dimanche, 11 février 2018
Dominique Sigaud, « Dans nos langues »
© Michel Durigneux, pour Verdier
« La langue n’est pas un cadeau des père et mère, nation école patrie patrimoine. Elle est comme la marguerite jaune qu’on ramasse négligemment au bord du champ parce qu’elle s’y trouvait. Il y a de la langue comme il y a de petites marguerites au bord des chemins, heureusement ; il importe donc d’en multiplier les accès et non les réduire ; c’est toujours très beau quelqu’un qui s’affranchit, un jeune homme ou une jeune fille plus encore, qui fait le geste écartant le mort de la langue, le mort dans la langue, ce qui de la langue conduit à plus de mort en soi et autour que de vivant, c’est toujours très beau un jeune homme ou une jeune fille s’affranchissant des langues entassées sur lui comme un poids mort ; ce que ça éclaire d’eux quand ils le font, ce que ça leur dessine comme ouverture.
“Ma nef passe au détroit d’une mer courroucée*”, je reprends votre citation, ces phrases dont la langue est capable, une des premières que vous m’avez offertes. Je me suis appuyée parfois sur certaines de vos phrases pour avancer quand c’était un peu plus difficile. La langue est cette nef parfois passant au détroit d’une mer courroucée, sin on veut s’avancer dans la langue, ce que ça suscite autour de soi comme contraintes, violences, oppositions.
Être conduit par la langue à de la langue. Plus on s’y abandonne, plus la langue est cette nef, plus c’est elle qui conduit. »
* Philippe Desportes (1546-1606)
Dominique Sigaud
Dans nos langues
Verdier, 2018
https://editions-verdier.fr/livre/dans-nos-langues/
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mercredi, 07 février 2018
Mathieu Riboulet, « Lisières du corps »
© des mots de minuit
« On ne laisse pas d’un coup cinquante-huit ans de corps
À corps avec son corps.
On ne laisse pas d’un coup repartir les vivants
Avec leurs os, leur sang, leurs larmes et leur misère.
On s’attarde et l’on trinque, on dit des choses tendres,
On te laisse filer, t’effacer pour de bon. Ça ira,
Nous sommes quittes, Ljubodrag, qu’une dernière fois je nomme,
Emportant avec moi un peu de ta lumière. »
Mathieu Riboulet
Lisières du corps
Verdier, 2015
Mathieu Riboulet, né en 1960 dans la région parisienne est mort lundi 5 février à Bordeaux.
Nous l’aimons.
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jeudi, 01 février 2018
Wang Heqing, « Ode à un papillon géant »
© Sophie Chambard
« Air : “Jour d’ivresse”.
Brassant l’air, il vous réveille en sursaut du rêve de Zhuang Zhou
De ses deux ailes reposant bien calé sur la brise de printemps.
Dans trois cents jardins fameux
Il a sucé tout ce qui pouvait l’être,
Terrorisant l’abeille en quête de fragrances.
D’un petit volettement délicat, tout léger,
Vous l’envoie valdinguer à l’autre bout du pont, la marchande de fleurettes. »
Wang Heqing
« La dynastie des Yuan (Mongols, 1279-1368) »
Traduit, présenté et annoté par Rainier Lanselle
In Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade, Gallimard, 2015
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mardi, 30 janvier 2018
Gérard Haller, « Le grand unique sentiment »
Rembrandt, La Lutte de Jacob avec l'ange, 1659
Staatliche Museen, Gemäldegalerie, Berlin
« mains bras ailes
oh ailes
visage nu de l’un face au nu
de l’autre comme ça qui se présentent
ensemble le vide d’avant et l’intime
infini.
Le lointain : qui le font désirable
komm tu dis
c’est chaque nuit.
Nous nous prenons dans les yeux les larmes
plus loin nous nous implorons komm
prends-moi etc. et c’est chaque fois
comme si c'était la première nuit
sur la terre de nouveau comme
si c’était nous là-bas les deux
tombés nus du ciel et tu es là
je suis là tu dis regarde et tout
recommence
visage de l’un face à l’autre
dedans plus loin qui appellent
encore et encore
qui demandent la lumière
et tu me fais avancer dans toi
au bord et tu prends ma tête
comme ça dans ta main
et tu la poses sur ton sein
et tu dis mon nom
komm tu dis
et je suis toi de nouveau
dans le nu de ta voix
là-bas sans moi
et je ferme les yeux
[TEMPS]
tout le temps de l’étreinte
comme si c’était pour entendre
seulement ça qui appelle dedans
nous sans nom sans voix.
Nu seulement plus nu encore
et soudain c’est toi »
Gérard Haller
Le grand unique sentiment
Coll. « Lignes fictives », Galilée, 2018
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vendredi, 19 janvier 2018
Jean-Christophe Bailly, « Un arbre en mai »
© : J.-C. Hermann
« Nous avions fait de la remarque de Rosa Luxemburg selon laquelle une journée de grève générale en apprend davantage que des années de formation un de nos leitmotivs, mais ce n’est pas seulement sur ce plan purement politique que les journées de Mai forment dans la vie de ceux qui les ont vécues une strate qui est aussi une césure. Ce mélange d’invincibilité chanceuse et de pure défaite qui les caractérise dans le temps comme un pli, étonnant suspens où nous touchions à l’Histoire sans être menacés et nous assumions la violence sans qu’elle tourne au drame, c’est comme si le mouvement avait surfé au-dessus d’un abîme sans même l’apercevoir et par conséquent sans vertige.
Le désir du vertige, et celui d’une conséquence et d’une responsabilité plus grandes, conduisirent certains d’entre nous, par la suite, vers une orientation militaire et clandestine, vers un spectre d’actions qui eût pu effacer la légèreté de Mai. Mais, comme l’on sait, en France en tous cas, ils renoncèrent pour la plupart à franchir un point de non-retour et, à mon avis, entre autres causes, l’expérience de Mai joue ici son rôle : elle fut telle en effet qu’elle ne préparait pas à des postures de juges manichéens ou à des actes plus ou moins assimilables au terrorisme révolutionnaire. Lorsque tout retomba, ce fut pour chacun toute une histoire que d’apprendre à revenir. Où que les évènements et l’engagement qui leur fit suite nous aient portés, la question n’était pas de rentrer dans le rang mais de s’inventer une vie dans un monde transformé, une vie dans laquelle le pli historial de Mai 68 puisse fonctionner comme un souvenir. Accepter que l’arbre était mort, c’était faire un travail de deuil et, comme on le sait, rien n’est plus difficile ni, surtout, plus solitaire. »
Jean-Christophe Bailly
Un arbre en mai
Coll. »Fictions & Cie », Seuil, 2018
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vendredi, 29 décembre 2017
Rose Ausländer, « Je joue encore »
DR
« Moi une petite fleur
Pourtant les roses
hautes comme l’été
les papillons
les ailes de mouettes
au-dessus de la rivière
Non
je n’oublie pas
les années marquées au fer
je n’oublie pas
que des bottes
ont piétiné l’arc-en-ciel
qu’elles s’apprêtaient
à nous transformer en
roses de feu papillons de feu ailes de feu
pourtant hauts comme l’été
le parfum
les ailes doubles au-dessus de la rivière
l’or sur ma peau
et les roses mortes après la nuit
***
Entends-tu
de sa voix claire
l’alouette chante des chansons
jusque dans mon sommeil
J’attends
le parfum
du souvenir
L’air
joue mon
souffle
Je suis
enfant à nouveau
et mélange des couleurs
pour
un ballon »
Rose Ausländer
Je joue encore (1985-1986)
Bilingue
Préface de Lambert Barthélémy
Traduit de l’allemand par Alba Chouillou
Le Bousquet-La Barthe éditions, 2017
17:30 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent
vendredi, 22 décembre 2017
Li Yi-chan, « Notes »
« Signes de richesse
Le hennissement d’un coursier.
Des larmes laissées par des chandelles de cire qui ont coulé.
Des épluchures d’écorce de châtaignes.
Des coques de litchi secs.
Des fleurs qui tombent en volant.
Le chant du loriot et de l’hirondelle.
Des voix qui lisent.
Tombée et abandonnée, une épingle de tête ornée de fleurs.
Des sons d’une flûte dont on joue dans le pavillon à étages.
Le bruit des médicaments que l’on pile et du thé que l’on broie. »
Li Yi-chan
Notes
Traduit du chinois par Georges Bonmarchand
Préface de Pascal Quignard
Le Promeneur, 1992
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lundi, 18 décembre 2017
Christophe Manon, «Vie & opinions de Gottfried Gröll»
DR
« Les gens prennent souvent les idiots pour des idiots
ou points d’interrogation. C’est une façon de voir
les choses qui est imperméable et technique.
L’idiot en fait est un placenta qui pense.
Juste il ralentit le rythme pour être plus près.
Gröll n’est pas idiot. Ses pensées
il les range bien soigneusement dans une boîte
puis compose le numéro téléphonique du temps.
Gröll pense qu’il pourrait animer un jeu télé.
Ou bien danser avec Madonna une partie
de ping-pong en forme de Picon bière.
Gröll écrit des poèmes qui n’ont pas de succès
dans le Poitou ni ailleurs d’ailleurs. Pourtant
j’ai des supporters très cravates. En matière
de poésie Gröll se manifeste torturé rabâcheur
ou carabin corniaud à déblatérer des fumisteries
même s’il a d’autres chats à fouetter. Poésie
c’est pas casser du sucre à base de ragots de fiel.
Certains disent c’est comme un baril de poudre
d’escampette à éternuer. Quel salamalec.
Gröll pense qu’il y a du réel qui s’échappe
mais on n’est jamais sûr de la retrouver.
D’abord fut le début puis vint la suite et patatras.
Il y eut un grand chambardement au niveau
de l’organisation qui se mit à tourner sur elle-même.
J’ai dit vas-y mais personne n’a suivi et Gröll
s’est retrouvé tout seul au milieu d’un endroit.
J’ai fini sur les rotules cul par-dessus tête la queue
entre les jambes. Ce qui est une position assez
gymnastique. Puis j’ai oublié depuis le cerveau jusqu’aux
orteils. Après tout c’est comme ça et en outre je veux
dire voilà. C’est ainsi que tout a commencé pour
se terminer en queue de poisson à la mords-moi le nez.
Christophe Manon
Vie & opinions de Gottfried Gröll
Dernier Télégramme, 2017
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samedi, 16 décembre 2017
Lambert Schlechter, « Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager »
© :CChambard
« Passent les images que je fixe & fige au fil des pages de ma chronique des jours ininterrompue, image extraite du recueil chinois “Jardin du grain de moutarde” (1679), collines et montagnes au bord d’un lac, et au premier plan quelques arbres, des pins, à l’ombre desquels se niche une cabane sur pilotis au-dessus de l’eau, assis à une grande fenêtre, un personnage qui semble regarder au loin, assis comme pensant à quelque chose mais en fait ne pensant à rien, j’absorbe librement la bonté de la nature, écrit Su Tung Po (1037-1101), parfois moi aussi je note des pensées, la nuit dernière dans ma cabane au milieu du jardin, à Cuernavaca, j’avais noté sur un coin de feuillet : pourquoi ajouter encore du faire à l’être ?, pendant des jours & des jours je n’écris rien, puis vient une pensée, la nuit, et je la note sur un coin de feuillet posé à côté de mon oreiller,
et le matin, au tout premier rayon de soleil, dehors sur la table de travail, je transvase ma pensée de la nuit dans ma chronique des jours, le minuscule personnage dans la cabane sur pilotis avait peut-être des pensées comparables, et il m’a plu d’imaginer que c’était Su Tung Po, amaryllis mexicaine rouge vif devant un pan de mur blanc, dans des cahiers et des fichiers, de façon éparse, je retrouve des épisodes de nos embrassements, écrits dans un style non proustien, elle me dit : il serait temps que tu passes à autre chose, elle est passée à autre chose, mais je ne sais à quelle autre chose elle est passée, le personnage dans la cabane sur pilotis est sans doute un vieillard, Su Tung Po est mort à soixante-quatre ans, au tout début du XIIe siècle, est-on vieillard à soixante-quatre ans, comment savoir, je ne pense pas qu’on soit vieillard à soixante-quatre ans, je ne sais pas à quel âge on devient vieillard, quand j’avais cet âge là, je ne disais pas de moi que j’étais vieillard, et aujourd’hui, dix ans plus tard, je ne dis toujours pas que je suis vieillard, il faudrait qu’un jour je me résigne à dire que je suis vieillard,
en attendant je réfléchis sur la vieillesse, je demande aussi l’avis d’autrui, je suis très attentif aux mots vieillard et vieillesse dans les textes que je lis, je suis attentif à l’âge des auteurs que j’aime & que je lis, je note que Jim Harrisson a soixante-quatorze ans quand paraît en 2011 son recueil “Songs of Unreason”, et il continue à écrire…
Extraits du chapitre 25, parties 1 & 2, début de la partie 3
Lambert Schlechter
Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager
« Le murmure du monde, 6 »
Phi, 2017
http://www.editionsphi.lu/home/416-lambert-schlechter-mon...
16:48 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : lambert schlechter, monsieur pinget saisit le râteau et traverse le potager, le murmure du monde 6, phi
mardi, 05 décembre 2017
Philippe Rahmy, « Monarques »
DR
« Tel-Aviv. Nulle envie de quitter ma chambre. Il fait beau. Les oiseaux chantent et je pleure comme, trente ans plus tôt, je pleurais la mort de mon père. Il y aussi ces lettres rouges sur fond blanc, cette histoire dans l’histoire. Herschel Grynszpan, mort, mon père, mort, et moi qui fait semblant de vivre, incapable de trouver des mots pour dire combien j’aimais ce père, pour raconter l’histoire de Grynszpan, parce que je porte un secret, un petit tas malpropre qui m’empoisonne depuis trop longtemps. Il faudrait reprendre au début. Ouvrir la matriochka de ces récits emboîtés pour les poser à plat. Répliques l’une de l’autre, grande Histoire et petites histoires, elles affichent toutes le même sourire figé. Le même masque mortuaire. »
Philippe Rahmy
Monarques
La Table ronde, 2017
17:06 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : philippe rahmy, monarques, la table ronde
jeudi, 16 novembre 2017
William Carlos Williams, « Paterson »
DR
« Le manque de livres
nous conduira parfois en esprit jusqu’aux bibliothèques par un chaud après-midi, si toutefois les livres peuvent nous faire défaut au point d’entraîner notre esprit.
Car il existe un vent ou l’esprit d’un vent
dans chaque livre qui renvoie la vie
jusqu’ici, un grand vent qui emplit les conduits
auriculaires jusqu’à ce que nous croyons entendre le vent
réel
entraîner notre esprit.
En émergeant des rues, nous brisons
l’isolement de notre esprit, et nous sommes emportés
dans le vent des livres, nous cherchons, cherchons
au gré du vent
jusqu’à ne plus distinguer le vent du
pouvoir qu’il a, sur nous,
d’entraîner notre esprit
et dans notre esprit monte
la senteur, peut-être, des fleurs de caroubier
dont le parfum est lui-même une vent qui souffle
en entraînant notre esprit
au travers duquel, sous la cataracte
bientôt à sec
la rivière roule, tourbillonne
calme jadis.
Épuisé d’avoir, ces derniers mois, cherché
des rues inutiles, des visages repliés contre
lui comme le trèfle au crépuscule, quelque chose
l’a réconcilié avec son
esprit .
dans lequel les chutes invisibles
tombent et s’élèvent
et croulent encore — sans fin, croulent
et recroulent en grondant, reflet
non point des chutes mais de leur incessant
tumulte
Quelle merveille,
ma belle que ceux, impuissants, qu’entraîne le vent,
qu’atteint le feu
impuissants,
un grondement qui (silencieux) submerge les sens
de sa répétition
qui refuse de s’étendre
pour dormir, dormir, dormir
sur son lit sombre.
L’été ! c’est l’été
-- Le grondement dans l’esprit est
incessant
Le dernier loup fut tué près de Weisse Huis en l’an 1723
Les livres nous reposeront parfois du
grondement de l’eau, qui croule
et s’élève pour crouler encore, emplissant
l’esprit de son reflet
pierre branlante. »
William Carlos Williams
Paterson (publié entre 1946 et 1958)
Traduit de l’américain par Yves di Manno
Préface de Serge Fauchereau
Coll. « Textes », Flammarion, 1981, 2e édition, revue et corrigée : Corti, 2005
http://www.jose-corti.fr/titres/paterson.html
La version ici recopiée d’un extrait du chapitre III La Bibliothèque est celle de la première édition.
Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de voir l'épatant — culte déjà — film de Jim Jarmusch, Paterson, qui fait très précisément référence au livre de William Carlos Williams & au poète Ron Padgett. Vous trouvezrez, ci-dessous, un lien vers la BA :
14:47 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : william carlos williams, paterson, yves di manno, textes, flammarion, corti, serge fauchereau
dimanche, 12 novembre 2017
Lutz Bassmann, « Black Village »
© CChambard
« C’est Myriam qui a proposé de planter des balises verbales dans la matière fuyante et sombre dont était construit le temps autour de nous. Nous pourrions, prétendait-elle, raconter à haute voix des histoires, et nous en servir ensuite comme repères. Goodmann s’enthousiasma. Dans le passé, il avait pratiqué les interventions publiques au cours de réunions et de meetings, et comme Myriam et moi, il avait produit sous un nom d’emprunt plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles. Nous aurions assez d’énergie littéraire pour alimenter nos prises de parole. L’idée nous excitait d’autant plus que nous entrevoyions là un moyen d’égayer la monotonie de notre voyage. Nous pourrons compter nos récits, me disais-je, nous rappeler leur ordre, établir à partir de là une grille qui calibrerait l’écoulement du temps. Et même, à plus court terme, dans l’immédiateté, nous pourrons mesurer une durée plus ramassée, revenir à la notion d’heure, de demi-heure et de quart d’heure en associant la longueur d’un texte au temps nécessaire pour le dire devant des auditeurs.
Assis l’un près de l’autre, genoux contre genoux et presque hanche contre hanche, nous avons laissé Goodman débuter dans l’entreprise. Il s’est lancé dans une aventure qui promettait de nombreuses péripéties, une histoire de tueur qui portait un nom assez proche de son nom à lui, d’ailleurs. Edzelmann ou Fischmann, il me semble. J’ai oublié. Sa mission accomplie, le tueur enfourchait une moto et fonçait dans la nuit.
La voix de Goodmann était rauque, comme ruisselante de poussière, mais il articulait les phrases avec une application de conteur. J’étais dolent, confortablement vautré dans la suie, je sentais la tiédeur du sol sous mes fesses ou ce qui en tenait lieu, et je m’apprêtais à accompagner le tueur jusqu’à l’épisode suivant, une rencontre avec le commanditaire, une nouvelle explosion de violence ou un deuxième rendez-vous avec la mort, lorsque je m’aperçus que le silence nous entourait. Je ne m’étais pas endormi — nous connaissons des passages à vide, assez proches de la somnolence, mais nous ne dormons jamais. Et là, au lieu de me prélasser par terre en écoutant une anecdote passionnante, j’étais en train de marcher sur une route qui sous mes pieds crissait, comme si la chaussée avait disparu sous une couche de sel fondu, friable et sonore. Il faisait chaud. Nous avancions sans ouvrir la bouche. Pas un mot, seulement le bruit de nos chaussures écrasant cette surface craquante.
— Je n’ai pas entendu la fin de l’histoire, ai-je bougonné, après un moment.
— La fin, a remarqué Myriam. Comme si ça pouvait exister quelque part.
Nous avons continué à marcher, quelques milliers de pas, sans doute. Muets tous les trois.
— Ça ne marche pas, ce système, a dit Goodmann. Le temps s’interrompt n’importe quand et n’importe comment.
— Les histoires restent, l’a consolé Myriam. Au moins on a leur début en mémoire.
— Oui, à la rigueur, ai-je dit. Mais pas ce qu’il y a après.
— Bah, ce qu’il y a après, a rétorqué Myriam.
— Ça ne marche pas a répété Goodmann. »
Lutz Bassmann
Black Village
Verdier, 2017
16:33 Publié dans Écrivains, Édition | Lien permanent | Tags : lutz bassmann, black village, verdier