lundi, 11 septembre 2017
Pierre Reverdy, « Le Voleur de Talan »
DR
« DÉDICACE PRÉFACE
L’Arme qui lui perça le flanc
Sa plume
Et le sang qui coulait
noir
de l’encre
O vie factice et délicieuse plus réelle
En bas c’est un abîme familier
qui s’ouvre
Une bête venait de remuer
On entendit un sabot gratter le pavé sous la paille
Puis un cri
Attendez-vous à ce qui va se passer
Quelqu’un mit un œil à la lucarne
et regarda
C’était encore la nuit mais la pendule balançait son battant sans sonner les heures et on dut attendre le jour pour savoir de quoi il s’agissait
Les années passent vite dans la tête
obscure d’un enfant
Puis il n’y a plus qu’un souvenir unique qui se transforme
Cependant si l’on regardait
attentivement le même point on
s’apercevrait qu’il n’a pas bougé
C’est un jeu de lumières
On ne voit plus les mêmes couleurs
Et les oreilles aussi auront changé
Quelle épaisse fumée
En essayant d’écarter les ténèbres avec ses doigts il s’est déchiré la figure et le cœur
S’il s’était rencontré lui-même à quelque carrefour
La roue d’une voiture qui passait le frôla et son veston resta taché de boue jusqu’à la fin
Combien y avait-il de temps qu’il
était sorti
Entre tous les objets il y avait un vide qu’il aurait voulu combler et sa tête flottait de l’un à l’autre
Le vent l’aurait emporté au-dessus
des arbres s’il avait voulu
Et toi tu restes là penché sur le parapet
en ayant l’air d’attendre
La cloche qui sonne ne t’appelle
pas
Les sirènes font gémir les ardeurs
d’un autre climat
Une image
Il faut couper toutes les entraves et partir
les mains devant
Au fond de soi il y a toujours un pauvre enfant qui pleure »
Pierre Reverdy
Le Voleur de Talan – roman
Imprimerie Rullière, Avignon, 1917, rééd. Flammarion, 1967
Pierre Reverdy est né le 11 septembre 1889 à Narbonne et mort le 17 juin 1960 à Solesmes.
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samedi, 09 septembre 2017
Benoît Conort, « Sortir »
DR
« Prologue
I
consentir que ça commence là
de ce côté à cet endroit qu’on ignorait
qui n’était pas le premier
au milieu juste médian mitan
combien croire et feindre que
c’est la dernière fois qu’on
brise le silence
II
un mot tombe
sombre de la citerne
quand cela revient
on ne sait qui le ramène
ni pourquoi
de la douleur qui l’accompagne
III
on voudrait
heurtée l’épaisseur de l’air
cesser d’être
nageur malhabile
à pleins poumons pouvoir
expirer la peur
IV
nulle parole qui
ne soit nue
même peau
la caverne est d’ombre
rêvée la paroi
muqueuse des mots
V
j’écris peu
le peu que j’écris je le jette
je regarde le mur
sur le mur il est dit rien
ne s’écrit que rien ne s’écrira
je me lève
je regarde par la fenêtre
il fait dehors comme
dedans »
Benoît Conort
Sortir
Coll . Recueil, Champ Vallon, 2017
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mercredi, 06 septembre 2017
Alexandre Vialatte, « La Complainte des enfants frivoles »
DR
« Nous nous sommes retrouvés un soir d’automne quelques-uns de cette époque-là, un jeudi, devant la porte du vieux collège, comme si nous revenions de chez nos correspondants. La lanterne de fer, comme autrefois, éclaira nos ombres en accordéon qui tremblèrent sur le vieux mur campagnard, secouées par le vent du nord, et je me suis rappelé les ombres de la salle d’étude ; les ombres sont toujours plus éloquentes que les hommes ; elles déforment et multiplient ; autrefois nous étions plus petits, mais nous portions ces pèlerines véhémentes qu’on quitte à seize ans pour des pardessus sans éloquence. Les boules de pierre qui couronnent les piliers de la porte avaient l’air d’un exemple de dessin. Du haut du tertre où est bâti le vieux collège, les champs dévalaient dans la nuit, vers les campagnes des vacances ; c’est de là que partaient les routes que nous avons tous prises un soir, avec leurs tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours… ; les routes qui tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l’espoir des hommes ; et maintenant nous savons ce qu’il y a derrière ces brumes, sur les pitons bleus ; pour quoi faire ? Tout est pareil à notre adolescence derrière la nuit qui nous cache le pays comme un mouchoir sur la face d’un cadavre : le pré-verger, les salles de classe et les “barabans” dans la cour sous les tilleuls ; les barreaux quadrillent la lucarne de la tour de l’Horloge fermée sur son mystère mécanique, sombre, aveugle, sourde et muette. Que de fois quand nous étions enfants nous y sommes venus, attendant qu’un ange exprès délégué pour nous par l’après-midi trop pesante vînt nous y tenir des discours latins, remuer les horizons, secouer des merveilles, et, nous prenant par la main, nous emmenât vers ces monts qui barraient les routes, coulisses du monde d’où nous voulions tout espérer. Je me rappelle un défilé dans la montagne, plein d’arnicas et de digitales, qui m’a longtemps semblé comme l’un des couloirs du merveilleux… Un jour pourtant, collégiens ravis, nous sommes partis sur les petits trains noirs qui font une fumée blanche et qui sifflent. Mais nous laissions aux fenêtres du dortoir ces constellations magiques qui se décalquaient sur les vitres avec leurs noms d’animaux, de plantes et de déesses : toute la géographie, la flore, la faune et la mythologie du ciel. Nous abandonnions cela pour la terre. Peut-être en raclant un peu les vitres, trouverait-on une poudre d’or ?
Devant la porte qu’aucune défense ne nous fermait plus, nous nous sommes raconté, ce soir-là, sans surprise, des choses qui auraient troublé le sommeil de nos mères et gêné l’instituteur adjoint dans sa conception géométrique du vraisemblable. En vain. Il restera toujours assez d’impossible pour nous faire regretter ces promesses absolues que la récréation de 4 heures fait aux écoliers chimériques et que la vie ne tiendra jamais. »
Alexandre Vialatte
La Complainte des enfants frivoles – écrit autour de 1925
Précédé de « Premier roman, dernier paru » par Pierre Vialatte
Le Dilettante, 1999
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lundi, 04 septembre 2017
John Ashbery, « Sonate bleue »
DR
« Il y a longtemps c’était alors le début de ce qui semble maintenant
Comme maintenant n’est que départ pour un nouveau mais encore
Vague chemin. Ce maintenant là, celui qui est vu une
Fois de loin, c’était notre destinée
Peu importe ce qui peut nous arriver d’autre. Il est
Le présent passé de quoi notre physionomie,
Nos opinions sont faites. Nous en sommes la moitié et nous
Nous soucions peu du reste. Nous
Pouvons voir assez loin pour que le reste de nous soit
Implicite dans l’entourage qu’est le crépuscule.
Nous savons que cette partie du jour vient tous les jours
Et nous le sentons, puisqu’il a ses droits, aussi
Nous avons le droit d’être nous-mêmes dans la mesure
Où nous sommes en lui et non dans quelque autre jour, ou
À quelque autre endroit. Le temps nous convient
Tout comme il est content de lui, mais dans la seule mesure
Où nous ne cédons pas de ce pouce-là, souffle
De devenir avant que devenir puisse être vu,
Ou vienne à ressembler à tout ce qu’il semble signifier maintenant.
Les choses qui venaient pour qu’on en parle
Sont venues et parties et l’on se souvient encore
Comme récentes. Il y a un grain de curiosité
À la base des quelques nouveautés, qui déroulent
Leur point d’interrogation comme une nouvelle vague sur le rivage.
En venant pour donner, pour renoncer à ce que nous avions,
Il nous faut, nous le comprenons, gagner ou être gagné
Par ce qui passait, brillant du chatoiement
Des choses récemment oubliées et ravivées.
Chaque image trouve sa place, dans le calme
De ne pas avoir trop, d’avoir juste assez.
Nous vivons dans le soupir de notre présent.
Si c’était tout ce qu’il y avait à avoir
Nous pouvons ré-imaginer l’autre moitié, la déduire
De la forme de ce qui est vu, insérés
Que nous sommes dans l’idée qu’elle se fait de la façon dont
Nous devons continuer à avancer. Il serai tragique de s’adapter
Dans l’espace créé par notre arrivée retardée,
Pour proférer le discours qui est de circonstance,
Car le progrès survient à travers la ré-invention
De ces mots tirés du pâle souvenir que nous en avons,
En violant cet espace de façon telle
Qu’on le laisse intact. Pourtant après tout
Nous en sommes et nous avons franchi une considérable
Distance, notre passage est une façade,
Mais la comprendre nous justifie. »
John Ashbery
Quelqu’un que vous avez déjà vu
Traduit de l’américain par Pierre Martory et Anne Talvas
P.O.L, 1992
Aussi de John Ashbery sur ce blog : http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2016/01/24/...
John Ashbery, né le 28 juillet 1927 à Rochester, est mort le 3 septembre 2017 à Hudson.
16:20 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : john ahsbery, quelqu'un que vous avez déjà vu, pierre martory, anne talvas, p.o.l
samedi, 02 septembre 2017
Claude Margat, « L’Horizon des cent pas »
DR
« La peinture n’est pas plus admissible que la poésie mais l’une comme l’autre sont aussi nécessaires à la respiration de la pensée que l’air l’est au souffle. L’une et l’autre guérissent l’esprit des aveuglements du sens.
*
Une peinture ne devrait jamais sortir de la sphère du geste qui la produit. Le geste est à la peinture ce que la mesure est à la musique.
*
Aucun projet. Seulement le rythme et ses déclinaisons.
*
Voir la pensée prendre forme sous sa propre main constitue une expérience sans équivalent. Par le travail de la main s’abolit toute distance entre le désir et son objet. Encre et pinceau sont les agents d’un toucher aérien. Ce n’est jamais le peintre qui met un point final à l’approche mais l’objet même du désir. Ce qui manque à la substance constituée de l’œuvre se trouve compensé par le suspens que celle-ci produit en ne s’accomplissant pas. La manière d’un artiste exprime le style de son approche. Lorsque l’intention investit le geste, elle en devient l’élan. Sans crainte ni hâte, il ne reste plus qu’à se conformer au rythme qui commande déjà au pinceau.
*
Tout est rythme, scansion. Et tout est vu, saisi en plein vol.
*
Ce que la peinture écrit, elle ne le nomme pas mais elle le pense à la manière du poète qui use de toutes les ressources de la langue et fait sourdre à nouveau l’originelle saveur du mot. La main est là, animant d’invisibles remous, communiquant à l’ensemble du corps l’écho d’une présence obscure et cependant familière.
*
Je peins sous l’impulsion de ce qui écoute et cherche en moi le sentier de son propre espace, espace qui telle une calligraphie en cursive se déroule et dévoile une double intimité.
*
Chaque jour je constate que l’élan qui m’anime n’est pas tant inspiré par le désir d’exprimer ce que je ressens que par celui d’apprendre. Le suprême bénéfice de l’action de peindre est que l’on conduit à tout observer dans le détail. Le regard chaque jour se tourne vers la rive et s’émerveille de pouvoir l’explorer. L’action de peindre produit un dépôt à la surface duquel vibre la présence du vivant.
*
Bien voir, c’est bien entendre. Et bien entendre, c’est entendre au-delà de l’audible.
*
Dans une peinture c’est l’émotion qui constitue le liant, non l’émotion combustible du regard, mais l’émotion dans la peinture.
*
Je peins ce qui remonte de mon œil, et ce qui remonte de mon œil remonte de mon pied.
*
Le trait de pinceau doit marquer la présence, désigner plutôt que cerner.
*
Il y a un mot pour unir de façon immuable vide et plein : espace. »
Claude Margat
L’horizon des cent pas
Encres de Claude Margat
Calligraphies de François Cheng
Textes de Élisabeth Clément, Claude Louis-Combet, Bernard Noël, Claude Margat
Entretiens avec Jean-Michel Bongiraud, Jean-Luc Terradillos, Jean-Paul Auxeméry
Coll. Les Irréguliers, éditions de la Différence, 2005
On peut écouter & voir avec profit : https://www.youtube.com/watch?v=KM1MODCix2A
14:52 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : claude margat, l'horizon des cent pas, la différence
mercredi, 30 août 2017
Wen Cheng ming, « Fin de l’année, une éclaircie après la neige…»
Wen Zhengming, Garden of Pleasure in Solitude (獨樂園圖),
National Palace Museum, Taipei
« fin de l’année, une éclaircie après la neige, de mon ermitage en montagne je promène mon regard
assiégé par le froid, je ne franchis pas la porte
je brûle de l’encens, enchanté de cette oisive quiétude
le soleil de l’aube éclaire bols et tasses
la lumière flottante monte le long du pilier
les bambous élancés ne résistent pas au vent,
leur jade vert ne cesse de bruisser
un sentiment de sérénité déborde de mon visage
au réveil de l’ivresse mon poème aussitôt j’achève »
Wen Cheng ming (Wen Zhengming) – 1470-1559
In Éloge de la cabane
Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 2009
dimanche, 27 août 2017
Cesare Pavese, « Le métier de vivre »
DR
« 10 novembre [1938]
La littérature est une défense contre les offenses de la vie. Elle lui dit : “Tu ne me couillonnes pas ; je sais comment tu te comportes, je te suis et je te prévois, je m’amuse même à te voir faire, et je te vole ton secret en te composant en d’adroites constructions qui arrêtent ton flux.”
À part ce jeu, l’autre défense contre les choses, c’est le silence où l’on se ramasse pour bondir. Mais il faut se l’imposer, ne pas se le laisser imposer. Même pas par la mort. Choisir nous-même, au besoin, un mal est l’unique défense contre ce mal. Voilà ce que signifie l’acceptation de la souffrance. Non pas résignation mais élan. Digérer le mal d’un coup. Ils ont l’avantage ceux qui, par nature, savent souffrir d’une façon impétueuse et totale : de la sorte, on désarme la souffrance, on en fait notre création, notre choix, notre résignation. Justification du suicide.
Ici la Charité n’a pas de place. À moins peut-être que ne soit la vraie charité cette projection violente de soi-même ?
30 mars [1948]
L’odeur de la première pluie nocturne, sous le ciel clair. Saison ouverte, retour.
Dans la vie, il n’y a pas de retour. Beauté de ce rythme discordant – sur le retour périodique des saisons, la progression des années qui colorent de façon toujours différente un thème semblable – mesure et invention, constance et découverte – l’âge est une accumulation de choses semblables que l’on enrichit et que l’on approfondit de plus en plus. »
Cesare Pavese
Le métier de vivre
Traduit de l’italien par Michel Arnaud
Gallimard, 1958
Cesare Pavese est né le 9 septembre 1908 à Santo Stefano, il s'est suicidé le 27 août 1950 dans une chambre d’hôtel à Turin.
On pourra lire l’immense poème de Vasco Graça Moura, http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2015/08/11/...
18:09 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : cesare pavese, le métier de vivre, michel arnaud, gallimard
dimanche, 20 août 2017
Édouard Dujardin, « Les lauriers sont coupés »
DR
« La voilà immobile, si finement jolie, si jeunement coquette ; oh ! la triste existence qu’est la sienne ; à celui qui l’aime, quel amour il faut, pour lui adoucir les amertumes ; pauvre qui va, à vingt ans, livrée aux mauvaises heures… ensemble, au contraire, ainsi dormir, en l’oubli… tous deux, ensemble ; elle en a la sûreté de ma foi, moi dans son charme ; et parmi les choses qui sont, communément, tous deux, joyeusement… nous irons ce soir, ainsi, au-dehors, sous des ombrages, pendant de lointaines musiques… “tu m’aimes”… “et toi tu m’aimes”… oui, ne disons plus “je t’aime” mais “tu m’aimes” et “tu m’aimes” et “baisons-nous”… elle dort ; moi je sens que je m’endors ; j’entreferme mes yeux… voilà son corps ; sa poitrine qui monte et monte ; et le très doux parfum mêlé… la belle nuit d’avril… tout à l’heure nous nous promènerons… l’air frais… nous allons partir… tout à l’heure… les deux bougies… là… au cours des boulevards…“j’t’aim’mieux qu’mes moutons”… j’t’aim’mieux… cette fille, yeux éhontés, frêle, aux lèvres rouges… la chambre, la cheminée haute… la salle… mon père… tous trois assis, mon père, ma mère… moi-même… pourquoi ma mère est-elle pâle ? elle me regarde… nous allons dîner, oui, sous le bosquet… la bonne… apportez la table… Léa… elle dresse la table… mon père… le concierge… une lettre… une lettre d’elle ?… merci… un ondoiement, une rumeur, un lever de cieux… et vous, à jamais l’unique, la primitive aimée, Antonia… tout scintille… vous riez-vous ?… les becs de gaz s’alignant infiniment… oh !… la nuit… froide et glacée, la nuit… Ah !!! mille épouvantements !!! quoi ?… on me pousse, on m’arrache, on me tue… Rien… un rien… la chambre… Léa… Sapristi… m’étais-je endormi ?… »
Édouard Dujardin
Les lauriers sont coupés
Librairie de la Revue indépendante, 1888
Rééd. GF Flammarion, 2001
Présentation de Jean-Pierre Bertrand
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vendredi, 18 août 2017
Pascal Quignard, « Vie secrète »
La Rive dans le noir © cc
« Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu’ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée. La curiosité de tout et une dissociation sans âge les rassemblent sans qu’ils se rencontrent jamais.
Leurs choix ne correspondent pas à ceux des éditeurs, c’est-à-dire du marché. Ni à ceux des professeurs, c’est-à-dire du code. Ni à ceux des historiens, c’est-à-dire du pouvoir
Ils ne respectent pas le goût des autres. Ils vont se loger plutôt dans les interstices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnés, les zones d’ombre, les bois des cerfs, les coupe-papier en ivoire.
Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves mais nombreuses. Ils s’entre-lisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leurs bibliothèques tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas sur les champs de bataille et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs ou sur la surface des écrans gris, rectangulaires et fascinants qui se sont substitués à ces places. »
Pascal Quignard
Vie secrète
Gallimard, 1998
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mercredi, 16 août 2017
W. G. Sebald, « All’estero »
DR
« Il y a dans cette ville une autre qualité de réveil que celle à laquelle on est habitué. Le jour s’y lève en effet dans le silence, un silence seulement troublé par quelques éclats de voix, un rideau de fer que l’on remonte, les claquements d’ailes des pigeons. Combien de fois, songeais-je, ne me suis-je retrouvé couché dans une chambre d’hôtel, à Vienne, à Francfort ou Bruxelles, et n’ai-je écouté, les mains croisées derrière la tête, non point le silence comme ici mais, les sens en alerte, le déferlement de la circulation qui auparavant, pendant des heures, m’avait déjà hanté sans que j’y prenne garde. C’est donc cela, me disais-je alors, le nouvel océan. Sans relâche, en grands fournées qui recouvrent toute la surface des cités, les vagues accourent, de plus en plus bruyantes, enflent et se cabrent, se brisent avec une sorte de frénésie au paroxysme de leur tumulte et courent sur les pierres et l’asphalte tandis qu’aux retenues des feux rouges d’autres lames se préparent déjà à déferler. Au fil des années, j’en suis arrivé à la conclusion que la vie désormais naît de tout ce fracas, celle qui vient après nous et qui lentement nous mènera à notre perte, comme nous menons lentement à sa perte tout ce qui a été là longtemps avant nous. Irréel, parfaitement irréel, comme s’il ne pouvait qu’être déchiré d’un instant à l’autre, tel m’apparaissait le silence de Venise en ce petit matin de Toussaint où l’atmosphère blanche de la ville pénétrait dans ma chambre par les fenêtres entrouvertes et recouvrait tout, m’immergeant dans un flot de brume. »
W. G. Sebald
Vertiges
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
Actes Sud, 2001
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mardi, 15 août 2017
Jean Prévost, « Les Caractères »
DR
« Qui se donne la mission de faire le bien des autres est déjà presque un assassin.
*
Ceux qui craignent les hommes aiment les lois.
*
Larme à l’œil et cœur sur la main, celui-là trahira demain.
Cris du cœur, peu d’honneur.
*
Chacun se juge unique, avec raison. Mais on se croit seul unique.
Comment les autres pourraient-ils penser qu’ils ne sont pas comme les autres ? Dans la foule, tout le monde maudit la foule.
*
Nous sommes assez raffinés pour avoir créé les petits pois et le chambertin, assez barbares pour avoir créé aussi les choux-fleurs et les chapeaux, les gilets et les bretelles. Car l’homme, dit Pascal, est un monstre pour l’homme. »
Jean Prévost
Les Caractères
Albin Michel, 1948
12:41 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : jean prévost, les caractères
dimanche, 13 août 2017
Philippe Jaccottet, « Paysages avec figures abstraites »
DR
« L’ombre, le blé, le champ, et ce qu’il y a sous la terre. Je cherche le chemin du centre, où tout s’apaise et s’arrête. Je crois que ces choses qui me touchent en sont plus proches.
Une barque sombre, chargée d’une cargaison de blé. Que j’y monte, que je me mêle aux gerbes et qu’elle me fasse descendre l’obscur fleuve ! Grange qui bouge sur les eaux.
J’embarque sans mot dire ; je ne sais pas où nous glissons, tous feux éteints. Je n’ai plus besoin du livre : l’eau conduit.
À la dérive.
Or, rien ne s’éloigne, rien ne voyage. C’est une étendue qui chauffe et qui éclaire encore après que la nuit est tombée. On a envie de tendre les mains au-dessus du champ pour se chauffer.
(Une chaleur si intense qu’elle n’est plus rouge, qu’elle prend la couleur de la neige.)
On est dans le calme, dans le chaud. Devant l’âtre. Les arbres sont couverts de suie. Les huppes dorment. On tend au feu des mains déjà ridées, tachées. Les enfants, tout à coup, ne parlent plus.
C’est juste ce qu’il faut d’or pour attacher le jour à la nuit, cette ombre (ou ici cette lumière) qu’il faut que les choses portent l’une sur l’autre pour tenir toutes ensemble sans déchirure. C’est le travail de la terre endormie, une lampe qui ne sera pas éteinte avant que nous soyons passés. »
Philippe Jaccottet
Paysages avec figures absentes
Gallimard, 1970, revue et augmentée en 1976, rééd. Poésie/Gallimard, 2006
12:38 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : philippe jaccotet, paysages avec figures absentes, gallimard