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Livre - Page 13

  • Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »

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    DR

     

    « Je ne me souviens plus du jour où j’ai découvert l’existence de ma prairie.

    La première fois je suis un tout petit enfant le mot prairie ne vient pas mais je sais qu’il existe. Avec une lampe de poche volée dans un tiroir de la cuisine je lis toute la nuit sous les couvertures un roman de James Fenimore Cooper.

    C’est merveilleux.

    L’aube vient et je n’ai pas sommeil.

    Je glisse dans un canoë de bois verni jusqu’aux berges moussues de ma prairie.

    Les Indiens sont à mes trousses. Je fais pour la première fois l’expérience d’un corps en mouvement dans ma prairie.

    C’est délicieux.

    Mon arc imaginaire est tendu. Il ne rate jamais sa cible. Ma prière est brûlante dans ma gorge. Je cherche une sauterelle dans l’herbe à qui chanter ma peur.

     

       Oh les petits érables ont noirci. L’herbe se fait rare.

       Quelque chose a lieu dans ma prairie.

       Je ne peux pas croire à tout ce qui s’est passé là-bas.

     

       Non non

       plus que jamais  

       les yeux futurs

       pleins du ciel

       de ma prairie.

     

    Est-ce que le mot prairie existe dans le vent qui hurle dehors ?

    Ou dans la grande tristesse qui est dans mon esprit ?

    Ou dans la poursuite folle de ce que je n’obtiendrai jamais ?

     

    Est-ce que le mot prairie existe quand je souhaite les choses et que je pleure en disant ces choses que je veux ?

     

    Ou est-ce que dans le mot prairie disparaîtraient les choses auxquelles je m’étais cru attaché pour toujours ?

     

    Et chaque soir je rêve de partir enfourchant une monture abstraite. Je voyage à qui perd gagne. »

     

    Frédéric Boyer

    Dans ma prairie

    P.O.L, 2014

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=32

  • Jacques Dupin, « Glauque »

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    DR

     

    « Comme je voyageais très bas

    autour des étangs de septembre

    je crus la voir elle était là

    béate au milieu de l’eau

    la Chinoise du Malespir

     

    dans l’attente lancéolée

    du songe qu’elle accapare

    son œil étirant mes yeux

    elle rit de rien et de l’eau

    je ne cesse de rajeunir

     —————————————

     

    trop de feuilles   de chimères

    de meurtres flottés sur l’eau

    elle extasiée qui replonge

    dans la plaie au fond de quoi

    une écriture agonise

     

    l’opéra-bouffe des grenouilles

    qui languit   qui se déchirent

    par la libellule et le bleu

    de ses ciseaux entrouverts

    au milieu pour en finir

     —————————————

     

    il fait sombre j’écris bas

    elle est là depuis toujours

    les bulles crevant sa peau

    dans le glauque du rituel

    la coulisse épaisse de l’eau

     

    c’est l’égrènement c’est le frai

    l’accouplement le rosaire

    sur la pierre lisse et le bord

    de l’eau morte écartelée

    par l’effervescence de l’air

     —————————————

     

    ta soif ton regard bridé

    et le plaisir sans mélange

    d’enfanter ce que je tais

    d’aspirer l’ombre de l’autre

    plus loin que l’eau divisée

     

    ne coassant plus en dieu

    sans l’affilée de ma langue

    l’inconnue de l’entre-deux

    a plongé dans la démence

    du foutre des monstres frais

     —————————————

     

    le froid de sa cuisse ouverte

    à la labilité de l’eau

    elle est là depuis toujours

    ma complice fantômale

    une grenouille à rebours

     

    de son genou dissipant

    un tressaillement dans le vert

    pour l’image que revêt

    l’assidue des premiers ronds

    de l’eau ridée de l’enfer »

     

    Jacques Dupin

    Chansons troglodytes

    Fata Morgana, 1989

  • Wisława Szymborska, « Prêt-à-vivre »

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    © : Elżbieta Lempp

     

    «Voilà du prêt-à-vivre.

    Pièce sans répétition.

    Corps sans essayage.

    Tête sans réflexion.

     

    J’ignore le rôle qu’on me fait jouer.

    Je sais seulement qu’il est à moi, non échangeable.

     

    De quoi parle la pièce, je n’ai pas d’autre choix

    que de le deviner une fois sur scène.

     

    Préparée à la diable pour cet honneur de vivre,

    j’ai du mal à tenir le rythme qu’on m’impose.

    J’improvise, bien que cela me fasse horreur,

    je bute à chaque instant sur l’ignorance des choses.

    Mes manières fleurent sans doute la province.

    Mes instincts n’ont sûrement rien de professionnel.

    Le trac est une excuse, et une humiliation.

    Je trouve cruelles ces circonstances atténuantes.

     

    Mots et réflexes qu’on ne peut retirer,

    l’inventaire des étoiles plein d’erreurs,

    caractère ? Un manteau boutonné en courant.

    Telles sont les conséquences pénibles de la hâte.

    Si j’avais pu seulement répéter un mardi,

    ou revoir les détails d’un jeudi, juste un seul !

    Mais voilà vendredi au scénario obscur.

    “Est-ce correct ?” croassé-je (on ne m’a pas laissé

    le temps de m’éclaircir la gorge en coulisses).

     

    Et ce n’est pas, hélas, une audition sommaire,

    dans un studio provisoire. Certes, non.

    Traversant le décor, je vois qu’il est solide.

    La précision des accessoires m’étonne.

    La scène tournante semble rodée depuis longtemps.

    Nébuleuses toutes banchées, jusqu’à la plus lointaine.

    Je n’ai plus aucun doute, c’est la première – et

    quoi que je fasse maintenant,

    deviendra à jamais la chose que j’aurai faite. »

     

     

    Wisława Szymborska

    Grand nombre (1976)

    in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009

    Préface et traduction du polonais de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Lambert Schlechter, « Piéton sur la voie lactée »

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    © cchambard

     

     

    « à côté de mon oreiller, la nuit, j’écris :

    voilà, il y a eu ce jour-ci, il se termine

     

    jour printanier, soleil & ciel bleu

    ce jour-ci, un jour de ma vie

     

    viendra le jour de demain, j’y vais

    encore un jour de ma vie

     

    je ne sais si c’est le dernier

    ou s’il y en aura encore mille

     

    nuit me prend : dormir pour vivre demain

     

    *

     

    écrire pour préparer le terrain d’écriture

    écrire encore ceci avant de commencer à écrire

     

    écrire vite vite choses simples & banales

    avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs

     

    écrire vite vite les petits rien de la vie

    afin de conjurer le grand tout du néant

     

    écrire le frémissement de l’herbe

    avant de thématiser le frisson de l’existence

     

    balbutier encore & encore : je ne suis pas mort

     

    *

     

    quand les mots ne servent plus

    à marchander les radis ou le bleu du ciel

     

    quand les phrases renoncent

    à commenter les tribulations du moi

     

    quand le langage n’est plus utile à rien

    sauf à baliser sans fin un domaine sans nom

     

    quand les mots soudain te chaotisent

    tout ce que tu croyais savoir & connaître

     

    c’est ce que tu demandes au poème : du vertige »

     

     

    Lambert Schlechter

    Piéton sur la voie lactée – Petites parleries au fil des jours

    Avec des dessins d’Anne Weyer

    Phi, 2012

    http://www.editionsphi.lu/fr/francais/353-schlechter-lambert-pieton-sur-la-voie-lactee.html

  • Juan Gelman, « Notes XII & XIII »

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    DR»

     

    « NOTE XII

     

    les rêves brisés par la réalité

    les compagnons brisés par la réalité/

    les rêves de compagnons brisés

    sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/

     

    pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé

    disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour

    les petits morceaux vont-ils s’unir ?

    va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?

     

    et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?

    marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?

    de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/

    nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant

     

    à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays

    de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/

    de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance

    dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/

     

    et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?

    se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?

    nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?

    nous disent-ils de rêver mieux ?

    à manuel scorza

     

     

    NOTE XIII

     

    chaque compagnon avait un morceau de soleil/

    dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/

    chaque compagnon avait un morceau de soleil/

    et c’est de cela que je parle

     

    je ne parle pas des erreurs qui

    nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non

    je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/

    je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil

     

    qui lui illuminait le visage/

    lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/

    l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/

    le faisait voler/voler/voler/

     

    se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se

    sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours

    âme/mémoire/cœur/leur réchauffant

    le talon les os mitraillés d’ombre ?

     

    petit soleil qui ainsi s’éteignait/

    tu éclaires encore cette nuit/

    où nous restons à regarder la nuit

    vers le côté où monte le soleil »

    Juan Gelman

    Vers le sud et autres poèmes

    Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
    postface de Julio Cortázar

    Gallimard, coll. Poésie, 2014

     

  • Lu Yu, « La nuit du 18e jour du 7e mois, composé sur l’oreiller »

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    « un éclair jaillit, il fait clair comme en plein jour

    pas encore apaisé le tonnerre gronde

    les nuages défilent confusément puis disparaissent

    lentement monte la lune solitaire

    dans les herbes couvertes de rosée des criquets conversent

    le vent dans les branches effraie les pies

    dès que la fraîcheur naît je me sens enfin à l’aise

    je dors profondément jusqu’à ce qu’à la fenêtre il fasse jour »

     

    Lu Yu

    Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise

    Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1995, rééd. 2012

    https://moundarren.com/livre/lu-yu/

  • Jean-Luc Nancy, « Les senteurs de la librairie»

    jean-luc nancy,les senteurs de lalibrairie,sur le commerce des pensées,jean le gac,galilée

    © Jean Le Gac

     

     

    «  […] La librairie est une parfumerie, une rôtisserie, une pâtisserie : une officine de senteurs et de saveurs à travers lesquelles se laisse deviner, supposer, pressentir quelque chose comme une fragrance ou comme un fumet du livre. On s’y donne ou on y trouve une idée de son Idée, une esquisse, une allusion, une suggestion. Peut-être parle-t-il de ce qu’on cherchait, de ce qu’on espérait. Peut-être tient-il la promesse de son titre – Le Temps perdu, L’Être et la Néant, Le Capitaine Fracasse –, ou bien de celle du nom de l’auteur – Diderot, Joachim de Flore, Ernest Hemingway, Jane Austen –, ou bien encore du nom de l’éditeur et de la collection – Galican, Calmy-Cohen, Enseignes, Portulans, Le Typographe –, et peut-être pourrait-il tenir mieux encore la promesse discrète de l’inconnu, de l’inattendu, – L’Intrus, Des pois au lard, Relation d’un voyage en grande librairie –, ou bien peut-être, dépourvu de toute promesse et ne risquant donc pas de les trahir, assure-t-il simplement de son sérieux, de sa compétence – Histoire véridique de ma vie, Origine de la géomancie, Tristan et Isis.

    La librairie ouvre au lecteur l’espace général de toutes ces espèces d’ouverture, de regard furtif, d’éclairage bref ou d’illumination, de forage, de prospection, de passage au crible, au tamis, de prélèvement ou bien de relevé. Il s’agit toujours de délier le lien qui tient le volume et de le laisser respirer, s’ébrouer un instant – perdre aussi sa suffisance et sa consistance pour ne plus être ailleurs que dans l’empressement ou dans la nonchalance des doigts qui feuillettent.

    Mais le regard effeuille aussi les rayons et les tables, il se pose de place en place, sautant de couleur en format, guidé par des silhouettes, des images, des signaux divers. Il se laisse séduire, solliciter, charmer. Il envisage les épaisseurs, il parcourt les indications des quatrièmes de couverture, ou bien, lorsqu’il en trouve encore, des prière d’insérer. C’est lui qu’on prie, en fait, d’insérer dans le livre un peu de son envie, de sa curiosité, de cette imagination qui ne cesse dans son dos de lui faire attendre des mondes, des bonheurs, des savoirs, des récits. […]»

     

    Jean-Luc Nancy

    Sur le commerce des pensées

    Illustrations originales de Jean Le Gac

    Galilée, 2005

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3001

  • Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »

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    Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery

     

    « Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. [­…] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.

    Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Saisir — Quatre aventures galloises

    Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018

  • Mathieu Riboulet, « Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze »

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    Voici déjà deux ans que Mathieu Riboulet est parti vers un ailleurs pas si lointain, un ailleurs d’où il scrute encore son établi — comme dit son amie Marie-Hélène Lafon. C’est là qu’attendait cet ensemble de pages, où les morts et les vivants sont une simple communauté, c’est là qu’attendait ce qui devient son ultime livre, puisque « le désir est sur la table » et qu’il est inlassablement remis sur le métier pour demeurer désir.

    Les Portes de Thèbes – où résonnent les Sept contre Thèbes d’Eschyle (« Quelles angoisses funestes, inexprimables, me font pousser le cri des douleurs ?! – Tais-toi ! que pas un cri de détresse ne retentisse dans Thèbes ! ») —, sous-titré Éclats de l’année deux mille quinze, cette année, rude, où le 16 novembre Mathieu Riboulet apprend qu’il a un cancer du foie, soit trois jours après les tueries que l’on sait, est un livre puissant car sa force est de prendre le personnel pour le rendre collectif, et inversement, d’en faire une tragédie moderne — « Le corps malade de l’Europe, le corps malade du monde, c’est le mien » —, un vrai livre politique donc.

    Recopions : « Il a donc fallu que j’accepte l’ouverture de mon corps. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du temps : tout se ferme (les hommes, les regards, les frontières, les esprits), et plus tout se ferme plus il me faut ouvrir, c’est la réponse, je ne sais rien faire d’autre. Écrire c’est ouvrir, bien sûr, je sais cela, mais il suffit d’écrire fermé pour que l’élan se perde. Et des livres fermés, il s’en publie à la pelle. Il faut donc s’attacher à écrire des livres ouverts pour raconter des histoires ouvertes, aérer les fictions, valser avec les chronologies, dire que les corps, nos corps, sont encore ce qui s’ouvre et le plus et le mieux et le plus aisément, même quand on ne le veut pas. » Et plus loin : « Nous aurions eu, ensemble, quelques nuits d’insomnie / À parcourir à pied la cité assiégée, / À concevoir, d’un trait, des pièges où tomber, / Des embuscades féroces, des complots insensés, / Ensemble, vous et moi, nous aurions conçu “Thèbes”, / À chacune de ses portes nous aurions mis des hommes, des idées et des voix, / Imaginé un jeu où pénétrer ensemble les arcanes de la paix, / Les arcanes de la guerre ; et l’ouverture des portes / Garantes de la présence de la cité paisible / Au cœur de son pays de paix et d’attention. »

    Et Mathieu Riboulet, en un nécessaire va-et-vient entre les faits et le moment où il écrit, entre la prose tendue et ondoyante et la poésie de conteur, de chanteur, d’aède, entre les voyages, entre les corps des amants, des frères — « Les sept marioles de novembre quinze sont mes frères […]. Je l’écris pour redire qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile et que nous finirons massacrés par nos frères […] Le paradis, pour nous, n’est pas plus une option qu’il n’en est une pour eux. » —, traque nos faiblesses, nos grandeurs, le danger et l’amour, dans ce monde mourant, et nous offre en partage le tragique de nos vies. Et si, à la fin, on ferme le livre, ému par l’extraordinaire présence de celui qui est un de nos plus importants écrivains, c’est-à-dire un de nos plus importants compagnons, c’est parce qu’il hante nos tables, nos vies, pour nous permettre — il faut le souhaiter à chacun — de finir en beauté, « confiant et corps ouvert. »

    Claude Chambard

    On adjoindra, avec profit, à ce livre exemplaire, Compagnies de Mathieu Riboulet, ensemble généreux et puissant de quelques amis qui partagent avec infiniment de justesse leurs lectures de l’œuvre et de l’homme. Nous en avons sur ce blog partagé deux extraits de Marielle Macé et Marie-Hélène Lafon.

     

    Mathieu Riboulet

    Les Portes de Thèbes – Éclats de l’année deux mille quinze

    76 p. ; 12€50

    Verdier, 2020

  • Marie-Hélène Lafon, « Abécédaire » (Compagnies de Mathieu Riboulet)

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    [Extraits]

     

    « Ardent. — Il le fut. Il l’était. Il l’est. Il le demeure. Dans les livres. Dans les images, dans les films, sur les écrans. Dans nos vies.

     

    Désir. — Et il habite le désir comme un pays.

     

    Or.Or il parlait du sanctuaire de son corps.

    C’est un titre.

    C’est le sujet.

     

    Politique. — Je voudrais écrire, il faudrait écrire, son vertige, le vertige essentiel du politique ; sans doute a-t-il toujours déjà été là ; c’est un rapport au monde et une rage d’être ; mais, au lieu de s’éliminer en lui avec les années, la quinquagéniture, et l’abrasion des jours ordinaires, le vertige est monté en houle profonde pour tendre la phrase et bander l’arc du texte, et, surtout de plus en plus puissamment, des textes publiés depuis 2008 chez Verdier. Rien de dogmatique, pas d’envolées rhétoriques ni de leçon de bien pensance confortable ; des noms exhumés, la litanie des morts, des tués, des rabotés, des laissés sur le carreau de l’histoire, des histoires, les petites, la grande, les minuscules, la majuscule ; des noms, des dates, des gestes, des faits, des chemins frayés, inventés, taillés à la machette dans le maquis des choses, de toutes les choses, les brûlantes, les écorchées, les sanglantes, les douces, les tendres, les désirées, les douloureuses qu’il empoigne, qu’il envisage. Le visage du monde, sa gueule tordue, bouleversante, irrésistible, et l’élégance sauvage de Mathieu Riboulet, les deux, en face à face, dans les livres et dans la vie, c’est ce qu’il faudrait saisir, écrire, sans rien caricaturer, sans rien figer, dans la gélatine froide de la glose. C’est un geste impossible, une ligne d’horizon qui, toujours, se dérobe.

     

    Syntaxe. — J’hésite ; il y aurait Secret ; il y aurait Sœur.

    Syntaxe l’emporte.

    La syntaxe emporte tout ; l’étrave de la phrase charrie tout, les sœurs, les secrets, les silences, les solitudes, les familles, les vertiges, les sommets, les saisons, Berlin, Berlin, des peintures, Thucydide et les autobus de banlieue. La phrase est une architecture. Elle donne forme au chaos. Elle rend grâce. Elle fait joie. Elle s’encolère, elle s’enrage, elle se tient toujours, elle tient. Elle est savante et puissante. Elle sinue sans barguigner. Elle y va, elle s’enfonce, elle s’y colle, elle ne mégote pas, elle ne perd pas le nord, de virgule en virgule, et encore et encore. Elle ose les deux points, carrément, la parenthèse, les tirets, les relatives, les complétives carabinées, les adjectifs ébouriffés et suspendus, résignées et patientes, tremblants mais rigoureux et fins.

    Elle ose. Il ose.

     

    Tendre. — Tendre la phrase. Un geste politique. Un geste poétique.

    Je l’ai dit, j’insiste.

    Tendre éperdument, dans tous les sens, et pour les siècles des siècles. Nuques fraîches, épaules nues, et pivoines à cœur. »

     

    Marie-Hélène Lafon

    Abécédaire

    in « Compagnies de Mathieu Riboulet »

    Verdier, 2020

    https://editions-verdier.fr/livre/compagnies-de-mathieu-riboulet/

  • Michael Ondaatje, « Le grand arbre »

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    Zou Fulei, Un souffle de printemps, 1360

     

    « Zou Fulei est mort comme un dragon abattant un mur…

     

    ce vers composé et enrubanné

    d’une écriture cursive

    par son ami le poète Yang Weizhen

     

    dont le père bâtit une bibliothèque

    entourée de centaines de pruniers

     

    C’était Zou Fulei, presque inconnu,

    qui faisait les plus belles peintures de fleurs de pruniers

    de tous les temps

     

    Une branche dressée dans le vent

     

    et la ligne verticale des caractères de son ami

     

    leurs couleurs d’encre

    – de délavé à opaque

    de sombre à pâle

     

    chaque mouvement et chaque geste

    appris et différent

    renvoyant à l’art de l’autre

     

    Dans la haute bibliothèque entourée de pruniers

    où le jeune Yang Weizhen étudia

    on retira l’escalier mobile

    pour assurer sa concentration solitaire

     

    Sa grande œuvre

    “libre” “originale” “non conformiste”

    “sans trace de superficialité”

       “sans mouvement flamboyant”

     

    utilisant parfois les queues recourbées

    de l’écriture archaïque,

     

    partageant avec Zou Fulei

    ses bonds et ses obscurités

     

    *

     

    Ainsi je t’ai toujours gardé dans mon cœur…

     

    Le grand poète calligraphe du XVIe siècle

    pleure la mort de son ami

     

    Le langage attaque le papier depuis les airs

     

    Il n’y a qu’un chemin semé de fleurs

     

    pas de mouvement flamboyant

     

    Une nuit d’encre noire en 1361

    une nuit sans escalier »

     

    Michael Ondaatje

    Écrits à la main

    Traduit de l’anglais(Canada) par Michel Lederer

    Bilingue

    L’Olivier 2000, rééd. Points Seuil, 2019

  • Christine de Pizan, « Ce jour saint Valentin… »

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    Christine de Pizan  & Etienne de Castel, The British Library Board.

     

    L’amant

     

    Ce jour de la Saint-Valentin, ma belle dame,

    Je vous choisis pour dame pour l’année

    Et pour toujours une fois pour toutes.

    Bien que je vous aie déjà donné

    Mon amour sans faille,

    Ce jour, pour maintenir l’usage

    Des amoureux dont je fais partie,

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    Le doux printemps où tout se renouvelle

    Commence ce soir ; tout amoureux

    Doit donc ce jour retenir pour maîtresse

    Dame ou jeune fille, mais jamais

    Ne s’achèvera l’amour que sans partage

    Je mis en vous, c’est pour toujours,

    Et pour montrer que je ne cherche pas à m’en repentir

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    Je serai gai dans la saison nouvelle

    Pour votre amour, soir et matin,

    Car j’espère avoir beaucoup de nouvelles

    De vous ; j’en manifesterai une grande joie,

    Comme il est juste, si votre doux cœur

    Veut consentir à mon bonheur.

    Quoi qu’il en soit, jusqu’au mourir,

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    Souveraine de toutes, sans mentir,

    Amour m’a mis dans un tel servage

    Qu’il ne pourrait faiblir :

    Je vous retiens à nouveau, belle et sage.

     

    La dame

     

    Très doux ami, pour ta grande joie

    Je te choisis de nouveau et retiens

    Ce jour de Saint-Valentin, où Amour

    Prend volontiers sa proie : je te donne

    À nouveau mon cœur. Bien que depuis longtemps

    Il fût tout à toi, je te le confirme à nouveau

    Et promet de t’aimer d’un amour sûr.

     

    Pour ami, pour toujours, où que je sois

    Je t’ai retenu et jamais le lien

    N’en sera rompu. Mettons-nous sur le chemin

    De la joie dans ce doux temps, plein de félicité,

    Qui commence ce soir ; je l’affirme,

    Je suis à toi, rien ne peut m’en détacher,

    Et promets de t’aimer d’un amour sûr.

     

    Il est juste que ton cœur s’en réjouisse

    Et que pour moi, en acte et en maintien,

    Tu sois joyeux en ce temps où tout

    Se réjouit ; je me tiens aussi

    Au doux plaisir que je retiens de mon côté,

    Car vrai amour me l’a durablement donné,

    Et promets de t’aimer d’un amour sûr.

     

    Ainsi, ami, je suis à toi, sans fin

    Et promets de t’aimer d’amour sûr. »

     

    Christine de Pizan

    Cent ballades d’amant et de dame

    Présentation, édition et traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet

    Poésie / Gallimard, 2019