mercredi, 18 octobre 2017
Jean-Jacques Viton, « La conjonction de coordination »
jean-jacques viton, poésie marseille, lecture au [Mac], 2010 © cchambard
« c’est quand nous sommes arrivés
devant la maison
après l’interminable chemin entre les arbres morts
nous avons décroché le lapin blanc
gelé ventru gonflé pendu à un pommier
les yeux comblés de glace
les oreilles rigides
nous aurions dû aussi ramasser l’agneau brun
venu se prendre au piège à renards
camouflé dans la neige
sous le lapin qui servait d’appât
pourquoi on se baladait de ce côté
je ne pense pas qu’on cherchait un sapin
je n’aime pas les sapins
ni sur place ni dans une pièce
toujours peur de me crever un œil en approchant
on est allé plus bas
plus bas que la prairie
où est la ferme au lapin blanc servant de piège
je trouve cette idée de piège ridicule
pourquoi un renard avalerait un lapin congelé
je veux dire plus bas vers la rivière
qui continuait à couler un peu
on hésitait à s’engager sur les troncs d’arbres
des troncs immenses mais pas larges
je n’aime pas non plus jouer les trappeurs
dès que l’on se trouve en hiver dans la montagne
on a fini par trouver un passage plus pratique
on est rentré sans se presser
tenant le lapin par les oreilles
elles fondaient lentement dans nos gants
ici je place un et un peu hésitant »
Jean-Jacques Viton
Accumulation vite
P.O.L, 1994
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vendredi, 13 octobre 2017
Israël Eliraz, « Hölderlin »
© : patrick soulard
« tous les Dieux dansaient et celui qui dansait
se déguisait en Dieu. Facile et difficile. Facile de vieillir,
difficile de mûrir, pensait Hölderlin, écrivait Hölderlin.
Dans le rêve, il enlevait de son visage
le nez rouge à moitié mort, il pensait : quand ça
m’arrivera ? Hölderlin écrivait, lisait, gommait.
Comment déplacer une pierre sans être un loup ou Krishna ?
Le vide dans la pierre c’est du feu. Hölderlin pensait, écrivait,
déchirait et n’envoyait pas de lettres à
sa mère morte depuis des années comme elle le lui
avait dit, hier, avant de monter dans le train (il venait
d’être inventé). Le train se dirigeait vers le nord. Vers où ?
Hölderlin, dans sa poitrine courait après lui. Il se réveilla. Dans
la stupeur les poux remplissaient ses poches usées »
Israël Eliraz
Hölderlin suivi de Les villes saintes se répètent
Traduit de l’hébreu par Esther Orner et Laurent Schuman
Coll. Avec (dirigée par Bernard Noël), L’Atelier des Brisants, 2001
16:18 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : israël eliraz, esther orner, laurent schuman, bernard noël, l'atelier des brisants
mardi, 10 octobre 2017
Hwang Ji-U, « De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre »
DR
« Mon corps nu
Assis dans un bain public je me lave soigneusement tout le corps, ce n’est pas seulement parce que je ne me suis pas lavé d’une ou deux semaines.
Une vie ! J’ai vécu jusqu’à ce volume de mon corps !
Semblable à un bol en argile, il est fragile.
Cependant, je me demande ce que j’ai mis à l’intérieur ?
Y vivais-je ? Comme les eaux que le volume de mon corps fait couler hors de la baignoire ?
Seul le mensonge m’a façonné.
Extrême jalousie intellectuelle. Complexes. Plaisir de me montrer.
C’est le résumé d’une trentaine d’années de vanité,
Haletant, j’ai franchi la ligne du milieu.
Ainsi, s’il était en vie, il aurait à peu près mon âge
Jeon Tae-Il, un saint.
Ma vie a été frappée et découverte par l’éclair de sa courte vie. Laide. Honteuse. Déshonorée.
Son tonnerre arrive tardivement à moi, à cet âge là.
Ma jeunesse foudroyée ! J’étais sous le paratonnerre.
Moi. J’étais là.
Je n’avais pas le choix, c’étaient les aléas de la vie.
Ce qui existe en moi, c’est une petite agriculture muette.
Il est peut-être au pied d’une forêt à l’abri du vent de Bukpyeong dans la commune Sinwol qu’il ne pouvait plus quitter,
Et peut-être mesure-t-il le terrain avec la visière d’un chapeau de Saemaeul appartenant à Monsieur Yun ?
Ou bien, pouvait-il traverser la colline voisine Doam,
Voulait-il devenir le potier qui met les pots au feu ?
Sinon était-il un menuisier ou un plâtrier silencieux avec un caractère difficile ?
Ah ! Il est sorti en ville, à cause de son manque de sérieux, peut-être est-il devenu terrassier ?
Ou peintre de panneaux de cinéma, surveillant dans une usine textile, ouvrier des chemins de fer.
Suivant la veine bleu foncé de la vie glaciale,
Il aurait dû embraquer au marché de Pyeonghwa à Cheongaecheon. Marchand de bois, vendeur de chewing-gums, vendeur de journaux.
Il aurait dû être brocanteur. Derrière la gare, au bord de la rivière noire, en extrême pauvreté, il restait debout, l’estomac vide depuis trois nuits et quatre jours.
Et l’égout amer déborde abondamment dans mes viscères.
Les globes de mes yeux ardents aperçoivent les œufs rouges des vers intestinaux volant sur le ciel bleu.
J’avais la tête qui tournait. Dans mes vertiges, j’ai vu père, mère, frère aîné, frère cadet, toute la famille.
Chacun était orphelin. Après le départ de mon frère aîné qui s’est engagé dans l’armée,
En comptant les traverses, j’ai marché jusqu’au sud de Kwangju pour ramasser les escarbilles de charbon.
Un train de marchandises chargé à bloc roulait vers Yeosu.
Plus bas que le pire dénouement, je suis arrivé devant la barrière. Au feu rouge,
Je restais debout. Oh ! les jours de misère !
Dans ce monde sombre, j’étais face à ma vie, mais
J’ai tenu tous ces jours pour rien. La confession m’ennuie.
Comme tous les autoportraits sont affreux, j’ai retrouvé le plein air où vivre.
Plusieurs affluents obscurs ont coulé en moi.
Avaient coulé. Coulent.
Maintenant mon corps est nu.
Ma main touche mon corps. Me voici.
Si on enlève de plus en plus la crasse, la vie devient transparente.
Les traces de faucille, de couteau, la plaie sur mon genou quand je suis tombé de vélo,
Grandissaient avec mon corps.
Je tourne la tête, comme moi, des corps nus étaient là, avec quelques seaux d’eau, chacun nettoyant sa vie en face.
Oh ! Corps nus ! Tous les “moi” sont absents en ce moment.
Mais je n’ose pas encore demander à quelqu’un de me laver le dos.
Tenant un gant italien, je me suis approché du dos d’un vieillard.
De mon propre dos, je n’y arriverais pas. »
Hwang Ji-U
De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre — cent poèmes
Traduits du coréen, présentés et annotés par Kim Bona
Prélude, Claude Vigée
William Blake & Co. Edit, 2006
http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?art...
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jeudi, 05 octobre 2017
Pierre Michon, « Abbés »
Pierre Michon dans Barbara de Mathieu Almaric
« Èble est cet homme de taille et d’embonpoint médiocres, mais à tête d’étoupe toute blanche et remarquable, qui considère l’eau, dans un mois de mai proche de l’an mille.
Cette eau n’est pas tout à fait de l’eau.
L’île naine se tient juste dans l’embouchure, face à la mer où deux rivières s’épousent, à droite le Lay, à gauche la Sèvre : et ces épousailles justement sont fécondes en sables, en boues, en coques d’huîtres, et de tous ces rebuts que les rivières calmement arrachent et broient, vaches mortes et chablis, déchets que les hommes jettent par jeu, nécessité ou lassitude, et leurs propres corps d’hommes parfois jetés de même par jeu, nécessité ou lassitude. De sorte que ce n’est pas la droite mer ni le fleuve franc qu’Èble a sous les yeux, mais quelque chose de tors et de mêlé : mille bras d’eau douce, autant d’eau salée, autant d’eau ni douce ni salée, étreignent mille lots de vase bleue nue, de vase rose et grise nue, de vase rousse, de sable nul, où le diable, c’est-à-dire rien, va son train. Il est d’ailleurs le seul à pouvoir y mettre le pied, car tout le reste, hommes, chiens et chevaux, mulots, s’y enfonce en un clin d’œil, dans un suaire de gaz puants. Seules y passent les barges à fond plat qui amènent la pitance des moines, sur les bras d’eau, et encore cette eau est si mince qu’il faut s’aider de grandes perches pour voguer sur la boue. Ce n’est pas la terre, puisque les mouettes crient au-dessus des anguilles, ni la mer puisque des corbeaux et des milans s’envolent avec une vipère dans le bec. Èble n’est pas sûr que cela lui convienne : c’est comme quand on ne sait pas bien si le pré de Longeville est à Barbe torte, à Longue-épée ou à Tête d’étoupe, et alors il faut bien sortir le fer, ajuster les palabres, pour décider si Longeville est à un des trois, ou aux trois à la fois, autant dire au diable. Èble pense un instant à son frère Guillaume, broigne, haubert et casque, étoupe blonde dans le vent, lance haute, chevauchant fermement sur ce marais, le survolant d’un galop d’ange, de saint Georges. Èble sourit, ce qu’on ne voit pas, car on le voit d’assez loin et de dos, accoudé aux fortifications, petite silhouette toute noire portant au bout la tête rayonnante — car c’est un moine noir, un bénédictin, bien découpé et visible sur le calcaire blanc. »
Pierre Michon
Abbés
Verdier, 2002
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vendredi, 29 septembre 2017
Jacques Réda, « Châteaux des courants d’air »
DR
« Mes fenêtres donnent à présent sur des jardins aux essences diverses – vernis du Japon, érables, marronniers, cytises, tilleuls, lilas, buddléias – échantillons bien spécifiques (il ne manque qu’un figuier) de ce que fournit spontanément la conjonction, sous cette latitude bénigne, d’une terre opiniâtre et du songe de jardin des Plantes qui hante ses occupants. Ainsi, très tôt le matin, quand le jour se diffuse comme du lait dans l’épaisse bouteille verte qui danse sous les ponts, d’un coup dix mille oiseaux actionnent les aiguilles et ciseaux d’un énorme atelier de couture, ou – par brouillard – se taisent pour exalter ce merle unique de l’enfance, appelant encore du cœur d’un monde plus pur que le cristal. Vers six heures, le soir, un soleil discret pénètre dans la cuisine, et s’y tient de profil comme une jeune femme qui repasse en souriant. Alors j’entends vibrer plus fort, symétrique de l’arc de la Seine, la corde qu’entre le pont Mirabeau et le pont de Tolbiac tend cette longue voie qui change quatre fois de nom, coupe trois arrondissements, y redistribue le trafic et la vadrouille vers les nefs vides de Citroën, les jardins cachés d’Alésia, les vallons de Montsouris et la farouche autonomie de la Butte-aux-Cailles. Unissant le clocher prétentieux d’Auteuil et la douce colonnade de la Nativité sous les rameaux païens de Bercy, elle s’insinue elle-même sous un fin poudroiement de feuillages. Acacias, gleditschias et autres espèces parentes ou ressemblantes (on s’y perd) s’y gravent en hiver sur des ciels tendrement lithographiques, et s’épanchent l’été dans les bleus par bouffées tropicales. Telles sont aussi la rue des Pyrénées ou la rue Caulaincourt, bien sûr indissociables des régions qu’elles desservent, délimitent, font communiquer, mais dont je sens mieux, la nuit, de mon nouveau point d’ancrage, quelle dimension mentale elles ajoutent au corps de la ville : rues en perpétuel mouvement comme dans les rêves, où c’est la ville qui se rêve et navigue en tout sens à travers les strates de pierre, de vie et de mémoire qui forment une épaisseur, réinventant à mesure les lois de son instable gravitation. Car si Paris semble devenir par instants une ville imaginaire, il faut dire qu’elle est avant tout une ville imaginative, voire jusqu’à un certain point mythomane (tous ces endroits où elle se prend pour Changai, Chicago, Conakry), sans cesse en quête d’elle-même sous le front rassurant que nous tendent les monuments de sa gloire. Sans doute redevable de ces dispositions aventureuses à la proximité de la mer (la lumière y est de sable et d’écume, l’air volumineusement libre et vert), peu à peu ses métamorphoses influent sur le promeneur. Il se pressent à son tour imaginé, promené comme l’antenne vagabonde et réflexive de la ville dans ses humeurs passagères (un coup de vent de carrousel d’automne au Luxembourg, un rayon qui, en un clin d’œil, porte à l’incandescence huit cents balcons de la rue de Grenelle), ou dans des lieux où, au contraire, elle peut céder au vertige d’une idée fixe (rue de l’Évangile, rue Leblanc), s’épanouir avec l’évidence d’une vérité bonne et majestueuse (l’avenue Parmentier, l’avenue Trudaine, l’esplanade du pont Alexandre et des Palais), et ailleurs répéter, parce que c’est instructif et nécessaire, la conclusion d’un raisonnement : telle, entre la Bastille et le fleuve, la vieille rame de métro qui, virant et grinçant, se réextirpait du sous-sol vers les nuages avec une placide régularité de geyser et une sourde véhémence axiomatique. »
Jacques Réda
Châteaux des courants d’air
Gallimard, 1986
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mercredi, 27 septembre 2017
Pierre Dhainaut / Caroline François-Rubino, « Paysage de genèse »
« Obscur, l’horizon au fond de l’espace
puisque nous prétendons l’atteindre, mais rien,
rien ne s’éteint dans les yeux, dans la voix
de connivence : l’air n’a besoin que d’air,
pour eux il n’a pas de secret. »
Pierre Dhainaut / Caroline François-Rubino
Paysage de genèse
Voix d’encre, 2017
http://www.voix-dencre.net/spip.php?article332
18:19 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : pierre dhainaut, caroline françois-rubino, paysage de genèse, voix d'encre
lundi, 25 septembre 2017
Esther Salmona, « Amenées »
DR
« 7 février 2014, 11h08 : Placard du fond à gauche dans la grande chambre : vide. Papier marron comme gras, enlevé déchiré avec bruit strident, des petits zones, effilées, adhèrent encore aux étagères. Le buffet : vide. L’alcôve du fond : restent deux cantines. La salle de bains : presque vide, reste le meuble avec la plaque de marbre. Le placard de la petite chambre : vide. Restent les morceaux de lé, trop grands pour les étagères, repliés à la bonne dimension, fleuris, pas pu les enlever — au dernier moment, à la fin, le dernier jour. Petite table de chevet à roulettes : vide. Tiroirs du secrétaire : vides. Placard de communication entre la chambre du fond et la petite chambre : vide.
* * *
19 février 2014, 19h32. Cette douleur de la perte, au début, anesthésie et puis par vagues arrive, va chercher chaque fois dans des profondeurs qu’on découvre grâce à elle, on en sourirait presque de cette exploration, long masque aux bords effrangés. »
Esther Salmona
Amenées
Éric Pesty Éditeur, 2017
14:07 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : esther salmona, amennées, éric pesty
samedi, 23 septembre 2017
Bernard Malamud, « L’homme de Kiev »
© : Jill Krementz
« Vous attendez. Votre attente est faite de minutes d’espoir et de journées de désespoir. Parfois vous vous bornez à attendre, et il n’existe pas pire avilissement. Vous sombrez alors dans vos pensées en essayant d’abattre les murs de votre cellule. Si la chance vous sourit, la cellule disparaît et vous passez une demi-heure à l’air libre, laissant derrière vous portes, murs et haine de vous-même. Si la malchance vous poursuit, vos pensées risquent de vous empoisonner. Si la chance vous sourit et vous permet de gagner le shtetl, vous pouvez rendre visite à un ami ou, s’il est sorti, vous asseoir sur un banc devant sa cabane. Vous pouvez humer l’odeur des fleurs et de l’herbe, regarder les filles passer sur la route. Vous pouvez aussi, le cas échéant, trouver un peu de travail. Aujourd’hui justement, il y a de la menuiserie à faire. Vous piquez une bonne suée à scier du bois et à clouer les planches. Quand vient l’heure du casse-croûte, vous ouvrez votre paquet de provisions – pas mal. Sur le chapitre de la nourriture, tout le problème consiste à se contenter du peu dont on a besoin. Un œuf dur avec une pincée de sel, c’est délicieux. Ou une pomme de terre coupée en tranches et agrémentée de crème aigre. Du pain trempé dans du lait frais, qu’on suce avant de l’avaler, quel régal ! Et du thé chaud avec du citron et un morceau de sucre ! Le soir, vous traversez le pré humide jusqu’à l’orée du bois. Vous contemplez la lune dans le ciel laiteux. Vous respirez l’air frais. Une ambition vous taquine : l’avenir est à vous. Après tout, vous êtes encore en vie, et libre. Et même si vous n’êtes pas tellement libre, vous croyez l’être. Le pire dans tout cela, c’est quand vos pensées vous abandonnent et que vous retrouvez votre cellule. Une cellule qui est tout votre ciel et vos bois.
Yakov comptait. Il additionnait le temps bien qu’il essayât de s’en défendre. Le calcul présupposait un terme à l’opération, du moins pour un homme n’utilisant que de petits nombres. Combien de fois dans sa vie avait-il compté jusqu’à cent ? Qui pouvait compter éternellement ? C’était comme additionner le temps. Yakov avait arraché quelques éclats à de petits morceaux de bois : les plus longs représentaient les mois, et les plus courts les jours. Une journée constituait certes un poids de temps considérable, mais rien que les minutes au sein d’une seule journée pouvaient en s’amoncelant causer de sérieux dégâts. Pour un homme désœuvré, le pire est de posséder une interminable réserve de minutes. C’est comme de n’avoir rien à verser dans un million de petites bouteilles. »
Bernard Malamud
L’homme de Kiev – The Fixer, 1966
Préface de Jonathan Safran Foer
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gérard et Solange de Lalène
Édition révisée par Hélène Cohen
Seuil, 1967, rééd. Rivages poche, 2015
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jeudi, 21 septembre 2017
Jacques-Marie Dupin, « Opus incertum »
« Déplorable déformation de l’esthétique — est-ce encore de l’esthétique ? — en tout cas du jugement. Ce n’est plus son œuvre qui compte, mais sa vie. La corde de Nerval ou d’Essenine, la drogue de Gilbert-Lecomte et Brasillach nazi ou fusillé.
Je donne moi-même dans le panneau. Je lis avec avidité ces bandes dessinées. Les accidents les plus communs y prennent des noirceurs corrosives d’estampes. Rops ou Daumier de bazar.
Qu’en restera-t-il à l’état de fragments, quand les barbares seront passés par là et qu’ils ne seront plus, comme Empédocle ou Sapho, que des noms pourvus de légendes ? Peut-être racontera-t-on aux enfants que Mallarmé s’est jeté dans un volcan.
C’est faire, au demeurant, bon marché de la vertu de l’acteur. Dès qu’il y a public, il y a théâtre, et le malheur comme les cris : déguisements. Là-dessus, la parole terrible de Jacques Rigaut :“Vous êtes tous des poètes, et moi je suis du côté de la mort.” Des poètes, c’est-à-dire des farceurs. À moins que ce ne soit la mort elle-même qui soit une farce, un suprême déguisement.
Quant à l’apostrophe de Rigaut, elle n’est terrible, il faut bien l’avouer, que par ce codicille décisif : la balle qu’il s’est tirée posément dans le cœur.
S’il était mort de vieillesse comme tout le monde, elle ferait plutôt sourire.
Illustration, s’il en était besoin, par le cercle vicieux où je viens moi-même de m’enfermer, de la ténacité de ces déplorables errements. »
Jacques-Marie Dupin
Opus incertum
Préface de Kenneth White
William Blake & Co. Édit, 1984
http://www.editions-william-blake-and-co.com/spip.php?rubrique1
18:45 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque | Lien permanent | Tags : jacques-marie dupin, opus incertum, william blake & co. édit.
mardi, 19 septembre 2017
Michel Vianey, « Masculin féminin, 15 faits précis. Jean-Luc Godard »
« Il arrive plus renfrogné encore que de coutume. Pas de salutations aujourd’hui. Son regard foudroie tout ce sur quoi son regard se pose comme si tout ce sur quoi son regard se posait était en travers de ce que son regard cherche.
Il a écrit ses dialogues entre Grenelle et la porte Dorée, à la station de correspondance, sur un banc, assis près d’un vieillard biscornu qui grignotait méticuleusement un biscuit sec avec sa dent, qui avait peut-être dormi là, sur le quai et qui se couvrait à présent de miettes, des genoux au menton en le regardant écrire sous une affiche barbouillée de sauce Buitoni.
En entrant il confie son cahier à Jean-Pierre et à Chantal afin qu’ils apprennent leurs dialogues, puis il commande un café au comptoir. On gravite autour de lui, les assistants, Willy, mais à distance. Il est comme entouré d’une palissade. On ne lui parle pas. Ses vieux fidèles non plus. Mal luné, il répondrait brutalement et comme on ne sait jamais, on s’abstient. Mal luné, il est capable de tout. De renverser la Mitchell, comme il fit pendant la réalisation de Pierrot, d’un coup de pied à l’appareil, en équilibre précaire sur un cube ou deux. Ce jour-là Roul Coutard s’emporta. Cet accès de colère qui l’atteignait par ricochet le mit hors de lui, la vérité étant qu’Anna n’avait pas appris les paroles de sa chanson parce qu’elle n’avait pas envie de chanter ce matin-là et que ce coup de pied lui était, en esprit au moins, destiné.
Le téléphone sonne. C’est pour Jean-Pierre.
Pour moi ? Oui, oui. Moi ? Aaah ?
— Faudra débrancher le téléphone, dit Toublanc.
— Pourquoi, dit Godard s’éveillant, s’il sonne la dame répondra.
— Il n’y avait personne au bout du fil, dit Jean-Pierre en revenant pantois, j’aurais dû m’en douter.
Il sa rassoit près de Chantal. Elle le tutoie la première.
“Commence”, dit-elle. Chose curieuse, on tutoie facilement ceux qu’on aime et tous ceux qu’on méprise. “Ta gueule, hé engelure ! — La tienne, hé con !” (c’était la première fois qu’on se rencontrait. Il conduisait un taxi, moi j’arrivais à sa droite de la rue Saint-Guillaume).
Ils sont assis côte à côte sur la banquette comme deux oiseaux sur une branche.
— C’est vous Madeleine Zimmer, lui demande-t-il, j’ai un ami qui vous connaît.
Godard qui dressait l’oreille et les écoutait de biais, intervient : “J’aime bien que tu dises : ‘Excusez-moi…’ ”.
— C’est vous Madeleine Zimmer ?
— Oui, pourquoi ?
— J’ai un ami qui vous connaît.
— J’aimerais bien que tu dises : “Je m’excuse, mais j’ai un ami qui vous connaît”.
Il s’éloigne les mains dans les poches, afin de ne pas les effaroucher davantage et part ailleurs, la figure crispée, comme s’il arrivait de très loin, comme s’il avait beaucoup marché, traversé des villes et des villes, chargé du poids de toutes les pierres, de tous les visages, de tout ce dont il faut se souvenir pour ne pas perdre de vue son existence dans la mêlée.
— C’est vous Madeleine Zimmer, dit Jean-Pierre. J’ai un ami… Merde, merde !
Il se donne une grande claque sur le front, il lève les yeux au plafond, mais là-haut, c’est encore un autre folio, une autre histoire. C’est vous Madeleine… Elle est belle. On pourrait facilement en pincer pour elle. Son petit nez… l’amour… la tendresse… ce visage mélodieux, ces yeux purs comme du bon lait… l’amour, je me clouerais à toi.
— Tu rêves ? dit-elle.
Dans vingt ans ils incarneront des pères, des mères. Ça vieillit aussi les acteurs. Coup de vieux. L’embonpoint, mauvaise haleine, teint de cendres. Et les mains. Regardez les mains. Visages pâteux. Les fringants jeunes premiers de notre enfance. Ah merde !
Qui nous fera jouir de ce qui sera après nous. »
Michel Vianey
Masculin féminin, 15 faits précis. Jean-Luc Godard
202 éditions, 2017
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samedi, 16 septembre 2017
Alain-Christophe Restrat, « ême »
Alain-Christophe Restrat & Sophie Chambard, Carcans, 1984 © CChambard
« le seul
ce qu’attente
d’ailes
et durée
quand la faim
du poème
est même
––
…de fois
la crête
le moindre mot
ô bouche cousue
––
(c’est le roman rose
jamais guéri de soi)
––
la chambre est close
la rédaction fond
la matière est d’air
comme trois moi
qui sont moi
––
on ne préface que
le cœur
comme les mots dans un livre
décevant l’attente
le blanc souci de la nuit
––
(c’est la lettre d’amour
jamais lue de toi)
––
le seul
…de fois
…de mots
le même
est
––
comme un tout
en pièces laissé
à portée de la main
––
relié à
un livre essentiel
que le peu de sens défend
––
se met à jour lentement
écrivant le feuilleton
les transitions d’une gamme
portée… table… outils
d’un travail légendaire
––
la lenteur en personne
amoureuse d’un objet :
l’étrangeté du seul
reployant les feuillets
––
et dans l’attente enfin regardée
lisant
la naturation le solde
complété d’une illusion
à décrire :
––
seul
fois
mots
ême
est-ce »
double page de l'édition originale, travail de Sophie Chambard, technique mixte sur vélin de Rives : papier de Chine & gouache.
Alain-Christophe Restrat
« ême »
coll. Les Galées, à Passage, 1985
Outre l’édition ordinaire sur vergé ivoire, 11 exemplaires ont été imprimé sur vélin de Rives, enrichis de travaux originaux de Sophie Chambard, numérotés de I à XI.
Alain-Christophe Restrat est né le 21 décembre 1946 à Beaune, dans le Loiret.
Il est mort le 14 septembre 2017.
C’était notre ami,
16:59 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : alain-christophe restrat, « ême », sophie chambard, à passage
jeudi, 14 septembre 2017
Vélimir Khlebnikov, « Œuvres, 1919-1922 »
DR
Les tables du destin
« Feuillet I
28.I.1922
Si je transforme l’humanité en montre
et indique comment l’aiguille des siècles se meut
est-ce que vraiment de notre portion de temps
la guerre ne s’envolerait pas comme une lettre inutile ?
Là où le genre humain a attrapé des hémorroïdes
en restant pendant des siècles assis dans les fauteuils de la guerre à ressorts
je vous raconterai ce que je sens qui vient de l’avenir
mes rêves transhumains
Je sais que vous êtes des loups orthodoxes
avec les cinq doigts de vos fusillades je serre les miens
mais est-il possible que vous n’entendiez bruire l’aiguille-destinée
cette merveilleuse couturière ?
Sous le déluge de la force de ma pensée je noierai
les constructions des gouvernements existants
j’ouvrirai la Kitèje féériquement surgie
aux serfs de la vieille bêtise
Et quand la bande des Présidents du globe terrestre
sera jetée comme une écorce verte à la terrible famine
l’écrou existant de chaque gouvernement
obéira à notre tournevis
Et quand la jeune fille à la barbe
aura jeté la pierre promise
vous direz : “C’est ce
que nous avions attendu pendant des siècles”
Montre de l’humanité par ton tic-tac
fais se mouvoir l’aiguille de ma pensée !
Que celle-ci grandisse en suicide des gouvernements et en livre – celle-là
la terre sera non ordonnancée !
présidentglobeterrestrélevée !
Que le chant lui soit lierre !
je raconterai que l’univers est une allumette avec de la suie
sur le visage du calcul
et que ma pensée est comme un passe-partout
pour des portes derrière lesquelles quelqu’un s’est tiré une balle… »
Vélimir Khlebnikov
Œuvres, 1919-1922
Traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot
Coll. « Slovo », Verdier, 2017
14:15 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : Œuvres 1919-1922, yvan mignot, verdier, vélimir khlebnikov