dimanche, 04 novembre 2018
Jacques Roman, « D’entente avec oui »
Vincent Ottiger
« Il est étendu dans l’herbe
un livre tombe à terre
pourquoi le ramasse-t-on
et se relever
pourquoi donc se relever
à quelle page l’ouvrir
si l’on ne peut plus lire
Est-ce le poids du ciel
que soulève la poitrine
qui donc tourne les pages
d’un bleu papier
et télégraphie
de la détresse stop
sourire de la farce stop
–––––––––––––––––––––––
D’entente donner le jour
de ce côté-ci
à d’étranges constellations
entrevues intimes
au respir et au lit
de la conscience
son étendue nocturne
D’entente avec oui
aveugle chancelant
effleurer la face
de l’invisible sens
et voir d’un instrument fou
le revenant dire je
dire avoir entendu »
Jacques Roman
D’entente avec oui
Gravures sur bois de Vincent Ottiger
Paupières de terre, 2008
https://paupieresdeterre.wordpress.com/2012/02/22/jacques...
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jeudi, 01 novembre 2018
Katherine L. Battaiellie, « Récit »
« Selon les besoins du ménage, et ses sentiments, elle transporte l’urne d’une pièce à l’autre. Quand les soucis s’accumulent, elle se poste en face d’elle et admoneste les cendres avec véhémence.
Elle leur crie qu’elle n’en peut plus, entre la chaudière qui est tombée en panne, la cave qui a été inondée, le voisin qui se plaint des branches qui dépassent sur sa propriété, les papiers des impôts qui ont disparu. Il aurait pu ranger un peu, mais ça, ça n’a jamais été son fort, et il s’est bien défilé, il la laisse toute seule se débrouiller.
Et quand elle a dit tout ce qu’elle avait à dire, elle prend l’urne, la fourre par terre dans un coin sombre derrière un meuble, et quitte la pièce en claquant la porte. »
Katherine L. Battaiellie
Récit
Rhubarbe, 2018
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mercredi, 31 octobre 2018
Christophe Manon, « Qui vive »
Christophe Manon & Frédéric D. Oberland, concert Jours redoutables,
à la Bibliothèque Mériadeck, 23 mars 2018 © cchambard
« Maintenant tu as mal camarade, d’une douleur sans âge, celle qui parcourt à gros bouillons de sang la longue histoire de l’humanité. Maintenant tu voudrais cesser d’entendre et de voir, te transformer en plante ou mieux encore en pierre, incapable d’un cri ou d’un geste, et tu voudrais sombrer dans un long sommeil qui n’arrive pas.
Maintenant tu as mal camarade. Tu agonises ou tu es déjà mort. Peu importe. Tu séjournes dans un espace intermédiaire, dans un temps intermédiaire, dans un de ces lieux de transition entre réel et irréel, on ne sait où, étendu, saignant, très calme cependant, tu fermes les yeux et te recroquevilles en position fœtale. Tu voudrais simplement rejoindre ton terrier natal, te coucher dans ta ruche tout confort pour une nuit sans rêve. Désireux maintenant de dormir en paix.
Tu ignores qui tu es, où tu es, et ce que tu fais, camarade. Tu ignores si tu te trouves au centre ou à la périphérie de la mort. Et quelle importance d’ailleurs ? Lèvres closes, tu cherches. Tu cherches des mots, mais dans quelle langue et pour communiquer avec qui ? Les yeux écarquillés comme un animal sauvage surpris dans sa fuite, tu protestes. Tu ne comprends pas et tu protestes.
Ne t’en fais pas, camarade. Mourir n’est pas difficile. Vivre l’est beaucoup plus. Vivre est une réalité. Ne t’en fais pas. Ta mort était déjà ancienne quand ta vie commença et tu as renoncé à toi-même depuis longtemps déjà. Mais est-ce mourir cette incompréhension, cette surprise, la bouche ouverte, les bras ballants ? Tu fermes les yeux et tu vois maintenant. De ton lointain passé surgissent des souvenirs que tu croyais disparus à jamais, séparé d’eux par l’infranchissable épaisseur du temps comme un obstacle de verre invisible et trompeur. »
Christophe Manon
Qui vive
Nouvelle édition revue et corrigée,
suivie de Missive du Conseil autonome des partisans rouges et de Derniers Télégrammes
Dernier Télégramme, 2018 (première édition, 2010)
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samedi, 27 octobre 2018
Patricia Cartereau & Albane Gellé, « Pelotes, Averses, Miroirs »
« Tu te rappelles
on ramassait des allumettes,
une enfant se lançait dans ses questions
avec une vigueur de poisson-chat
tu me diras qu’un jour tous les murs finissent
par être repeints
mais pour quel palais,
et jusqu’à quels estuaires.
On emmènera les animaux
parler à ceux qui ne parlent plus,
on s’occupera des drames,
on veillera la joie,
on prendra le temps de se dire au-revoir
devant des maisons,
des bouquets de fougères.
Sur la colline le ciel s’ouvre,
prépare la neige, tout est dehors.
Une maison est posée
sous le ventre d’un cheval,
le monde tremble, a de grandes rages.
J’additionne et je range
toutes les minutes de silence.
Tout vole et je marche
dans des éclats,
mille et cent signes, je touche
une écorce frottée par un sanglier,
viens voir ce cercle de houx,
entends-tu. »
Patricia Cartereau & Albane Gellé
Pelotes, Averses, Miroirs
Lecture de Ludovic Degroote
L’Atelier contemporain, 2018
http://www.editionslateliercontemporain.net/collections/l...
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jeudi, 25 octobre 2018
Louis Calaferte, « Rosa mystica »
DR
« 46
Visage levé, bouche ouverte, offert à la pluie qui l’inonde. Les gouttes frappent le front, les joues, les épaules, les bras nus dans la robe, se suspendent, ruissellent le long du cou, s’étoilent en s’écrasant sur le bord décolleté de la poitrine.
Au bout des bras écartés, les paumes creuses recueillent de cette eau abondante, tandis que les lèvres s’essaient à la happer.
Aspersion. Rose suave. Précieux Sang. Fons-signatus. (Où êtes-vous, multitude des Anges ?)
Le regard vif, joyeux et secret.
(Ô ! pourquoi n’avons-nous plus ta pureté ?
Gracilité de la silhouette frêle immobilisée dans l’ombre du jardin.
Blancheur de la robe qui la vêt.
C’est le calme matin. C’est le jour. C’est l’occlusion de la nuit. Elle est là.
J’entretiens un silence.
62
Il y aura, liés, dans le souvenir à des gestes, à des attitudes, à une façon de prononcer un mot, ou de rire, ou de se taire, ou d’adresser un regard, toute cette beauté d’herbe, de forêts, de champs verts, de fleurs, de lumière, de soleil, de nuages torturés ; tel aspect du paysage, à un certain endroit, à une certaine heure de la journée, sous un certain éclairage ; telle forme de bouquet, telle atmosphère dans la maison…
Cela —, qui n’existera que pour moi seul, qui me prépare à l’adieu. »
Louis Calaferte
Rosa mystica
Denoël, 1968, rééd. Folio n° 2822, 1997
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lundi, 22 octobre 2018
Yang Wan Li, « Vivant retiré »
Antoine Watteau, Lao Gine ou le vieillard chinois, Musée du Louvre
« L’arbre Yuo mu, sur une île de l’Océan de l’ouest, est l’arbre au-delà duquel le soleil se couche
convalescent, j’ai du mal à marcher
longtemps assis, mon sentiment ne s’apaise pas
têtu devant ma femme,
j’ai honte d’avoir à lui demander du soutien pour me lever
je préfère faire appel à ma canne en bambou taché
à chaque pas elle m’accompagne
je n’ai pas l’intention d’aller bien loin,
je vais juste faire un tour dans la cour
quand le terrain est plat, personne ne s’en rend compte
mais si ça monte ou si ça descend aussitôt on ralentit
ma vie durant l’ambition m’a mené dans les quatre directions
les huit extrémités je les regardais comme rien
à l’ouest je me suis envolé, cassant une branche de l’arbre Yuo mu*
à l’est j’ai traversé l’océan en chevauchant une baleine
aujourd’hui me voilà allongé sur un lit en chénopode
dès que je me lève neuf fois je halète
ma force est épuisée mais mon ambition est intacte
au-dessus du lit je saisis mon épée précieuse
en plus d’être malade, j’ai mal aux pieds et suis las de rester assis toute la journée, j’écris pour tromper l’ennui
ma vue est brouillée, la neige couvre mon crâne
dans le flou sont passées les trois ou quatre dernières années
qui sait que c’est le mal aux pieds qui m’empêche de marcher ?
à me voir rester sagement à la maison, on pense que je suis assis en méditation
si mon éventail tombe de la table, je suis trop paresseux pour le ramasser
aller consulter un livre près de la fenêtre, comment me déplacer ?
les gens de ce monde tous envient les immortels parce qu’ils volent
moi, j’envie ceux qui marchent, c’est ça pour moi être immortel »
Yang Wan li – 1127-1206
Le son de la pluie
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1988, 2008, 2017
http://www.moundarren.com/poeteschinois/yangwanli
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samedi, 13 octobre 2018
Pierre Bergounioux, « La mort de Brune »
© : cchambard
« Quelques figures juvéniles se détachent du paysage de trois siècles et plus qui, voilà trente ans, pâlit et soudain s’effaça, brillent de cet éclat auquel s’annonce, quand tout semble perdu, éteint, la jeunesse éternelle du monde. C’est cet autre gars qui a grandi à la périphérie, fréquenté les petits collèges campagnards et qui nous rejoignit à l’automne — celui du Rex —, en terminale. Il circulait, hiver comme été, à Solex et c’est miracle qu’il ne se soit pas tué, avec ce moteur idiot placé à un mètre du sol, au sommet de la fourche, mais relevé dix fois, étourdi, ensanglanté, colère après que le mauvais engin l’eut jeté sur le pavé des mauvais petits chemins. Peut-être fallait-il avoir grandi en marge, hors de l’enceinte, pour défier les interdits et, par le fait même, les conjurer, les rompre.
On était revenu au lycée. On croyait n’avoir fait que changer de classe alors que c’était d’époque et l’inconnu, parmi nous, en était le héraut. Sa main ouverte balaie d’un geste large, joyeux, ce qu’on a jusqu’alors imaginé, craint et qui empêchait qu’on ne respirât, qu’on ne fût. J’entends le mot qui était le sien — Allez ! — et c’est comme de sortir du sommeil où l’on rêvait ses jours. Quand il n’est pas parmi nous à s’enflammer, à rire, il seconde un très vieil original qui a passé sa vie à Paris et puis s’est replié avec ses archives, pour tout bien, dans une boutique désaffectée où il subsiste comme il peut, rédigeant seul, à quatre-vingt-cinq ans, la feuille hebdomadaire dans laquelle il réclame la Liberté, la Justice, le Grand Soir. Notre énergumène se noircit les doigts aux brochures incendiaires, aux vestiges confus d’un demi-siècle d’activisme et trouve encore le temps, la nuit, peut-être, d’écrire et d’imprimer de brefs poèmes en prose qui font l’effet du soleil, dehors, lorsqu’on quitte une pièce fermée, sans air, où l’on s’est attardé. La beauté du diable qu’il a touchée avec les paroles étonnantes et le rire qui sortent de sa bouche était sans doute destinée à faire pendant aux laideurs, aux ruines, à la vétusté blême du monde finissant par lequel on avait commencé. »
Pierre Bergounioux
La mort de Brune
Gallimard, 1996, rééd. Folio n°3012, 2014
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jeudi, 11 octobre 2018
Pascal Quignard, « Angoisse et beauté »
« Effacement » de François de Coninck
« L’origine, alors qu’elle était si loin de notre pensée ou de notre appréhension, tout à coup est là. Et quand l’origine est là, l’homme pâlit. Une eau sans âge, mystérieuse, insondable, attirante, transpire autour du corps et tisse une sorte de spectre, de vapeur atmosphérique, de rayonnement diffus. Une source naît et s’échappe, Mélanie Klein a écrit : L’angoisse est cette eau merveilleuse. L’angoisse et le désir ne se disjoignent jamais. À la fois la honte et l’envie rendent tout phosphorescent. Quelque chose bouleverse les humains dans le débourgeonnement et la floraison des pétales des fleurs au printemps sur les branches, dans l’érection et le durcissement des tétons des seins sur le torse des femmes, dans la protrusion des lèvres qui recherchent spontanément le baiser et derrière le baiser l’eau de l’autre, dans l’amplitude des pénis qui s’arquent et tremblent sur les bourses. “Effarer”, dans l’origine de notre langue, c’est rendre ferus, c’est réensauvager, c’est rendre fier, c’est s’extirper de la civilisation, c’est être brutalement restitué à l’indomptable. Quelque chose perd contenance dans la défloration de la fleur, quelque chose menace plus tenacement encore dans la véraison des fruits, quelque chose devient lourd, très lourd, pèse dans la maturation du fruit enfin complètement recouvert de toute sa stupéfiante couleur, tombe enfin au cours d’un inestimable vertige. »
Pascal Quignard
Angoisse et beauté
Vestiges de l’amour de François de Coninck
Seuil, 2018
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samedi, 06 octobre 2018
Marcelline Roux, « Vita Nova solo »
« 18/ Inventer chaque soir une bonne raison de fêter quelque chose et boire un verre de vin : l’arrivée d’une mésange dans le jardin, ma première leçon d’anglais, une nuit sans insomnie, un jour sans texto désagréable, un jour sans attendre de texto…
42/ M’accrocher à l’idée d’une possible chambre à soi avec quelques livres en protection.
61/ Développer une capacité à inventer des nids ou des coquilles. Me souvenir qu’enfant déjà, je regardais les fenêtres allumées dans la nuit et me demandais où j’aurais envie d’habiter. Le voyage continue devant les façades : un fil comme un autre à tenir.
98/ “Il y a toujours une scène derrière le discours” écrit Pascal Quignard dans la Mélancolie du sexe. La seule que je revois, en boucle, est celle de ma tête effondrée sur la table de la cuisine tandis que le disjoint franchit le portail. J’ai la scène, pas le discours. La sidération m’a rendue sourde et muette. Décidément il faut que je relise Quignard : sur le mutisme et la sidération, il est intarissable.
135/ La discipline de la Vita nova oblige à retourner les événements désagréables comme des crêpes, seule façon de partager l’insupportable sans accabler et véritable Chandeleur quotidienne qui éclaire les semailles de mes chemins en contrebande.
245/ Me concentrer sur les fleurs du cerisier qui n’en finissent pas de tout repasser au blanc et me croire invitée à noircir des pages de vie en vue de futurs pots de confiture.
291/ L’écritoire au centre pour qu’il agisse comme une persuasion.
302/ Être devant un jardin annihile toute velléité romanesque : contempler le va-et-vient des oiseaux suffit à vivre.
434/ Aimer la vie qui va avec l’écriture ! La laisser filer, s’infiltrer, s’inviter dans les maisons, les jardins, les paysages, les routes, les coins de cuisine, les soirées dehors, à la grande table des repas, lui ouvrir toutes les fenêtres, lui sortir les transats et les nappes à pois. Ne pas résister au silence qu’elle appelle ! »
Marcelline Roux
Vita Nova solo – Carnet d’une traversée
Encres de Jean-Gilles Badaire
Préface de Françoise Ascal
Rhubarbe, 2018
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samedi, 29 septembre 2018
Luis Cernuda, « Ombres »
DR
« Ombres
Il était blond et fin — avec un visage d’enfant, ajouterais-je, si je ne me rappelais ses yeux bleus, ce regard de qui a goûté la vie et l’a trouvée amère. Au poignet de sa manche, rouge comme une blessure fraîche, il portait un galon de caporal gagné au Maroc d’où il venait.
Il était sur un char et déchargeait des bottes de paille dorée pour les chevaux qui, impatients à l’intérieur, logés comme des monstres infernaux sous d’énormes voûtes obscures, blessaient les pierres de leurs sabots en secouant les chaînes qui les maintenaient à la mangeoire.
Son air distant et absorbé, dans l’humilité de sa tâche, rappelait le jeune héros d’un récit oriental qui, chassé du palais familial où tant d’esclaves veillaient à satisfaire ses moindres désirs sait se plier à leur travail, sans perdre pour autant sa grâce altière.
*
Il passait au crépuscule, petite tête ronde aux courtes boucles noires, bouche fraîche où s’ébauchait un sourire moqueur. Son corps agile, fort et harmonieux, rappelait l’Hermès de Praxitèle, un Hermès qui eût porté sous son bras replié contre la hanche, au lieu de Dionysos enfant, une énorme pastèque, l’écorce verte et obscure toute veinées de blanc.
*
Ces êtres dont nous avons un jour admiré la beauté, que sont-ils devenus ? Ils sont déchus, salis, vaincus, sinon morts. Mais l’éternelle merveille de la jeunesse reste vivante et, à la contemplation d’un nouveau corps jeune, certaine ressemblance parfois éveille un écho, une trace de celui que jadis nous avons aimé. Cependant, à la pensée que vingt ans séparent l’un de l’autre, que cet être n’était pas encore né quand le premier portait déjà allumée la torche inextinguible que les générations se passent de main en main, une douleur impuissante nous assaille, car nous découvrons, derrière la persistance de la beauté, la fugacité des corps. Ah ! temps, temps cruel, qui pour nous tenter par la fraîche rose d’aujourd’hui détruisis la douce rose d’hier. »
Luis Cernuda
Ocnos
Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet
Les Cahiers des Brisants, 1987
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mercredi, 26 septembre 2018
Claude Dourguin, « La forêt périlleuse »
Caspar David Friedrich, Der Heldstein bei Rathen an der Elbe, 1828, Graphische Sammlung, Germaniches Nationalmuseum, Nuremberg
« La route maintenant grimpait raide pour rejoindre les derniers ressauts du plateau. Galaad s’arrêta un instant : aussitôt venait à lui le silence de cette nuit, un silence sans mesures, royal, une sorte d’accord parfait du silence, qui lui ouvrait comme les portes d’un Grand Passage. Il se demanda comment on pouvait dormir en un tel moment, et il lui vint, de ses sommeils engorgés et des impossibles matins sur lesquels ils le jetaient, un sursaut de dégoût et de honte.
Sur sa gauche, à une centaine de mètres, il reconnut le groupe d’ormes, silhouettes empennées de noir d’encre, qui — ainsi en avait-il depuis toujours décidé — marquait l’entrée de ses terres. La route se frayait un passage désormais facile, assigné par le ciel là-haut à la terre dénudée — qui offrait son dépouillement. Galaad la regardait encore, la reconnaissait, et, à cet instant, quelque chose se brouilla dans son cœur et dans sa vue. Face à lui, la route, ancienne ligne de vie, tendait dans la nuit, insolite, son tracé inutile. Il la voyait plus tard — ses bordures effrangées, d’herbes folles et de coulures de terre —, plus rêveuse, au bord d’une divagation, trace presque effacée, témoignage usé, retourné à la terre, absorbée par elle. Cette vision le rassurait et induisait à la fois un malaise. Il aimait, complice, la puissante digestion de la terre, l’assimilation placide, immédiate, qu’elle réalisait des constructions humaines — cette façon qu’elle avait, toujours, de reprendre le dessus, d’infiltrer sournoise, patiente, ses herbes, ses lichens, d’absorber, de camoufler. L’éternité se réinstallait avec ses saisons. Mais, en même temps, l’idée de la fin si inexorablement jetée au visage l’ébranlait. Il comprenait l’acharnement qu’il trouvait à l’ordinaire gratuit, à maintenir — des voies, des bâtiments, même inutilisés : signe, façon d’opposer une présence, d’empêcher le recouvrement. C’était une garantie morale — une distraction de la mort. »
Claude Dourguin
La forêt périlleuse
Coll. Recueil, Champ Vallon, 1994
http://www.champ-vallon.com/claude-dourguin-la-foret-peri...
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dimanche, 23 septembre 2018
Louis-René des Forêts, « Poèmes de Samuel Wood »
© Jacques Robert / Gallimard
« En navigateurs aussi hardis qu’aveugles
Peu leur importe où ils mettent le cap, ils foncent
Par tourmentes et naufrages jusqu’au point suprême
Et c’est le même pour chacun d’entre nous
Ils n’y cueilleront après tant de vaillance
Que le fruit empoisonné des ténèbres
Auquel devra goûter pareillement quiconque
Pour retarder la redoutable échéance
Ne s’aventure qu’à petits pas prudents
Ou cherche refuge dans les tâches ordinaires.
Plus rares ceux qui lui trouvent si peu d’amertume
Qu’ils le consomment comme un philtre bénéfique
Délivrés d’eux-mêmes et rendus au sommeil
Tels ces risque-tout malmenés par le sort
Engloutis corps et biens dans l’abîme des mers.
Pour nous qui ne l’avons pas bu avant l’heure
Quand sonnera celle d’en approcher nos lèvres
Puissions-nous l’avaler sans faire de manières
Quoiqu’il en coûte d’y être astreint par l’âge
Non par libre volonté de se détruire
Ni dans le tumulte d’une action conquérante
Mais le cœur viendrait-il à nous manquer
Mieux vaut blêmir devant ce fiel à boire
Que rougir d’avoir encore envie de vivre
Ne fût-ce qu’afin de réparer nos torts
Qui grèvent la mémoire d’un passif cuisant.
Silence. Veille en silence. Pourquoi t’obstiner
À discourir sans rien savoir sur la mort ?
Que du mot même émane une force sombre
Crois-tu par tant de mots pourvoir l’adoucir,
Donner un sens à l’énigme du non sens ?
Vois plutôt vaguer les oiseaux au soleil
Écoute leur concert la nuit dans les bois
D’où s’élèvent en trilles maints duos amoureux
Qui sonnent clair comme les eaux des montagnes.
Si proche soit la fin que tu sens venir
Libère-toi de ton funèbre souci
Épouse la liesse des créatures du ciel
Vivre et chanter c’est tout un là-haut ! »
Louis-René des Forêts
Poèmes de Samuel Wood
Fata Morgana, 1988
rééd. in Œuvres complètes, Gallimard, coll. Quarto, 2015
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