lundi, 12 août 2019
Bashô, « Journaux de voyage »
« Notes d’un voyage à Sarashina
Au village de Sarashina aller voir la lune sur le mont Obasuté, voici ce qu’avec insistance me suggère le vent d’automne dont le souffle agite mon cœur, et un autre partage avec moi le goût du vent et des nuages, celui qui a nom Etsujin. La route de Kiso passe au profond des montagnes, raides en sont les chemins ; craignant qu’à l’étape le cœur ne nous faille, Maître Kakei nous a donné un domestique pour nous escorter. Tout un chacun s’est ingénié à nous aider, mais ignorants de la route et des étapes, dans notre commune confusion nous brouillons tout devant derrière et n’y trouvons que plus de plaisir.
En un lieu dont je ne sais plus le nom, un moine d’une soixantaine d’années, l’air peu amène et renfrogné, chargé à en plier le dos, le souffle court, s’en est venu d’un pas mal assuré ; mon compagnon l’a pris en pitié et, ficelant ensemble ce que l’un et l’autre nous portions sur l’épaule et le faix de ce moine, il en charge le cheval et me fait monter par-dessus. Hautes montagnes et cimes abruptes se dressent au-dessus de nos têtes, à notre gauche coule le fleuve, au fond d’un précipice qui semble profond de mille toises, et comme il n’y a pas un pied de terrain plat, se trouver en selle n’est de tout repos, si bien qu’il n’est pas un instant où je ne me sente en péril.
Passé le Pont Suspendu et Nezamé, par Saru-ga-baba et le col de Tachi, c’est la route des Quarante-Huit Tournants. Le chemin monte en lacets, si bien que l’on a le sentiment de grimper jusqu’aux nuages. Nous-mêmes qui cheminons à pied, pris de vertige, l’esprit contracté, nous allons d’un pas incertain, tandis que le valet qui nous escorte n’en paraît nullement effrayé et ne fait que somnoler sur son cheval, si bien que plus d’une fois il semble devoir tomber, et qu’à le voir de dos en levant les yeux, on le croirait en grand péril. Le sentiment du Bouddha lorsqu’il daigne jeter les yeux sur le monde misérable des vivants doit être pareil à celui que j’éprouve, me dis-je, et l’idée d’impermanence et d’imminence s’impose à moi en un soudain retour sur moi-même : autant dire que dans la Passe Hurlante d’Awa il n’est ni vagues ni vents.
Le soir venu, ayant trouvé un appuie-tête d’herbes, je cherche à me rappeler les paysages qui m’avaient inspiré les versets composés au hasard pendant la journée. Je sors mon nécessaire à écrire, et sous la lampe, étendu, les yeux clos, je me frappe la tête et me torture, si bien que ce moine, supposant que les soucis du voyage m’accablent et me tourmentent, essaie de m’en divertir. Il me décrit les lieux de pèlerinage qu’il a visités dans sa jeunesse, m’énumère les grâces d’Amida, me conte sans fin des histoires qu’il tient pour miraculeuses, tant et si bien qu’il m’enlève le goût de composer et que je suis incapable de proférer une parole. Le clair de lune dont il m’avait distrait se glisse entre les arbres et par les fentes du mur, ici et là s’élèvent des bruits de claquets et des cris pour écarter les daims. En vérité, toute la mélancolie d’automne se déploie en ces lieux.
“Hé bien, en l’honneur de la lune buvons du saké !”, dis-je, et l’on nous apporte des coupes. Elles m’ont l’air plus grandes que celles dont on use d’ordinaire, avec un décor maladroit à la poudre d’or. Les gens de la ville jugeraient pareil objet de mauvais goût et n’y toucheraient même pas, mais j’y prends un plaisir imprévu, autant que si elles étaient coupes de céladon ou de jade, car elles s’accordent à ces lieux.
Le disque voudrais
à la poudre d’or décorer
de la lune de l’étape
Au pont suspendu
la vie tient à un sarment
de vigne vierge
Au pont suspendu
sitôt point le souvenir
du tribut des chevaux
Le brouillard levé
au pont suspendu les yeux
je n’ose fermer
Etsujin
Le mont Obatusé :
Sa forme évoque
une vieille seule qui pleure
compagne de la lune
La seizième nuit
encore ne puis quitter
ce canton de Sarashina
Ah Sarashina
trois nuits j’ai contemplé la lune
sans un nuage
Etsujin
Gracieuse ploie
couverte de rosée
l’ominaéshi
Mon corps pénètrent
l’amertume du radis
et le vent d’automne
Marrons de Kiso
pour les gens de ce bas monde
présent apprécié
L’un m’escorte
l’autre le quitte et pour finir
automne à Kiso
Au Zenkô-ji :
Au clair de lune
quatre portes quatre doctrines
sont tout un au fond
À remuer les pierres
sur l’Asama déchaînée
tempête d’automne »
Bashô
Journaux de voyage
Présenté et traduit du japonais par René Sieffert
Verdier, 2016
https://editions-verdier.fr/livre/journaux-de-voyage/
40 ans de Verdier
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dimanche, 11 août 2019
Alain Coulange, « Brouhaha »
© Vivianne Zenner
« Voilà, tu écris. Encore et encore. Porté par ce désir. De paraître, d’apparaître. Désir qui ne comble rien. Qui efface. Te fait disparaître.
Mieux vaut arrêter ce flux qui s’étend et déborde. Ce n’est qu’une pauvre démonstration. Inutile. L’inutilité ne nous sauve pas. Nous le saurions si quelque chose devait nous sauver.
Ce flux, mieux vaut qu’il cesse. Et que par cet arrêt écrire cesse aussi.
[…]
Tout le monde écrit des livres
L’accès au livre est un trou d’épingle. On voit difficilement à l’intérieur. Il faudrait sur le champ inventer une lumière. On n’écrit pas en cultivant l’obscurité. On la combat. Pour voir ce que personne ne voit. Voir le livre avant qu’il s’écrive. le considérer en un instant. La langue ne règne pas seulement par la puissance de son obscurité mais par la puissance de sa rapidité. Voir l’ombre et le nombre. Tant de phrases prêtes à se former. Comment les éveiller à elles-mêmes ? Le livre vient quand il veut. Il surgit telle une apparition. Une volupté. Pièce détachée. Il se détache. La première chose qu’on a dite est qu’il ne devait pas s’écrire. On a été démenti. Il est sorti du trou. Du fatras. Tout le monde écrit des livres. Tout le monde n’écrit pas des livres comme tout le monde. »
Alain Coulange
Brouhaha
End éditions
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samedi, 10 août 2019
Louis Calaferte, « Portrait de l’enfant »
DR
« Seul dans la cuisine, par les chauds après-midi d’été, il découvrait ou inventait des visages de jeunes filles dans les bariolages de la toile cirée qui recouvrait la grande table poussée contre le mur.
Lorsqu’il avait situé leurs bouches, il y appliquait la sienne, longuement, amoureusement.
Il était malheureux de cette parodie de tendresse sans prolongement, sans échange.
[…]
Elle venait dans le noir jusqu’à son lit. Il entendait le bruissement de sa chemise de nuit. Elle s’asseyait à côté de lui, cherchait sa main, la retenait dans la sienne.
— Tu as peur ?
— Oui.
— Moi aussi, j’ai peur.
Sa voix était comme soufflée, lointaine, cotonneuse.
Elle rapprochait sa tête. Ses cheveux sentaient bon.
[…]
Sur le sentier au bord de la rivière, en un endroit où il savait que les promeneurs ne s’aventuraient guère, il édifiait autour de lui plusieurs petits puits de sable qu’il emplissait d’eau dans laquelle il précipitait les insectes de passage.
Assis au milieu de ses constructions, il lui suffisait de tourner la tête pour observer dans chaque cuvette, au cours de l’après-midi, les manifestations de ces lentes agonies.
Les insectes les plus gros se débattaient moins longtemps que les autres à la surface de l’eau. Après maintes vaines tentatives, ceux qui réussissaient à se hisser sur la paroi de sable avaient la vie sauve ; ils étaient peu nombreux. Certains, qu’il croyait morts, se ranimaient aussitôt qu’il les effleurait du doigt. Ce simulacre de leur part excitait contre eux sa colère, comme s’ils avaient eu la volonté consciente de le duper. Il leur accordait le temps de reprendre des forces en les retirant de l’eau où il les replongeait dès qu’ils paraissaient s’être rétablis. Parfois aussi, haineux, il les écrasait.
[…]
Plusieurs jours de suite il déroba le courrier dans la boîte aux lettres et alla le brûler dans l’ornière d’un champ, derrière un petit mur où il ne pouvait être vu.
En regardant les enveloppes se jaunir, se corner sous la chaleur de la flamme, il avait l’impression que beaucoup de choses malpropres, mauvaises, disparaissaient grâce à lui.
C’était inexplicable.
[…]
À l’église, certains dimanches, pendant la messe chantée, il voyait onduler la robe de la statue de la Vierge. Son visage mélancolique penché sur une épaule s’inclinait davantage. Elle lui adressait un sourire grave. Il avait la sensation qu’elle eût aimé lui parler.
Une joie douloureuse lui opprimait le cœur.
[…]
Il s’établissait sous la table de la cuisine, allongé à plat ventre sur un petit manteau de fourrure lui appartenant et s’y frottait jusqu’à la jouissance, si forte qu’elle lui fermait les yeux quelques secondes durant.
[…]
Insensiblement son lit d’enfant devient catafalque. Les draps se teintent, leur blancheur estompée, comme une clarté s’affaiblissant graduellement. Le sommier se surélève. Sous ses reins, il sent le matelas s’amincir, devinant peu à peu la dureté horizontale de la planche. Un homme entre dans la chambre, vient lui ôter son pyjama, qu’il remplace par son costume de velours. Ses mains sont croisées sur sa poitrine. Il a chaud. Il est bien. »
Louis Calaferte
Portrait de l’enfant
Denoël, 1969
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mercredi, 07 août 2019
Gil Jouanard, « Dans le paysage du fond »
© Héloise Jouanard
« C’était presque à coup sûr un chant, ou bien la vielle cagneuse du moulin à café qui éclairait le fond de la cuisine. Non, c’était plutôt un chant qui crépitait dans l’âtre ou bien les hésitations cuivrées de la pompe archaïque au-dessus de l’évier. C’était un chant ; et le blé parfumait jusqu’aux draps ; les graviers montaient en flammes douces dans la vacuité de la cour. On était là. Ou bien encore on portait le pain sous l’aisselle du bras droit, et la farine épousait le tricot de laine bleue.
Il y avait, contre le mur, une gerbe d’orties ; ou c’était l’avancée syncopée d’un lézard hésitant ; disons : une simple minute d’attention qui ne se serait pas laissée écarter. Ou bien, à l’inverse, c’est l’oubli qui fouillerait du bout d’une invisible perche la surface herbue d’une biographie aléatoire. Et les lumières tout au fond de l’étang, dessineraient la forme des fenêtres par lesquelles on regarderait se succéder les climats au hasard de la rue épaisse. Ou bien ce ne serait rien, sinon notre propre nom, notre nom propre, si commun, derrière l’écran de la distance prononcé par une voix que l’on aurait autrefois connue et qui viendrait s’émietter à travers les gouttes de pluie.
Ou bien ce ne serait rien d’autre qu’un reflet sur le bois peint en rouge du crayon ; et l’on se serait encore une fois de plus laissé embarquer dans une de ces aventures exploratoires dont nul ne saurait dire si l’on saura revenir.
Ou bien ce serait que l’on préfère décidément tout, fût-ce un mot de trop, plutôt que cette effroyable solitude qui vient nous prendre à la gorge à l’orée du bois.
De la table au tronc de merisier, il n’y a que l’épaisseur de cette feuille, qui hésite à se prendre pour celle de l’arbre ou plutôt pour celle, si infime, du fil d’étendage où viennent sécher les fruits maigres de ma sève.
De la table au tronc de merisier, il y a l’épaisseur de toute cette distance qu’il y a à franchir à travers mon regard ; il y a ce brouillard des mots qui voile pour toujours l’évidence. »
Gil Jouanard
Dans le paysage du fond
Isolato, 2013
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lundi, 05 août 2019
Annie Dillard, « Les vivants »
DR
« Il vit des traces d’oiseau sous le niveau de la marée haute, là où la ligne de gravillon noir et rouge cédait la place à une boue sablonneuse. Ces traces de pattes semblaient tomber du ciel, comme si Dieu venait de donner forme à l’une de ses créatures et de la déposer là. Trois ergots s’enfonçaient dans la boue, reliés par de larges palmes. L’oiseau avait marché, tel un homme, sur la grève, d’un pas ferme et décidé. Le cou penché en avant, Clare suivit ces empreintes de pattes.
Elles semblaient pourtant absurdes, ces traces, comme si l’oiseau avait perdu la tête. Abruptement, elles s’arrêtèrent, les deux pattes profondément enfoncées dans la boue au niveau des ergots. Ces traces s’interrompaient sans raison : la boue redevenait lisse, l’oiseau s’était envolé. Clare se retourna et constata que son propre passage avait lui aussi laissé des empreintes bien nettes sur le gravillon ; il laissait ses propres traces, qui aboutissaient sous ses chaussures.
Il était, depuis le début, une bobine d’empreintes de pas qui commençaient un peu plus au nord, dans la cabane du campement dressée sur la plage où il avait appris à se tenir debout en s’accrochant à la jupe noire de sa mère. Ses traces disparaissaient, puis redevenaient visibles à mesure qu’il égrenait ses jours et ses ans ; il passa douze années à Goshen avant de revenir à Whatcom et il effectua d’innombrables allées et venues entre son domicile et le lycée, puis le bureau. Maintenant, sur cette plage, ses traces se dévidaient derrière lui telles une épluchure : le temps était un couteau qui l’épluchait comme une pomme et il allait continuer de l’entailler jusqu’à la fin. Ses traces, les traces de sa vie se termineraient abruptement, elles aussi – mais à ce moment là il ne s’envoleraient pas, comme un oiseau dans le ciel ; il descendrait sous terre.
“Je rejoindrai les portes de la tombe”, pensa Clare. C’était un passage d’Isaïe, dans lequel le roi mourant Ezéchias se tourne vers le mur. “Je rejoindrai les portes de la tombe : je suis privé du reste de mes ans. J’ai dit : je ne verrai pas le Seigneur, même le Seigneur, au pays des vivants : je ne contemplerai plus l’homme parmi les habitants du monde.”
Personne ne savait quel pas serait le dernier, à quel pas prendre garde. Où sur la face de la Terre, ses traces de pas seraient encore fraîches quand le trappeur le traquera ? Les garçons de la ville porteraient ensuite son corps en suivant ses derniers itinéraires.
Il avait besoin d’apprendre à mourir. Il avait appris tout le reste au fil du temps : à lire, à mener un équipage de bœufs, à faucher un champ et à vanner le grain, à abattre un arbre, à assembler deux pièces de bois à onglet, à utiliser et à réparer un tour ou une scie à vapeur, à expliquer l’électromagnétisme, à installer des pannes de toit, à couper des tuyaux de plomb pour un évier, à fabriquer un palier d’essieu, estimer une section de terrain, vendre une parcelle. Il excellait dans tout ce qu’il avait appris, mais il lui fallait maintenant apprendre cette chose nouvelle qui revenait à abandonner tout le reste. N’était-ce pas essentiel ? Mais comment apprend-on à mourir quand les experts en la matière restent muets ?
Le vieux Conrad Grogan, le géomètre, avait bien failli mourir ; il avait bel et bien trépassé, mais il était revenu à la vie pour se lever, maigre et très droit – sa moustache noire peignée au-dessus de ses lèvres, son chapeau jaune tout déchiqueté, la bedaine en avant et l’air sagace – et il avait vécu six autres années. Clare eut alors le sentiment que Conrad Grogan se jetait à corps perdu dans le temps qui lui restait à vivre : il fonda la société des débats, épousa une veuve défavorisée par le sort sur l’île de Whitbey, la ramena sur le continent, bâtit une maison dans un arbre pour les petits-enfants de sa femme, se construisit pour lui-même un modeste doris à voiles peint en rouge, et il arpentait les rues de la ville avec entrain, le visage ridé et rayonnant. Puis il s’alita, se mit à hurler pendant quelques jours, ahana durant autant de jours, devint tout violacé et mourut. Clare ignorait si Conrad Grogan était mort dignement, la première ou la dernière fois, ou comment cela se passait quand on avait seulement quelques vagues notions sur la mort, ou s’il pourrait s’arranger pour qu’on exige de lui une qualité qu’il fournirait alors aussitôt, par exemple du courage, une qualité qui n’aurait pas pour but de faire tomber la tension, mais qui au contraire lui plairait et dépasserait tout ce qu’il avait appris. »
Annie Dillard
Les vivants
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Christian Bourgois, 1994, coll. Titres n° 111, 2011
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vendredi, 26 juillet 2019
Peter Handke, « Lent retour »
DR
« Sorger étala sur la table les cahiers avec ses notes, chacun apparut avec sa couleur particulière et toute la surface devint en somme une carte géologique où les surfaces multicolores figuraient les divers âges de la terre. Un sentiment d’une douceur puissante et vague s’empara de lui ; bien sûr, il désirait un “supplément de lumière”. Et immobile il resta debout au-dessus de l’échantillonnage bariolé déjà pâli par l’âge, jusqu’à devenir lui-même une couleur tranquille parmi d’autres. Il feuilleta les cahiers et se vit disparaître dans l’écriture, dans l’histoire des histoires, une histoire de soleil et de neige. »
Peter Handke
Lent retour
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt
Gallimard, 1982
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mercredi, 24 juillet 2019
Sigismund Krzyzanowski, « Rue Involontaire »
« Au facteur
Camarade facteur, cette lettre n’ajoutera aucun pas à votre travail déambulatoire et n’alourdira pas d’un gramme votre besace. Je crains seulement que l’habitude de porter des lettres ne vous entraîne à emporter ces lignes jusque dans votre appartement. Mais je vous conseillerais plutôt de l’ouvrir sur-le-champ, de la lire et de la jeter – dans la poubelle la plus proche.
Je respecte au plus haut point le métier de facteur. Et je suis sûr que les mots “poste” et “imposteur” n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Et pourtant, j’affirme – mais n’allez pas trop vite le prendre mal – qu’aucune lettre n’a jamais atteint son destinataire. Jusqu’au fond de l’être. Tout entier.
Je n’ai, bien sûr, nullement l’intention de dénigrer en quoi que ce soit le travail du facteur. Celui-ci frappe consciencieusement aux portes. Mais frapper au cœur – et qu’il s’entrouvre – ne fait pas partie des obligations des porteurs de lettres.
Le facteur remet des enveloppes. Pourtant je vous garantis qu’une lettre estampillée “Vladivostok” et distribuée à Moscou doit encore accomplir une route bien plus longue que celle qu’elle vient de faire.
Nous avons liquidé, ou quasiment liquidé, l’analphabétisme. C’est très bien. Qui peut prétendre le contraire ? Mais qu’avons-nous fait pour liquider l’ignorance profonde ? Car nous nous comprenons tous en ânonnant, syllabe après syllabe – et encore à grand-peine –, et nous ne savons pas lire les sentiments d’autrui, ce qui se cache tout au fond de la lettre.
Et pourtant, cher et hasardeux destinataire, je crois déchiffrer en vous un certain sentiment d’offense, voire d'ennui, qui là – dans les secondes qui viennent – va froisser ma lettre et la jeter au loin. Attendez encore une ligne ou deux. Car au fur et à mesure que le niveau d’encre baisse – goute après goutte – dans l’encrier, dans l’écrivant – verre après verre – le niveau de vodka monte. Vous-même ne refusez sans doute pas de boire un petit coup de temps à autre. Santé ! Il y a peu, après deux flacons, j’ai entrepris d’écrire une carte postale à Dieu. Je l’ai adressée comme suit : “À Dieu. À remettre en mains propres.” Véridique, parbleu ! Et en allant chercher une troisième fiole, je l’ai jetée à la boîte. Quand je me suis réveillé, je l’avais oubliée, mais elle, elle ne m’avait pas oublié. Deux jours plus tard, je l’ai reçue avec le tampon “Destinataire inconnu”. Allez dire après ça que notre poste marche mal. Santé !
De quoi on causait ? Ah oui, les enveloppes. Les pensées ont peur du soleil, elles préfèrent le ciel gris. Moi aussi, je suis complètement gris. Je vois trouble, j’ai des taches qui me dansent devant les yeux. D’abord, la pensée est dans le noir, dans son enveloppe d’os, et ensuite, dans une enveloppe de papier. Et il est plus facile de casser l’os que d’inciser la dépouille – puisqu’on dépouille le courrier, tu comprends ? – de papier et d’arriver jusqu’à… Crénom de nom ! mes pensées sont saoules, elles titubent. Et l’encrier qui est par terre. L’encrier. J’arriverai pas à l’attraper. Et ma plume grft- »
Sigismund Krzyzanowski
Rue Involontaire
Traduction du russe et préambule par Catherine Perrel
Coll. « Slovo », Verdier, 2014
https://editions-verdier.fr/livre/rue-involontaire/
40 ans de Verdier
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mardi, 23 juillet 2019
Lu Yu, « M’adonnant à la lecture »
« “le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise”, la tête blanche, est retourné dans son méandre de la rivière Shan
dans la solitude derrière mon portail rustique, les livres remplissent la maison
le potage de chénopode et la bouillie de blé refroidissent, je ne vais pas manger
lire les cinq tombereaux de livres réunis durant toute ma vie me comble
non sans grand peine je corrige les erreurs, efface et réécris
sur des mélodies tristes je fredonne des ballades poignantes
j’ai complété le catalogue des idéogrammes
même les interprétations mineures en langue étrangère, je note tout
parfois jusqu’à l’aube je n’éteins pas la lampe
la neige qui tombe drue frappe à la fenêtre “su su”
encore douze années avant que je n’atteigne l’âge de soixante-dix ans
peut-être y a-t-il quelques classiques perdus, quelques chapitres manquants à ajouter à ma collection
je ne crains pas que les visiteurs se moquent de ce fou des livres
c’est tout de même mieux que si les livres restaient tout neufs dans leur étui, sans que personne ne les touche »
Lu Yu
Le vieil homme qui n’en fait qu'à sa guise
traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1995
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lundi, 22 juillet 2019
Denise Le Dantec, « La seconde augmentée »
DR
« Saison des cerises mûres. Le candélabre s’est chargé de fruits.
Au sol, une infinité de fleurettes blanches et zinzolines.
Bouquets. Poèmes.
L’échelle est à hauteur expressive. L’esprit poétique “naïf”.
Le merle, moqueur.
On n’échappe pas à l’idylle.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Soleil de rien. Cet amour. Cette saison. Le ciel caramel.
L’enfant s’est caché derrière la haie. Son chapeau tromblon. La poésie avance par bonds.
La branche est rouge avec une boucle de duvet.
Des précautions. Des minuties. Des secrets.
Un coupé d’horizon. Une paire d’ailes.
La lampe brille dans le salon de la Reine.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Soleil du soir. Éclats et flux.
Tu retrouves ton extase. La farouche merveille. Le champ de fleurs irradié, rouge.
La valeur d’ombre du mélèze est en recul, tandis que la rêverie s’augmente en strophes suivant le motif où elle se pose.
Blessure mienne.
Serrés contre les hampes, les glaïeuls du champ saignent.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Saison des bleuets et du saumon rouge.
Deux, trois vergées somptueuses, luisantes, carminées.
Les buis. Les lierres.
Une fosse de sel. Deux éblouis. Un nuage.
Est-ce un rêve ? Un épuisement de la pensée ?
Il faudra aller plus loin.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
C’est le soir. Le jour a passé l’heure. Silence. Oubli.
Rien n’est perdu.
L’herbe surgit sur sa tige. La petite étoile. L’anémone des bois.
La poésie vient parfois sans qu’on y mette la main. »
Denise Le Dantec
La seconde augmentée
Tarabuste, 2019
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samedi, 20 juillet 2019
Sophie Loizeau, « Les loups »
« Bosquet
Les Contrées
une cabane de [psychopathe]
m’attendait dans le bosquet alors que j’étais
sur le point de m’installer la lumière et l’espace
entre les arbres les feuilles leur couleur tout
m’allait
avec ou sans [mirador] ils sont
souvent [pleins de douilles et de bouteilles] ou trop
épineux
il y fait plus sombre qu’ailleurs à cause
du lierre – du lierre du sol au plafond
le colza refleuri répand
son sucre c’est vraiment bizarre mêlé au
à l’odeur de décomposition
quand le [tracteur] c) s’arrêtera de sarcler je serai seule
le jour baisse Pivert m’avertir d’un trait
l’esprit d’Octobre est dans le petit vent
je rabats ma capuche et mon immobilité im
pressionne
* * *
la chambre de mon père ressemble à cette pièce tapi
ssée de lierre après qu’on a fermé les volets
je n’y mets plus les pieds – même pour le scotch ou la colle
aller la chercher dans le bureau est au-dessus de mes forces
le pantalon sur la chaise dans la pénombre
Second chant de peau
Mère est partie la première elle allait lentement elle
n’arrêtait pas de nous faire des signes
d’au-revoir avec la main je crois qu’elle souffrait de nous
laisser [en plus de sa souffrance à elle seule] il y avait
celle-là
Père est parti la rejoindre sur ces territoires
elle et lui reviendront peut-
être à temps pour nous nourrir
depuis le temps elle devrait être revenue
lui devrait l’avoir rejointe et ensemble en être
revenu/es
Troisième chant de peau
c’est bien une fille que je voulais et pas un garçon*
non pas un fils une fille quant à moi
mes tétons se sont mis à sourdre
le lait d’une petite nappe fossile pour la fête
que cela représente
où est ma mère où est mon père ? il faut se rassembler
autour du berceau
et se toucher les mains »
* En réponse à la Chanson d’un homme à propos de sa fille, in Chants esquimaux à propos des gens et des animaux, Secouer la citrouille, p. 178, Jérôme Rothenberg, PURH, 2016
Sophie Loizeau
Les Loups
Éditions Corti, 2019
20:03 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : sophie loizeau, les loups, éditions corti
vendredi, 19 juillet 2019
Jean Genet, « Le funambule »
DR
« Et ta blessure, où est-elle ?
Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur, – c’est elle qui va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux.
Si nous regardons, d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent – le chien aussi, l’oiseau, une casserole – cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle – dont ils ont pris la forme – et pour elle, la solitude : les voici tout entier dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable – ce château de l’âme – afin d’être cette solitude elle-même. Pour le funambule dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné.
C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaire à son art. »
* Les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures… Pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s’éteint : c’est que toute la gloire qui s’y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude.
Jean Genet
Le Funambule
L’Arbalète, 1958
19:10 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jean genet, le funambule, l'arbalète
mercredi, 17 juillet 2019
Bao Zhao, « Retour au pays en rêve »
« En retenant mes pleurs, j’ai franchi les murailles,
Mon épée bien en mains aux carrefours déserts.
Des tourbillons sableux volent dans le ciel noir
Et mon cœur esseulé ne pense qu’au pays.
Retrouvant chaque soir l’oreiller solitaire,
Je rêve qu’un instant je m’en reviens chez nous.
Mon épouse m’attend, souriante à la fenêtre
En déroulant la soie sur son métier chantant.
Quel bonheur de conter notre séparation
Avant de retrouver la couche de satin.
Nous coupons l’orchidée, au parfum sans pareil,
Cueillons le chrysanthème, splendeur inégalée.
D’un coffret elle sort l’hellébore odorant,
De sa manche elle tire des herbes fragrantes.
Quand je suis dans mon rêve, il n’y a plus d’espace,
Mais quand vient le réveil un fleuve nous sépare.
En m’éveillant soudain je pousse un vain soupir ;
Quelle détresse alors où mon âme s’envole !
Un vaste flot laiteux s’étale à l’infini,
Les sommets imposants s’élèvent jusqu’au ciel.
Les vagues tour à tour s’en vont et s’en reviennent,
Le vent et la gelée s’accroissent puis déclinent.
Le pays où je suis, ce n’est pas mon pays.
Hélas ! je n’ai personne à qui dire ma peine. »
Bao Zhao – 414-466
Les Six Dynasties ( de la fin des Han à la fin des Sui, 196-618)
Traduit par François Martin
in Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
18:18 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : bao zhao, retour au pays en rêve, anthologie de la poésie chinoise, pléiade gallimard