suffisent pas ; l’intensité d’un désir hors souveraineté peut-être – un rapport de submersion avec le dehors. La passivité qui permet de se tenir dans la familiarité du désastre.
Il met toute son énergie à ne pas écrire pour que, écrivant, il écrive par défaillance, dans l’intensité de la défaillance.
◆ Le non-manifeste de l’angoisse. Angoissé, tu ne le serais pas.
◆ Le désastre, c’est ce qu’on ne peut pas accueillir, sauf comme l’imminence qui gratifie, l’attente du non-pouvoir.
◆ Que les mots cessent d’être des armes, des moyens d’action, des possibilités de salut. S’en remettre au désarroi.
Quand écrire, ne pas écrire, c’est sans importance, alors l’écriture change – qu’elle ait lieu ou non ; c’est l’écriture du désastre. »
Maurice Blanchot
L’écriture du désastre
Gallimard, 1980
19:04 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : maurice blanchot, l'écriture du désastre, gallimard
jeudi, 18 mai 2017
W. G. Sebald, « Un rêve de valse »
© : Jan Peter Tripp, 1990
« Le voyageur à présent
est enfin arrivé
à la gare-frontière
Un douanier lui a
dénoué ses lacets
quitté ses chaussures
Sur les planches rabotées
au sol sont posés les
bagages sans maître
La valisette en cuir de porc
s’est ouverte, la pauvre
âme envolée
Une pénible investigation
attend le corps, dernière
pièce du déménagement
Va entrer le Dr Tulp
avec son chapeau noir
ses ustensiles de prosecteur à la main
Ou bien l’enveloppe est-elle
déjà vidée, allégée de son poids,
flottant, tout juste guidée
du bout des doigts vers
le pays où l’on ne peut
pénétrer que pieds nus ? »
W. G . Sebald
Un rêve de valse (inspiré du tableau de Jan Peter Tripp)
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
In Face à Sebald
Collectif
Éditions Inculte, 2011
Max Sebald est né le 18 mai 1944.
Bon anniversaire Max
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mercredi, 17 mai 2017
Ossip Mandelstam, « Le Timbre égyptien »
© Moïsseï Nappelbaum, 1927
« Les livres fondent comme des glaçons apportés dans la chambre. Tout se réduit. Toute chose me semble un livre. La différence entre un livre et un objet ? Je ne connais pas la vie : elle m’a été substituée quand j’ai appris le craquement de l’arsenic sous les dents de l’amoureuse française à chevelure noire, la petite sœur de notre orgueilleuse Anna.
Tout se réduit. Tout fond. Et Goethe fond. Nos délais sont courts. Figée dans son fourreau glacial, la poignée glissante d’une épée exsangue et fragile refroidit la paume.
Mais la pensée, telle l’acier tortionnaire des patins Nourmis, glissant autrefois sur la glace bleue et saupoudrée, la pensée, elle, n’est pas émoussée.
Ainsi les patins, fixés aux bottines informes des enfants, se confondent avec des sabots américains à lacets : ce sont des lancettes de fraîcheur et de jeunesse, et les vieilles chaussures entraînant leur joyeux poids se métamorphosent en splendides restes d’écailles de dragons sans nom ni prix.
C’est toujours plus difficile de feuilleter les pages d’un livre gelé, relié en forme de hache à la lueur d’une lampe à pétrole.
Vous, réserves de bois – noires bibliothèques de la ville – nous lirons encore, nous regarderons encore.
Quelque part sur la Podiatcheskaïa se trouvait cette célèbre bibliothèque d’où, par paquets, on emportait vers les datchas des petits volumes bruns d’auteurs russes et étrangers, aux pages de soie usée et contagieuses. Des laiderons choisissaient les livres sur les étagères. À l’un – Bourget ; à un autre – Georges Ohnet ; à un autre encore – quelque chose du saint-frusquin littéraire.
En face, il y avait un corps de pompiers aux portes hermétiquement closes et une cloche sous son chapeau de champignon.
Certaines pages avaient une transparence de pelure d’oignon.
Elles portaient la rougeole, la scarlatine, la petite vérole.
Sur le dos de ces livres de villégiature, sans cesse oubliés sur la plage, s’éternisaient les pellicules dorées du sable marin : tu secouais, elles réapparaissaient toujours.
Parfois il en tombait le minuscule sapin gothique d’une fougère aplatie et fanée, parfois une fleur nordique sans nom, transformée en momie.
Incendies et livres – c’est très bien.
Nous regarderons encore et nous lirons. »
Ossip Mandelstam
Le Timbre égyptien (1927)
Traduit du russe par Christian Mouze
Pré-texte d’Olivier Gallon
Postface d’Odile des Fontenelles
La Barque, 2017
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dimanche, 14 mai 2017
Isabelle Lévesque, « Voltige ! »
« Le livre repose-t-il à l’ombre ?
Ces gestes exaltés, saisis, noirs ou blancs,
retiennent-ils dans leur arrêt
le désarroi fin des poussières
immobiles, suspendues, revenues
d’un rêve qui n’existe pas
sauf à poser sur le bras tendu
l’image qui confond le passé le présent ?
Le rouge impossible des fleurs
lancé vers le ciel
avant l’orage.
––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Que retracer d’une malhabile survie ?
Entre nos doigts, la gorge et son cri,
parfum oublié d’une feuille.
Nous la frottons, chaque partie
contre la force d’oubli. Le murmure
coule, petite nappe,
la paume le recueille.
Et ce mouvement reproduit : geste du feu,
étincelle ou source. Nous gardons
sur nos lèvres le retour du vif.
Nous l’écrivons (dorénavant se double
de vers inachevés).
Isabelle Lévesque
Voltige !
Peintures de Colette Deblé
Postface de Françoise Ascal
L’herbe qui tremble, 2017
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jeudi, 11 mai 2017
Tao Yuanming, « Le retour aux champs »
« À l’enfant que j’étais point ne plaisait le monde
Et mon cœur pour les monts était tout plein d’amour.
Mon erreur m’a jeté dans les filets du siècle
Et trente années, pas moins, se sont ainsi enfuies.
L’oiseau tenu en cage se languit de ses bois,
Le poisson du bassin rêve de son étang.
J’ai défriché un champ dans les landes du sud :
Le rustre que je suis s’en revient à la glèbe !
Je ne possède en tout que quelques dix arpents
Une étroite chaumière de huit ou neuf travées.
L’arrière est ombragé d’ormes et de grands saules,
Le devant est planté de pêchers et poiriers.
Dans un lointain diffus s’aperçoit un village
D’où montent alanguies des fumées paresseuses.
Là-bas des chiens aboient au détour des ruelles,
Les coqs lancent leur chant tout en haut des mûriers.
Mon portail et ma cour ignorent la poussière,
Je goûte un long loisir dans la chambre déserte.
Je suis bien trop longtemps resté dans une cage,
Mais je retrouve enfin toute ma liberté.
* * *
Je reviens grommelant, m’appuyant sur ma canne ;
Le chemin, très pentu, contourne les fourrés.
L’eau du ru montagnard est très pure et très claire ;
C’est tout ce qu’il me faut pour me laver les pieds.
Je vais tirer du vin, du vin nouveau, bien chaud,
Je saisis un poulet, j’appelle mes voisins.
Le soleil s’est couché et l’ombre emplit la pièce ;
Un bon feu de broussailles nous tient lieu de lampe.
Alors la joie s’en vient. Hélas, la nuit est brève
Et voici que déjà un nouveau jour se lève. »
Tao Yuanming – 365-427
Le retour aux champs
– série de cinq poèmes, ici le premier et le dernier –
in « Les Six Dynasties et les Sui »
traduit du chinois par François Martin
Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade, Gallimard, 2016
18:10 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : tao yuanming, le retour aux champs, françois martin, anthologie de la poésie chinoise, la pléiade, gallimard
jeudi, 04 mai 2017
Armel Guerne, « Fragments »
DR
« Nous habitons une époque, hélas ! obscurément avertie qu’elle n’a point d’avenir, où les initiatives les plus osées se risquent… jusqu’à refaire ce qui a déjà été fait, à répéter ce qui a déjà été dit dans un temps antérieur, et où ce qu’on appelle l’avant-garde est une héroïque phalange de jeunes audacieux que le courage et l’amour du scandale excitent jusqu’à recommencer des gestes qui n’étaient déjà plus, pour les académiciens d’aujourd’hui, le sujet du moindre étonnement.
Disons-le, parce qu’il faut le dire : nous vivons une époque bègue d’esprit, où la rérépépétitition tient la place éminente. Vous me direz, mon cher lecteur, que la routine confère aux choses un fondement sérieux. N’en croyez rien, et souvenez-vous de l’école où tant de balivernes qu’il a fallu désapprendre nous ont été rérépétées et cubiquement assurées avec la méthode de l’enfoncez-vous bien ça dans la tête. Mais les têtes n’en étaient pas plus claires ni les cœurs plus profonds, nous le savons et constatons tous les jours, ne serait-ce qu’à voir se façonner sous nos yeux notre Histoire qui est assurément de toutes les histoires humaines, la plus absurdement non-humaine, celle où assurément la sagesse fait le plus totalement défaut.
Légèreté et ignorance sont nos vertus cardinales, que vient couronner de son auréole éblouissante l’Imposture sacro-sainte et qui rallie tous les suffrages des regards si unanimement tournés vers les ténèbres extérieures que le moindre éclat d’une quelconque flammèche, le plus fumeux lumignon y sont aussitôt pris pour le plus incandescent soleil qui ait jamais voyagé par les immenses étendues de l’éternité. »
Armel Guerne
Fragments (1961-1980)
Coll. « Vérité intérieure », dirigée par René Daillie
Solaire-Fédérop, 1985
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mardi, 25 avril 2017
Bohumil Hrabal, « Poldi la belle »
DR
[…]
« En cette aube sagace
où les vieillards se raclent à fond la gorge
et où les vieilles soufflent sur leurs paumes
pour s’assurer à l’odeur qu’elles sont encore,
en cette aube suave de printemps
où les premiers lilas crachent le sang,
en cette aube d’œufs
où les lampes à gaz battent les blancs en lumière,
en cette aube j’irai avec les amis m’enterrer.
D’abord j’achèterai un petit cercueil blanc
avec du papier crépon blanc
où, sur un tout petit édredon blanc de papier crépon,
sera posé mon blanc sourire vu de l’autre côté,
grimace ensevelie de copeaux de fleurs
et je me porterai moi-même dans mes bras
et les amis me suivront en cortège
avec les lunes argentées des pelles,
et nous irons là-haut, au dessus de Poldi la belle*
et, avec une pioche de nickel, nous entrouvrirons la serrure de la terre
et, le long d’une sangle violette, descendront
mon raboteux baiser à l’éternité,
ma peur vive
qui est tout ce que j’ai, en quoi j’espère,
ce que je signifie, en quoi je crois,
parce que si je n’avais pas peur,
dès maintenant j’enfilerais mes plus beaux vêtements,
préparerais un banquet sur toutes les tables,
entourerais ma petite tête de linges
et souriant
me ferais éclater la cervelle.
Seulement j’ai peur,
voilà le hic, j’ai peur,
parce que j’aime
la vie. »
[…]
* L’enseigne des aciéries Poldi de la ville de Kladno est constituée d’un ovale au sein duquel se trouve le profil d’une tête de femme, surmonté d’une étoile à cinq bras symbolisant l’exportation dans les cinq continents. La femme en question serait Leopoldina, épouse de Carl Wittgenstein, un des fondateurs des aciéries, en 1889 : les aciéries Poldi Hütte furent nommées Poldi en son honneur. (ndt)
Bohumil Hrabal
La grande vie – Poèmes 1949-1952
Traduit du tchèque par Jean-Gaspard Pálenícek
Fissile, 2017
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vendredi, 21 avril 2017
Patrick Varetz, « Petite vie »
DR
« Écrire relève du cauchemar, puisqu’il nous faut sans cesse retourner au point de départ, lui pour se racler le crâne, et moi – serrant les doigts et les dents – pour retranscrire des phrases que je connais par cœur. Les mot, à force d’être répétés, acquièrent des sonorités fantasques, pour ne rien dire d’une opacité inquiétante qui achève de les désunir. Daniel, mon pauvre père, remue les lèvres sans parvenir à rassembler ses esprits, pointant du doigt – dès qu’il le peut – mon manque d’attention. Il a beau aligner les propositions les unes derrière les autres, tout cela ne tient pas. Le souffle qui traditionnellement lui manque, à chaque effort ou irritation soudaine, lui fait également défaut en matière de style. Proprement désorienté, il est incapable de se projeter au-delà de la dernière syllabe qu’il vient de prononcer. Le vocabulaire inoffensif, qu’il se contraint pour cette fois à employer, ne possède pas – il le déplore – la vigueur de l’invective dont il est coutumier. À défaut de me laisser recopier en l’état la dernière version à laquelle nous venons d’aboutir, il lui faut retravailler – jusqu’à l’obsession – la chute dont il entend parachever notre chef-d’œuvre. Régulièrement, j’interroge la minuscule horloge en formica, accrochée au-dessus de ma tête, priant pour que le temps ait secrètement précipité la rotation de ses aiguilles. Violette, ma mère – la cigarette au bec –, se résout enfin à poser deux assiettes vides sur un coin de table, mais il n’entre pas dans les vues de mon père de nous accorder la poindre pause. Impuissant à trouver le repos, il avale son vin débout, et – en tirant lui aussi sur une Gauloise – s’empresse de se resservir. La bouche noircie, le visage exsangue, il paraît brûler d’une rage froide qui exclut toute forme de compromission. »
Patrick Varetz
Petite vie
P.O.L, 2015
19:15 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : patrick varetz, petite vie, pol
lundi, 17 avril 2017
Antoine Emaz, « En deçà »
© : Régis Nardoux
Pâle
« au bout du jour
il n’est pas grand-chose à quoi
peuvent s’accrocher les doigts
dans un silence de chair remuée
vive
le plus souvent on s’est tenu
à la surface des gens ou des choses
avec en dedans
un grand désir
muet
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
les êtres s’échappent
d’autres amis remplacent les morts
on est toujours là
peut-être un peu plus lourd de souvenirs
pour personne
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
hommes sans cesse
très vite disparaissant
dans la terre sans livres
tant de terre et tant d’hommes
remués
si longtemps
sans faire d’histoire
décisive
on ne crie plus guère
on veille parmi les livres
lorsque les mains sont vides
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
l’élargissement viendra
du dedans
s’il doit venir
pour l’heure
on aménage l’espace restreint
et sous les livres
on arrive à ne plus voir les murs
ainsi
à l’étroit dans ce qui est possible
on est
débout
encore
on dure »
Antoine Emaz
Poème d'une énergie contenue in En deçà
Fourbis, 1990
14:33 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : antoine emaz, en deçà, fourbis
samedi, 15 avril 2017
Rahel Hutmacher, « Fille »
© : Mara Meier
COURSE DE VITESSE
Voici ma fille qui arrive, s’arrête devant mon portail et appelle ; j’ouvre donc le portail et lui souhaite la bienvenue. Elle vient chercher ce que j’ai accumulé. Elle vient avec des carrioles et des bateaux.
Elle dit : C’est donc ici que tu t’es cachée. Cette fois j’ai mis longtemps à te trouver. Mais je ne t’ai pas oubliée. Je n’ai pas renoncé à chercher, et maintenant je t’ai trouvée.
Ma fille emporte ce que j’ai accumulé, cela ne m’appartient plus. Cela ne m’a jamais appartenu. Quand je suis arrivée ici et que je me suis aperçue qu’elle avait perdu ma trace, j’ai attendu qu’elle me trouve ; vienne me rappeler ma promesse : que rien ne m’appartient, que je ne possède rien. Mais elle n’est pas venue.
J’habitais ici en paix ; personne ne me donnait d’ordres, personne ne me disait : Donne donne. Je me suis construit un mur autour de cette maison, comme je l’avais appris auprès de l’ourse ; et un portail dans le mur, que je fermais chaque soir, comme je l’avais appris auprès de l’ourse. J’ai mis des choses dans ma maison ; personne n’est venu me les prendre. Je commençais à habiter ; plantais de petits plantes et semais des graines. Grâce aux formules que j’avais apprises auprès de l’ourse, mes arbustes ont poussé vite. Les graines ont donné un jardin, qui fleurissait en été. Personne ne perturbait mon sommeil.
Un jour quelqu’un m’a demandé à qui appartenait ce beau jardin, cette belle maison. À moi, dis-je sans hésiter.
Maintenant ma fille me lève les fleurs de mon jardin, m’emporte mes arbustes et la table ; est assise sur mes chaises, mange tout ce qu’il y a dans mes placards. Tu as oublié ta promesse, me dit-elle la bouche pleine. Mais je ne l’ai pas oubliée.
Elle charge ses bateaux, jusqu’à ce qu’ils enfoncent dans l’eau, des choses qui m’ont appartenu toutes ces années ; qui ne m’ont absolument jamais appartenu. Maintenant elles sont sur son bateau, mon lit, mon armoire, ma table, et paraissent petites et étrangères.
Tu m’appartiens, dit ma fille et mange toutes les provisions que j’ai portées dans la cave pour l’hiver. Tout ici m’appartient dit-elle et palpe mes vêtements moelleux ; tu l’as promis.
Je lui porte les tapis sur le bateau. Je ne contredis pas, je ne me défends pas. Comment le devrais-je, comment le pourrais-je, elle a raison.
La nuit cependant, quand elle dort dans mes coussins, rassasiée de mes provisions et bercée par mon silence accommodant. La nuit je m’en vais. Une fois de plus je laisse tout, une fois de plus je n’emporte rien, car rien ne m’appartient : je lui ai promis. Je m’en vais ; dis la formule pour la vitesse, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse, et cours toute la nuit. Quand ma fille s’éveille le matin et m’appelle, une fois de plus je suis introuvable.
Je dis la formule pour la pluie, celle que j’ai apprise auprès de l’ourse ; il se met à pleuvoir, cela efface ma trace. Je cours ; comme la dernière fois, l’avant-dernière fois et toutes les fois précédentes où je lui ai laissé tout ce que j’avais amassé, et m’étais enfuie la nuit en douce, je me sens joyeuse et légère. »
Rahel Hutmacher
Fille
Traduit de l’allemand (Suisse) par Fernand Cambon
Collection Merveilleux (les contemporain) n° 43
Corti, 2010
19:50 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : rahel hutmacher, fille, fernand cambon, corti