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Livre - Page 23

  • Maurice Blanchot, « Le dernier homme »

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    « Souvenir que je suis, que j’attends cependant, vers lequel je descend vers toi, loin de toi, espace de ce souvenir dont il n’y a pas de souvenir, qui me retient seulement là où depuis longtemps j’ai cessé d’être, comme si toi qui peut-être n’existes pas, dans la calme persistance de ce qui disparaît, tu continuais à faire de moi un souvenir et à rechercher ce qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire où nous sommes tous deux maintenus face à face, enveloppés dans la plainte que j’entends : éternels, éternels ; espace de froide lumière où tu m’as attiré sans y être et où je t’affirme sans te voir et sachant que tu n’y es pas, l’ignorant, le sachant. Croissance de ce qui ne veut pas croître, attente vaine des choses vaines, silence, et plus il y a de silence, plus il se change en rumeur. Silence, silence qui fait tant de bruit, agitation perpétuelle du calme, est-ce là ce que nous appelons le terrible, le cœur éternel ? Est-ce sur lui que nous veillons pour l’apaiser, le rendre calme et toujours plus calme, pour l’empêcher de cesser, de persévérer ? Est-ce moi qui serais pour moi le terrible ? Être mort et attendre encore quelque chose qui vous fasse souvenir de la mort. »

     

    Maurice Blanchot

    Le dernier homme

    Gallimard, 1957

  • Jean-Michel Mariou, « Le chauffeur de Juan »

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    DR Jean-Michel Mariou, un peone de la cuadrilla, Juan Leal

     

    « C’est une évidence, la tauromachie est d’abord un voyage. La saison qui s’étire en Europe de Pâques à la Saint-Luc, fin octobre, est un long chemin ininterrompu marqué d’hôtels, toujours les mêmes, de restaurants nocturnes au bord des autoroutes, toujours les mêmes, d’arènes bouillantes, toujours les mêmes. Les trajets sont interminables, les visages interchangeables, les paroles d’encouragement répétées à l’infini. Mais qu’on ne s’y trompe pas : pour l’aficionado et pour le toro, c’est la même chose. Comme on le verra, il faut, pour réunir ces trois termes nécessaires à une corrida de toro, que chacun accepte le voyage.

    Je n’ai jamais envisagé la corrida autrement : un déplacement de soi. Et pas seulement parce que notre passion nous entraîne de ville en ville, entre la France et l’Espagne. Le déplacement est surtout symbolique. C’est qu’il faut d’abord sortir de soi pour être réceptif à ce monde qui vous bouscule. Voyager pour aller voir des corridas ce n’est pas simplement multiplier les expériences de spectateur. C’est accepter de se mettre en danger. Quitter ce monde-ci qui s’effondre, pour un autre plus lumineux qui vous aidera à réfléchir à votre vie, à votre destin, à la façon dont vous vous engagez. Sortir de soi, passer dans ce monde clos des toros ou plus rien n’existe des rumeurs quotidiennes, mais pour en revenir plus décidé, plus clairvoyant. »

     

    Jean-Michel Mariou

    Le chauffeur de Juan

    Coll. Faenas, Verdier, 2019

  • Marielle Macé, « Nos cabanes »

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    DR

     

    « Jardiner les possibles ce n’est décidément ni sauver ni restaurer, ni remettre en état, ni revenir ; mais repartir, inventer, élargir, relancer l’imagination, déclore, sauter du manège, préférer la vie.

    […]

    Nos cabanes ne seront pas nécessairement plaisantes, légères. Elles diront aussi bien ce qui se tente que ce qui se malmène, ce qui s’essaie que ce qui se voit rabattu, maltraité. Elles diront quelque chose de ce monde de violences en tous genres, de vulnérabilités, de confiscations, de destructions des sols, et pourtant aussi d’espérances, de bravades et d’imaginations pratiques. »

     

    Marielle Macé

    Nos cabanes

    Verdier, 2019

  • Jude Stéfan, « Aux poètes »

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    DR

     

    « Chers collègues,

     

    car d’eux d’entre nous sont déjà morts, comme nous disons en notre langage d’aveugle, morts autrement que nous, Salabreuil, Perros, j’eus de l’amitié pour eux, de la reconnaissance, de l’estime pour d’autres – mais que recouvrirait le terme impossible d’“ami” ? Qu’est-ce que la poésie en ce moment pour moi, pour nous, en partage ? On connaît la chanson : on apprend la mort effective par suicide, vieillesse ou cancer, à trente ou cinquante ou quatre-vingts ans du poète X qui avait publié trois ou cinq – c’est meilleur signe – ou cinquante recueils remarqués des trois cents amateurs parisiens ou étrangers : alors peut-être on fouillera dans ses traces pour trouver quoi ? de la vie, mais lui, l’était, la vie, peut-être, lorsqu’il y était, en elle. Entretemps comment donc avoir vécu, sans ou avec la poésie ? Vivre est un fait de prose et qui se suffit à soi-même : manger, dormir, marcher, parler, lire des journaux. On écrit à défaut, ou en outre, ou à côté de la poésie qu’on épouse parfois dans l’enfance, l’effusion corporelle, des instants de voyage et qui restent, la joie de disparaître. Il y a un désastre de la poésie des années 60-80, dont quelques rocs, quelques noms commençant par D. ou R. témoigneront aux mains des béats successeurs, tous les bricoleurs actuels – électriciens ou concasseurs, étoileurs de pages, aussi les éternels vieux sentimentaux radotant leurs émotions, ou les asphyxiés du verbe – eux, oubliés de leur vivant même, pâlis, effacés, dépassés. Or je ne suis pas de ceux qui continuent et mes vers ne dureront pas plus ni moins que ceux d’un “écrivant” : honteuse justification ! Non, une tombe gravée sera notre seul poème vrai : on s’incline, on lit enfin avec respect les dates et les noms. Certes on écrit - vit - aime ; je ne dissocierai pas ma mort de mes cris vifs; il n’est aucune poésie dans la naissance, cette expulsion au champ du pire, ce miracle pour sages-femmes et bêtasses – mais elle est tout ce qu’on invente après-coup, malade d’un désir. J’ai écrit de faux vers, parfois de beaux à l’ancienne, la métrique est pour les professeurs. Il nous faut être debout, nous chausser, nous savoir, croire en tel siècle : rude courage ! La poésie (re) commencera grâce à des gueux artisans sensibles qui n’auront pas plus la pudeur de se taire, on recommencera l’effort de Rimbaud et Denis Roche, par comble ! Un “jeune” poète aura toujours quarante ans. Souvent je suis dans l’impensé, ayant honte d’avoir vécu inacceptable, incapable de savoir quoi se rate dans l’usage de la langue, pris dans l’inguérissable manie de raturer le sens qu’on a mis partout, dans les cités, les rapports humains (il n’y en a que de sexuels), les destins, à me voir incapable de dormir innocent de mes rêves, à devoir deviner qui je marche, qui je suis, qui je parle. Donc je suis : c’est la conclusion; or ce n’était que le commencement. Heureusement l’univers n’a pas de sens, ni la mort, ni la nuit, ni la beauté, ni l’amour, ni donc la poésie. Oui, c’est vrai, je n’aurais voulu écrire que par tout cela effaré, si seul écrire me guérissait de moi-même. »

    Jude Stéfan

    Lettres tombales (ad familiares)

    Le temps qu’il fait, 1983

    http://www.letempsquilfait.com/Pages/Pages%20auteurs%20A-Z/Page%20auteurs%20S.html

  • Pascal Quignard, « La vie n’est pas une biographie »

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    « Le nostos

     

    “À ceux qui partent on souhaite le retour.” C’est le songe. Le rêve – qui habite au-dessous du songe – va directement au contraire de cette prière des anciens Grecs.

    On quitte l’enfer.

    On quitte l’enfer où les ombres vous hèlent, où les grandes robes sombres vous poursuivent. Où les visages hurlants, les chignons dénoués, les cheveux défaits, flottants, crient contre vous, ou geignent timidement.

    On quitte l’autre monde pour le monde totalement autre que soi. On se déroute où on ne sait plus. On ne sait plus la forme que l’on a. On ne sait plus dans quel règne on peut être.

     

    Puis il y a un moment dans l’opacité impénétrable de la nuit, à la fin du sommeil, où les images s’arrêtent. Alors les mots sortent comme les chants des oiseaux commencent. Des phrases complètes se déroulent sous les paupières refermées, elles poussent dans l’ombre irrésistiblement, elles circulent, se développent, s’éploient, hantent, s’affirment et il faut se lever. Il faut les noter. On monte en titubant l’escalier dans le noir, on va s’étendre et se receler dans le petit lit de l’aube, juste à l’aplomb du velux pour pouvoir écrire à la première lumière qui tombe de l’astre. Pour l’instant on allume la lampe et on transcrit la phrase toute faite et on laisse, à partir d’elle, buissonner d’autres mots, des racines de mots, des préfixes ou des morceaux de mots ou bien des assonances, d’autres phrases, un rythme, des périodes, des contrastes, des attaques, des heurts. On ne s’éveille pas tout à fait en écrivant.

    Enfin la nuit insensiblement se résorbe.

    La lumière naît bien avant que l’étoile paraisse.

    Une pâleur illumine la page.

     

    C’est l’aube. À l’instant où l’incroyable pluie de lumière commence de tomber d’un coup du vasistas on peut fermer les yeux, on peut chercher du bout des doigts l’olive sur le fil qui pend, on peut couper la lumière électrique, le corps peut s’alanguir et le souffle s’apaiser, on est heureux, on pose le crayon ou le minuscule feutre à la pointe si fine. On recommence de lire. La nuque et le dos reposent si bien sur les oreillers contre le mur de l’ancien grenier de la maison devenue une minuscule chambre d’enfant ne laissant place qu’à un minuscule matelas large de 80 centimètres posé sur rien, à même le plancher de bois. Petite solitude naine, étroite, indestructible, aussi enveloppante que l’arrière-faix du premier monde inguérissable, sublime. »

     

    Pascal Quignard

    La vie n’est pas une biographie

    Galilée, 2019

     

    Recopier une page de Pascal Quignard pour son anniversaire.
    Bon anniversaire Pascal.

  • Pierre Jean Jouve, « Le monde désert »

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    DR

     

    « Parce qu’il l’avait tellement suppliciée, Face de Baladine s’assit sur un divan et le regarda. Face de Baladine (c’était Baladine). (L’écho immémorial de la présence de Baladine se produisait, la face était froide, digne, douce, un peu renversée en arrière, le corps vague formait le prolongement, magnifique et sans importance. Habillée ? non habillée ? Comme vous voulez.)

    Oui elle s’assit sur le divan dans l’appartement noir et commença par longtemps se taire, naturelle avec une immobilité frappante du regard, certains gestes petits et incompréhensibles du bout des doigts, et Luc la regardait courageusement de telle manière qu’une journée entre eux passait comme un clin d’œil.

    Il fallut d’abord que Luc fît un certain effort pour l’obtenir. Il fallut aussi qu’il renonçât à tout travail quelque temps avant de l’évoquer. Elle était plus spontanée la nuit, plus incomplète et troublante le jour. Pourquoi Luc lui aurait-il parlé ? On ne s’adresse pas à une image. Cependant une fois elle se donna à lui dans le lit, pendant l’insomnie qu’il avait si souvent avant l’aube. Certainement elle avait choisi ce moment où toute la création devient confuse dans le cerveau de Luc. “Elle se donna” est d’ailleurs une manière de parler. Puisqu’elle n’était qu’une Face.

    Quand elle venait, Luc prenait la position qu’elle aimait le mieux : le coude appuyé sur sa table et la main soutenant le front. “Car elle a toujours dit qu’elle chérissait ma main.” Face Baladine était toujours dans le même angle, celui que la clarté de la fenêtre touche à peine : sachant que sur le fond sa Face pâle se détachait parfaitement et vivait. Les lèvres remuaient et Luc comprenait que Baladine se parlait à elle-même, elle avait bien raison. Les lèvres étaient fardées et disparaissaient les dernières quand l’image s’en allait.

    Luc Pascal arrangea bientôt toute sa vie pour elle. »

     

    Pierre Jean Jouve

    Le monde désert

    Mercure de France, 1927, remanié en 1960, L’Imaginaire n° 287, 1993

  • Jean-Michel Delacomptée, « Écrire pour quelqu’un »

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    DR

     

    « L’indicible sanglot en nous. Ce qu’on n’a pas dit, ce qu’on voulait dire, ce qu’il aurait fallu dire, le silence volontairement gardé ou gardé malgré soi, par crainte, pudeur, agenda chargé, négligence.  Il y a quand même, quelquefois, à l’improviste, une image qui s’empare de nous. Un fait par lequel l’image du défunt surgit, une scène dans un film, une conversation entre amis, l’épisode d’un récit dans une réunion de famille, les mimiques d’un inconnu, et alors on étouffe, et ce qui nous écrase éclate en sanglots. Mais plus généralement, ce sont, je crois, les mots qu’on a tus. On a différé, on n’a pas osé, on a omis, on s’est contenté de peu, on n’a pas dit ce qu’on aurait dû, ou pas assez. Et maintenant c’est fini, les mots manqués nous manquent, moments irrécupérables qu’on n’a pas su ouvrir aux paroles qu’on devait prononcer et auxquelles, souvent sans claires raisons, on a renoncé.

    Sanglots, encore lorsque nous submergent les phrases nécessaires pour rappeler ce qui a disparu et qu’aucun langage, si vaste soit-il, ne pourrait contenir. On parle d’elle ou de lui et tout à coup la voix se casse, là de même les mots nous manquent, un détail nous emporte, c’est une expression du visage, une intonation, une plaisanterie qui nous faisait rire, des cadeaux reçus, donnés, une attitude pleine de douleur, des caresses éperdues. Tout monte très vite, la gorge se serre, un spasme, l’enfant se débat en nous, cherche de l’air, et voici les sanglots, irrépressibles. »

     

    Jean-Michel Delacomptée

    Écrire pour quelqu’un

    Coll. L’un et l’autre, dirigée par J.-B. Pontalis, Gallimard, 2014

  • Yves Lemoine, « Tu oublies son nom, roman »

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    © Bernard Moninot

     

     

    «             C’est l’heure presque.

     

    au moment où la nuit casse

    le joueur finit son air

    l’heure oublie ses paroles

     

    un peu amère d’avoir perdu

    jusqu’à

    l’oubli

     

               On ne se retire pas

    doucement des mots.

               Il faut seulement

    un peu de mémoire pour blesser l’oublié.

    ——————————————

    Écrire ou disparaître.

    Ainsi commence la nuit

    du premier souffle.

    À peine traduit

    sous l’ombre

    débutant le nouveau signe

    l’annonce

    d’une mort récente

    de sa voix peut-être.

     

    Écrire ou disparaître

    du corps même

    du souffle.

     

    Qui dit souffle ne dit pas

    ici, juste. »

     

    Yves Lemoine

    Tu oublies son nom, roman

    Gravure de Bernard Moninot

    Fata Morgana, 1977

  • Dominique Preschez, « L’enfant nu »

    dominique preschez,l'enfant nu,mathieu bénézet,seghers

    DR

     

     

    « Qu’y-a-t-il de plus beau, quand on commence un chant qui se termine, que de louer un enfant perdu à la chair si brune, et son ami dont la hauteur introduit un sens dans l’homme ! Seulement des larmes… Tu ne seras plus longtemps amant. Ô mortelle lassitude, sur les chemins aimés les âmes te suivront et au plus profond de toutes nos prières, à toi d’offrir le sacrifice — terre froide et aveugle ! Mon enfant, tu te détournes de moi. Tu me fuis le long des jours et le long des nuits. Ta pensée joue le mannequin.

    Je sens mon regard rendormir dans la mort la mémoire d’un enfant qui n’est plus.

    Le doux repos, ton corps l’effacera.

     —————————————————————

    Souviens-toi des roses noires sur le front de l’enfant relâchant le bouquet des draps — son empreinte de neige sous la paupière close —, l’œil muré faisant reculer l’horizon au creux du matin — sa perte, ta douleur et tes pleurs — comme un vaste filet jeté par le pêcheur sur un lit placé bien bas…

    C’est l’heure à présent où mes prunelles amères ont l’inflexion de sa voix, ainsi qu’une pierre invincible où loge le vers.

    Il agonise crucifié comme cette fin d’été sous un ciel de novembre. Le voici nu et blanc dans le cercle des tombes, sous les arbres d’un chemin penché sur l’hôpital, dépouillé de corps à l’heure où finit son absence. La fin vient sur toi au détour de l’allée et

    “…moins fort que moi, tu absous…”

     ——————————————————————

    L’amant de la mort est exempt d’ambition mauvaise ; il se met à l’abri des parleurs, attend le couteau sur la gorge. Or la peur est là, qui lui dit : “Tout le monde en fait autant.”

    Voyant alors des arbres dans la rivière, il y jette sa vie, et le ciel se recouvre soudain de nuages en blocs de neige où meurent les oiseaux. »

     

    Dominique Preschez

    L’enfant nu

    Précédé de Pourquoi cette douleur par Mathieu Bénézet

    Seghers, 1981

  • Dominique Fabre, « Les enveloppes transparentes »

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    DR

     

    « Parfois

    les lettres dans les enveloppes transparentes

    semblent vivre leur propre vie

    vers luisants au bord des routes

    oubliées au fond des boîtes

    elles font des luminaires orgues de barbarie

    pour les dormeurs des rues

    ceux qui attendent un coup de fil

    jamais venu

    raidis dans la cabine des télécom

    ceux qui attendent d’être chassés

    des bancs du métro par les tordus

    de notre temps

    ceux qui ne peuvent pas dormir

    et arpentent la banlieue de Paris ou Paris

    comme un nouveau continent endormi

    s’enfoncent où

    dans l’irrespirable présent

    comment savoir de quel enfer

    ils trouvent le paradis ?

    parfois un balayeur

    de la plus matinale brigade

    vient avec ses collègues

    au sortir du dernier café de la nuit

    briquer la boîte

    où l’enveloppe transparente

    chante et résonne

    dans le rêve

    d’une jolie fille dénudée

    d’une famille qui tourne en rond

    d’un postier qui ne dort plus

    depuis qu’il sait

    que dans quelques tournées

    il va partir

    et personne chez lui

    ne l’attend

    _______________________________________________

    Elle lui disait

    tiens bonjour

    ce sont des factures aujourd’hui ?

    il lui répondait oui ou non

    ou désolé

    elle lui disait au revoir

    et surtout revenez demain

    vous êtes la seule âme qui vive

    que j’aurais pesée aujourd’hui

    mais quand on est dimanche

    c’est vraiment terrible

    oh que oui

    il allait vite

    par habitude d’aller vite

    de ne pas se laisser aller

    car tant de choses vont si vite

    comment va la douleur

    aujourd’hui ? »

     

    Dominique Fabre

    Les enveloppes transparentes

    coll. Ré/velles, L’Attente, 2018

    https://www.editionsdelattente.com/

  • Salvatore Quasimodo, « Presque un madrigal »

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    DR

     

    « Le tournesol penche vers le couchant

    et précipite déjà le jour dans son

    œil en ruines, le ciel d’été

    s’épaissit et courbe déjà les feuilles et la fumée

    des chantiers. Il s’éloigne avec le cours

    sec des nuages et le cri des foudres

    cet ultime jeu du ciel. Une fois encore,

    et depuis tant d’années, ma mie, il y arrête la mue

    des arbres serrés dans l’enceinte

    du Naville*. Mais c’est toujours notre jour

    et toujours ce soleil qui s’en va

    avec le fil de son rayon affectueux.

     

    Je n’ai plus de souvenirs, je ne veux plus me souvenir ;

    la mémoire se relève de la mort,

    la vie est sans fin. Chaque jour

    est le nôtre. Il en est un qui s’arrêtera pour toujours,

    et toi avec moi, quand tu paraîtras en retard.

    Ici, sur la digue du canal, en balançant

    les pieds comme des enfants,

    nous regardons l’eau les premières branches dans

    sa couleur verte qui s’assombrit.

    Et l’homme qui s’approche en silence

    ne cache pas un couteau dans ses mains

    mais une fleur de géranium. »

     

    * Le Naville est un canal navigable en Lombardie (ndb)

     

    Salvatore Quasimodo

    « La vie n’est pas un songe » (1949) in Ouvrier de songes

    Traduit de l’italien et préfacé par Thierry Gillybœuf

    La Nerthe, 2007

    http://librairielanerthe.blogspot.com/2010/03/salvatore-quasimodo-ouvrier-des-songes.html

  • Olivier Domerg, « La méthode Vassivière »

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    © Brigitte Pallagi

     

    « […] Toute cette enfance enviait

    la rumeur de la forêt et du lac

    * * *

    Poèmes jetés,

                       structures téméraires.

     

    Le charivari des oiseaux.

     

    Depuis les pâturages

    les clôtures vagabondent.

     

    Lumière intrinsèque

    du paysage,          

                     structurations de la campagne

    tonitruante :

     

    page magique telle l’ardoise.

    La vie

             chaque jour poursuivie.

    * * *

    Le brouillard qui se lève

    sur les champs.

     

    Toute chose ramenée

    à une forme

                       opaque.

     

    Le cri des colverts

    s’interpellant.

     

    Nous avions appris ces mots

    ruraux et les avions oubliés.

    * * *

    Par la suite, nous pensions

    que le lac intense

    était la “lumière de ce monde”.

     

    Personne ne nous avait démentis

    à ce sujet.

     

     

    Nous nous dirigions vers ce bois

    baptisé “de sculptures”,

     

    nous pénétrions dans la forêt

    et nous marchions

                               jusqu’à ce

    qu’un changement s’opère.

     

    Qui s’opérait,

                         de fait. »

     

    Olivier Domerg

    La méthode Vassivière

    Dernier Télégramme, 2018

    http://www.derniertelegramme.fr/La-methode-Vassiviere