lundi, 05 août 2019
Annie Dillard, « Les vivants »
DR
« Il vit des traces d’oiseau sous le niveau de la marée haute, là où la ligne de gravillon noir et rouge cédait la place à une boue sablonneuse. Ces traces de pattes semblaient tomber du ciel, comme si Dieu venait de donner forme à l’une de ses créatures et de la déposer là. Trois ergots s’enfonçaient dans la boue, reliés par de larges palmes. L’oiseau avait marché, tel un homme, sur la grève, d’un pas ferme et décidé. Le cou penché en avant, Clare suivit ces empreintes de pattes.
Elles semblaient pourtant absurdes, ces traces, comme si l’oiseau avait perdu la tête. Abruptement, elles s’arrêtèrent, les deux pattes profondément enfoncées dans la boue au niveau des ergots. Ces traces s’interrompaient sans raison : la boue redevenait lisse, l’oiseau s’était envolé. Clare se retourna et constata que son propre passage avait lui aussi laissé des empreintes bien nettes sur le gravillon ; il laissait ses propres traces, qui aboutissaient sous ses chaussures.
Il était, depuis le début, une bobine d’empreintes de pas qui commençaient un peu plus au nord, dans la cabane du campement dressée sur la plage où il avait appris à se tenir debout en s’accrochant à la jupe noire de sa mère. Ses traces disparaissaient, puis redevenaient visibles à mesure qu’il égrenait ses jours et ses ans ; il passa douze années à Goshen avant de revenir à Whatcom et il effectua d’innombrables allées et venues entre son domicile et le lycée, puis le bureau. Maintenant, sur cette plage, ses traces se dévidaient derrière lui telles une épluchure : le temps était un couteau qui l’épluchait comme une pomme et il allait continuer de l’entailler jusqu’à la fin. Ses traces, les traces de sa vie se termineraient abruptement, elles aussi – mais à ce moment là il ne s’envoleraient pas, comme un oiseau dans le ciel ; il descendrait sous terre.
“Je rejoindrai les portes de la tombe”, pensa Clare. C’était un passage d’Isaïe, dans lequel le roi mourant Ezéchias se tourne vers le mur. “Je rejoindrai les portes de la tombe : je suis privé du reste de mes ans. J’ai dit : je ne verrai pas le Seigneur, même le Seigneur, au pays des vivants : je ne contemplerai plus l’homme parmi les habitants du monde.”
Personne ne savait quel pas serait le dernier, à quel pas prendre garde. Où sur la face de la Terre, ses traces de pas seraient encore fraîches quand le trappeur le traquera ? Les garçons de la ville porteraient ensuite son corps en suivant ses derniers itinéraires.
Il avait besoin d’apprendre à mourir. Il avait appris tout le reste au fil du temps : à lire, à mener un équipage de bœufs, à faucher un champ et à vanner le grain, à abattre un arbre, à assembler deux pièces de bois à onglet, à utiliser et à réparer un tour ou une scie à vapeur, à expliquer l’électromagnétisme, à installer des pannes de toit, à couper des tuyaux de plomb pour un évier, à fabriquer un palier d’essieu, estimer une section de terrain, vendre une parcelle. Il excellait dans tout ce qu’il avait appris, mais il lui fallait maintenant apprendre cette chose nouvelle qui revenait à abandonner tout le reste. N’était-ce pas essentiel ? Mais comment apprend-on à mourir quand les experts en la matière restent muets ?
Le vieux Conrad Grogan, le géomètre, avait bien failli mourir ; il avait bel et bien trépassé, mais il était revenu à la vie pour se lever, maigre et très droit – sa moustache noire peignée au-dessus de ses lèvres, son chapeau jaune tout déchiqueté, la bedaine en avant et l’air sagace – et il avait vécu six autres années. Clare eut alors le sentiment que Conrad Grogan se jetait à corps perdu dans le temps qui lui restait à vivre : il fonda la société des débats, épousa une veuve défavorisée par le sort sur l’île de Whitbey, la ramena sur le continent, bâtit une maison dans un arbre pour les petits-enfants de sa femme, se construisit pour lui-même un modeste doris à voiles peint en rouge, et il arpentait les rues de la ville avec entrain, le visage ridé et rayonnant. Puis il s’alita, se mit à hurler pendant quelques jours, ahana durant autant de jours, devint tout violacé et mourut. Clare ignorait si Conrad Grogan était mort dignement, la première ou la dernière fois, ou comment cela se passait quand on avait seulement quelques vagues notions sur la mort, ou s’il pourrait s’arranger pour qu’on exige de lui une qualité qu’il fournirait alors aussitôt, par exemple du courage, une qualité qui n’aurait pas pour but de faire tomber la tension, mais qui au contraire lui plairait et dépasserait tout ce qu’il avait appris. »
Annie Dillard
Les vivants
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Christian Bourgois, 1994, coll. Titres n° 111, 2011
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vendredi, 26 juillet 2019
Peter Handke, « Lent retour »
DR
« Sorger étala sur la table les cahiers avec ses notes, chacun apparut avec sa couleur particulière et toute la surface devint en somme une carte géologique où les surfaces multicolores figuraient les divers âges de la terre. Un sentiment d’une douceur puissante et vague s’empara de lui ; bien sûr, il désirait un “supplément de lumière”. Et immobile il resta debout au-dessus de l’échantillonnage bariolé déjà pâli par l’âge, jusqu’à devenir lui-même une couleur tranquille parmi d’autres. Il feuilleta les cahiers et se vit disparaître dans l’écriture, dans l’histoire des histoires, une histoire de soleil et de neige. »
Peter Handke
Lent retour
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt
Gallimard, 1982
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mercredi, 24 juillet 2019
Sigismund Krzyzanowski, « Rue Involontaire »
« Au facteur
Camarade facteur, cette lettre n’ajoutera aucun pas à votre travail déambulatoire et n’alourdira pas d’un gramme votre besace. Je crains seulement que l’habitude de porter des lettres ne vous entraîne à emporter ces lignes jusque dans votre appartement. Mais je vous conseillerais plutôt de l’ouvrir sur-le-champ, de la lire et de la jeter – dans la poubelle la plus proche.
Je respecte au plus haut point le métier de facteur. Et je suis sûr que les mots “poste” et “imposteur” n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Et pourtant, j’affirme – mais n’allez pas trop vite le prendre mal – qu’aucune lettre n’a jamais atteint son destinataire. Jusqu’au fond de l’être. Tout entier.
Je n’ai, bien sûr, nullement l’intention de dénigrer en quoi que ce soit le travail du facteur. Celui-ci frappe consciencieusement aux portes. Mais frapper au cœur – et qu’il s’entrouvre – ne fait pas partie des obligations des porteurs de lettres.
Le facteur remet des enveloppes. Pourtant je vous garantis qu’une lettre estampillée “Vladivostok” et distribuée à Moscou doit encore accomplir une route bien plus longue que celle qu’elle vient de faire.
Nous avons liquidé, ou quasiment liquidé, l’analphabétisme. C’est très bien. Qui peut prétendre le contraire ? Mais qu’avons-nous fait pour liquider l’ignorance profonde ? Car nous nous comprenons tous en ânonnant, syllabe après syllabe – et encore à grand-peine –, et nous ne savons pas lire les sentiments d’autrui, ce qui se cache tout au fond de la lettre.
Et pourtant, cher et hasardeux destinataire, je crois déchiffrer en vous un certain sentiment d’offense, voire d'ennui, qui là – dans les secondes qui viennent – va froisser ma lettre et la jeter au loin. Attendez encore une ligne ou deux. Car au fur et à mesure que le niveau d’encre baisse – goute après goutte – dans l’encrier, dans l’écrivant – verre après verre – le niveau de vodka monte. Vous-même ne refusez sans doute pas de boire un petit coup de temps à autre. Santé ! Il y a peu, après deux flacons, j’ai entrepris d’écrire une carte postale à Dieu. Je l’ai adressée comme suit : “À Dieu. À remettre en mains propres.” Véridique, parbleu ! Et en allant chercher une troisième fiole, je l’ai jetée à la boîte. Quand je me suis réveillé, je l’avais oubliée, mais elle, elle ne m’avait pas oublié. Deux jours plus tard, je l’ai reçue avec le tampon “Destinataire inconnu”. Allez dire après ça que notre poste marche mal. Santé !
De quoi on causait ? Ah oui, les enveloppes. Les pensées ont peur du soleil, elles préfèrent le ciel gris. Moi aussi, je suis complètement gris. Je vois trouble, j’ai des taches qui me dansent devant les yeux. D’abord, la pensée est dans le noir, dans son enveloppe d’os, et ensuite, dans une enveloppe de papier. Et il est plus facile de casser l’os que d’inciser la dépouille – puisqu’on dépouille le courrier, tu comprends ? – de papier et d’arriver jusqu’à… Crénom de nom ! mes pensées sont saoules, elles titubent. Et l’encrier qui est par terre. L’encrier. J’arriverai pas à l’attraper. Et ma plume grft- »
Sigismund Krzyzanowski
Rue Involontaire
Traduction du russe et préambule par Catherine Perrel
Coll. « Slovo », Verdier, 2014
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mardi, 23 juillet 2019
Lu Yu, « M’adonnant à la lecture »
« “le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise”, la tête blanche, est retourné dans son méandre de la rivière Shan
dans la solitude derrière mon portail rustique, les livres remplissent la maison
le potage de chénopode et la bouillie de blé refroidissent, je ne vais pas manger
lire les cinq tombereaux de livres réunis durant toute ma vie me comble
non sans grand peine je corrige les erreurs, efface et réécris
sur des mélodies tristes je fredonne des ballades poignantes
j’ai complété le catalogue des idéogrammes
même les interprétations mineures en langue étrangère, je note tout
parfois jusqu’à l’aube je n’éteins pas la lampe
la neige qui tombe drue frappe à la fenêtre “su su”
encore douze années avant que je n’atteigne l’âge de soixante-dix ans
peut-être y a-t-il quelques classiques perdus, quelques chapitres manquants à ajouter à ma collection
je ne crains pas que les visiteurs se moquent de ce fou des livres
c’est tout de même mieux que si les livres restaient tout neufs dans leur étui, sans que personne ne les touche »
Lu Yu
Le vieil homme qui n’en fait qu'à sa guise
traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1995
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lundi, 22 juillet 2019
Denise Le Dantec, « La seconde augmentée »
DR
« Saison des cerises mûres. Le candélabre s’est chargé de fruits.
Au sol, une infinité de fleurettes blanches et zinzolines.
Bouquets. Poèmes.
L’échelle est à hauteur expressive. L’esprit poétique “naïf”.
Le merle, moqueur.
On n’échappe pas à l’idylle.
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Soleil de rien. Cet amour. Cette saison. Le ciel caramel.
L’enfant s’est caché derrière la haie. Son chapeau tromblon. La poésie avance par bonds.
La branche est rouge avec une boucle de duvet.
Des précautions. Des minuties. Des secrets.
Un coupé d’horizon. Une paire d’ailes.
La lampe brille dans le salon de la Reine.
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Soleil du soir. Éclats et flux.
Tu retrouves ton extase. La farouche merveille. Le champ de fleurs irradié, rouge.
La valeur d’ombre du mélèze est en recul, tandis que la rêverie s’augmente en strophes suivant le motif où elle se pose.
Blessure mienne.
Serrés contre les hampes, les glaïeuls du champ saignent.
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Saison des bleuets et du saumon rouge.
Deux, trois vergées somptueuses, luisantes, carminées.
Les buis. Les lierres.
Une fosse de sel. Deux éblouis. Un nuage.
Est-ce un rêve ? Un épuisement de la pensée ?
Il faudra aller plus loin.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
C’est le soir. Le jour a passé l’heure. Silence. Oubli.
Rien n’est perdu.
L’herbe surgit sur sa tige. La petite étoile. L’anémone des bois.
La poésie vient parfois sans qu’on y mette la main. »
Denise Le Dantec
La seconde augmentée
Tarabuste, 2019
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samedi, 20 juillet 2019
Sophie Loizeau, « Les loups »
« Bosquet
Les Contrées
une cabane de [psychopathe]
m’attendait dans le bosquet alors que j’étais
sur le point de m’installer la lumière et l’espace
entre les arbres les feuilles leur couleur tout
m’allait
avec ou sans [mirador] ils sont
souvent [pleins de douilles et de bouteilles] ou trop
épineux
il y fait plus sombre qu’ailleurs à cause
du lierre – du lierre du sol au plafond
le colza refleuri répand
son sucre c’est vraiment bizarre mêlé au
à l’odeur de décomposition
quand le [tracteur] c) s’arrêtera de sarcler je serai seule
le jour baisse Pivert m’avertir d’un trait
l’esprit d’Octobre est dans le petit vent
je rabats ma capuche et mon immobilité im
pressionne
* * *
la chambre de mon père ressemble à cette pièce tapi
ssée de lierre après qu’on a fermé les volets
je n’y mets plus les pieds – même pour le scotch ou la colle
aller la chercher dans le bureau est au-dessus de mes forces
le pantalon sur la chaise dans la pénombre
Second chant de peau
Mère est partie la première elle allait lentement elle
n’arrêtait pas de nous faire des signes
d’au-revoir avec la main je crois qu’elle souffrait de nous
laisser [en plus de sa souffrance à elle seule] il y avait
celle-là
Père est parti la rejoindre sur ces territoires
elle et lui reviendront peut-
être à temps pour nous nourrir
depuis le temps elle devrait être revenue
lui devrait l’avoir rejointe et ensemble en être
revenu/es
Troisième chant de peau
c’est bien une fille que je voulais et pas un garçon*
non pas un fils une fille quant à moi
mes tétons se sont mis à sourdre
le lait d’une petite nappe fossile pour la fête
que cela représente
où est ma mère où est mon père ? il faut se rassembler
autour du berceau
et se toucher les mains »
* En réponse à la Chanson d’un homme à propos de sa fille, in Chants esquimaux à propos des gens et des animaux, Secouer la citrouille, p. 178, Jérôme Rothenberg, PURH, 2016
Sophie Loizeau
Les Loups
Éditions Corti, 2019
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vendredi, 19 juillet 2019
Jean Genet, « Le funambule »
DR
« Et ta blessure, où est-elle ?
Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure – qui devient ainsi le for intérieur, – c’est elle qui va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux.
Si nous regardons, d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent – le chien aussi, l’oiseau, une casserole – cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle – dont ils ont pris la forme – et pour elle, la solitude : les voici tout entier dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable – ce château de l’âme – afin d’être cette solitude elle-même. Pour le funambule dont je parle, elle est visible dans son regard triste qui doit renvoyer aux images d’une enfance misérable, inoubliable, où il se savait abandonné.
C’est dans cette blessure – inguérissable puisqu’elle est lui-même – et dans cette solitude qu’il doit se précipiter, c’est là qu’il pourra découvrir la force, l’audace et l’adresse nécessaire à son art. »
* Les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures… Pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s’éteint : c’est que toute la gloire qui s’y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude.
Jean Genet
Le Funambule
L’Arbalète, 1958
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mercredi, 17 juillet 2019
Bao Zhao, « Retour au pays en rêve »
« En retenant mes pleurs, j’ai franchi les murailles,
Mon épée bien en mains aux carrefours déserts.
Des tourbillons sableux volent dans le ciel noir
Et mon cœur esseulé ne pense qu’au pays.
Retrouvant chaque soir l’oreiller solitaire,
Je rêve qu’un instant je m’en reviens chez nous.
Mon épouse m’attend, souriante à la fenêtre
En déroulant la soie sur son métier chantant.
Quel bonheur de conter notre séparation
Avant de retrouver la couche de satin.
Nous coupons l’orchidée, au parfum sans pareil,
Cueillons le chrysanthème, splendeur inégalée.
D’un coffret elle sort l’hellébore odorant,
De sa manche elle tire des herbes fragrantes.
Quand je suis dans mon rêve, il n’y a plus d’espace,
Mais quand vient le réveil un fleuve nous sépare.
En m’éveillant soudain je pousse un vain soupir ;
Quelle détresse alors où mon âme s’envole !
Un vaste flot laiteux s’étale à l’infini,
Les sommets imposants s’élèvent jusqu’au ciel.
Les vagues tour à tour s’en vont et s’en reviennent,
Le vent et la gelée s’accroissent puis déclinent.
Le pays où je suis, ce n’est pas mon pays.
Hélas ! je n’ai personne à qui dire ma peine. »
Bao Zhao – 414-466
Les Six Dynasties ( de la fin des Han à la fin des Sui, 196-618)
Traduit par François Martin
in Anthologie de la poésie chinoise
Pléiade / Gallimard, 2015
18:18 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : bao zhao, retour au pays en rêve, anthologie de la poésie chinoise, pléiade gallimard
mardi, 16 juillet 2019
Sylvie Fabre G., « Pays perdu d’avance »
« Quand la lumière tombe,
la mère que tu portes sur les épaules
de l’écriture pour toucher de sa présence
le ciel garde sa réserve spirituelle,
le bonheur des jours créés ensemble.
*
Quand la lumière tombe,
tes mots emplis de larmes sont l’horizon
et le centre. Leur sel, de naissance, demeure
fidèle à celle qui t’a précédée jusque
dans le poème, tout-petit nouant l’attache.
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Enfant, mère, montagne et nuages suspendus,
l’arbre s’éloignait.
L’oiseau avait semé le désir du départ de l’autre côté
mais de son passage nulle preuve,
juste le cri blanc de la disparition.
(Je me souviens)
Venue du Grand Pays l’hirondelle,
pays perdu d’avance,
son trait d’encre et le vide où encore je m’oublie
me font écrire
comme les mots qui ne savent rien et l’inventent.
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Qui parle pour dire la présence ?
Dans le ciel et l’ombre du ciel sur la terre
telles les saisons les mères passent,
et les mots. Pour ne pas oublier
peut-être n’avons-nous qu’une voix
du berceau au tombeau.
De la mémoire m’arrivent des fragments,
maison sous le Vercors, lampes et livres,
vieilles femmes, jeune mère, autant de
noms qui peuvent s’accorder à l’enfance
mais le père, le lilas et l’oiseau, les douleurs,
les extases, comment les recouvrer ?
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Peut-être la dernière nuit, celle notre mort,
ne contient-elle que les souvenirs de vie vivante
éparpillés dans la suite du temps, un défilé, et
derrière la clôture des yeux, contre la poitrine
des mères, ces enfants sans âge dont bruissent
les ailes aux bords oubliés du Grand Pays.
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
(Je me souviens)
Dans la bibliothèque de ma mère les livres
étaient comme des lampes que je tenais dans mes mains,
que je levais vers le ciel bleu de rien, qui est tout.
Ils me rendaient chaque contrée visible
traversant le temps l’ici et l’ailleurs
pour retourner à la première éternité dont ils venaient.
Jour et nuit mains tendues dans le mystère,
je suivais le grand fleuve des mots qui remontaient
de l'estuaire vers la source pour fertiliser
mes fondations. Et j’épousais leur abondance:
il y avait en eux l’appel et le cri pour la vie,
en eux le cri et l’écho pour la mort.
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
La mère qui s’en va, l’oiseau qui s’envole
dans la bibliothèque maintenant déserte
les livres et leurs mots vieillissent avec l’enfant,
l’amour toujours les habite, et le perdu.
Dans le poème il est possible
que le perdu soit son chant d’éternité. »
Sylvie Fabre G.
Pays perdu d'avance
Peintures de François Rebeyrolle
L'Herbe qui tremble, 2019
18:30 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : sylvie fabre g., fabrice rebeyrolle, l'herbe qui tremble
lundi, 15 juillet 2019
Peter Heller, « La Constellation du Chien »
DR
« Je pêchais. Je posais mon sac contre un arbre encore vert. Le kayak converti en traîneau. Mon fusil. Je dépassais les arbres tués par les coléoptères, ces arbres morts encore debout mais qui se brisaient et tombaient les jours de vent fort et je m’enfonçais dans la verdure. Je pêchais toujours dans une parcelle de forêt encore vivante ou qui revenait à la vie. Je posais le sac et respirais l’odeur de l’eau qui coule, de la pierre froide, des résineux et des épicéas, comme les sachets parfumés que ma mère glissait dans le tiroir à chaussettes. J’inspirais et remerciais une puissance qui n’était pas vraiment Dieu, une puissance qui était encore de ce monde. Je pouvais presque imaginer que c’était à nouveau comme avant, que nous étions jeunes et qu’un grand nombre de choses vivaient encore.
J’écoutais la rivière, puis le vent et je l’observais qui faisait se mouvoir les grosses branches sombres. La surface noire d’un petit trou d’eau en contrebas, poudrée de pollen vert. Les racines d’un arbre à nu au-delà de la berge serpentaient sur l’eau et, entre elles, de vieilles toiles d’araignées flottaient dans le vent et leurs fils scintillaient au rythme des souffles d’air.
Je sortais les quatre brins de ma canne enveloppés dans la flanelle, je les assemblais en m’aidant des spigots et tournais les anneaux de métal brillant pour qu’ils soient bien alignés. C’était une Sage, une petite canne pour soie de quatre que je possédais depuis le lycée. Mon père me l’avait offerte pour mes seize ans quand j’étais venu vivre avec lui. Il est mort d’un cancer du pancréas l’année suivante, avant même de pouvoir me montrer comment m’en servir, mais j’ai appris tout seul et en observant l’oncle Pete.
Je sortais le moulinet Orvis qu’il m’avait offert avec la canne et que j’avais entretenu et huilé avec soin quand rien d’autre dans ma vie ne fonctionnait correctement, ne fonctionnait tout court. J’insérais le pied du moulinet dans l’encoche en aluminium prévue à cet effet au sommet de la poignée en liège et je serrais le collier. Ce collier entourait la canne ainsi que le porte-moulinet et était estampillé d’un motif en forme de losange qui facilitait l’emprise du pouce et de l’index. Il tournait et se bloquait sans difficulté.
Tout ceci, ces gestes, cet enchaînement de mouvements, le calme, le ruisselet, le gargouillis, le bruissement du cours d’eau et le vent qui soupirait dans les aiguilles des grands arbres. Pendant que je passais la soie dans les anneaux. Ces gestes, je les avais effectués des centaines, sans doute des milliers de fois depuis. C’était un rituel qui n’exigeait pas d’y réfléchir. Comme d’enfiler ses chaussettes. Si ce n’est que ce rituel me permettait d’entrer en contact avec quelque chose qui semblait très pur. Par là j’entends que de tout temps j’avais investi le meilleur de moi-même dans la pêche. ma concentration et ma prudence, mon acceptation du risque et mon amour. Ma patience. Quoi qu’il arrive. Je me suis mis à pêcher juste après la mort de papa et j’essayais de faire comme j’imaginais qu’il aurait fait. Ce qui est un peu bizarre quand j’y repense maintenant : tenter d’imiter un homme que je n’avais jamais vu manipuler une canne, avec la férocité d’un fils avec qui cet homme n’avait jamais trop eu l’opportunité d’exercer son rôle de père. »
Peter Heller
La Constellation du Chien
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy
Actes Sud, 2013
13:10 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent
samedi, 13 juillet 2019
Camille de Toledo, « L’inquiétude d’être au monde »
© CChambard
« Je pense au visage d’Anna Magnani dans un film de Pasolini. Nous sommes près de Rome dans des terrains vagues. La mère observe son garçon assis sur un manège. Pendant les quelques secondes où elle ne le voit pas, Ettore se lève. Il descend du manège en marche. Puis… le manège tourne encore. Là où il était assis, il ne reste que l’effroyable vide de l’enfant disparu. Il s’est levé, il est parti, mais la mère n’en sait rien. À ce moment, les yeux de la mère ! Son gamin a disparu, il lui a été volé. C’est ce qu’elle pense, ce que disent ses yeux. Elle se met à courir. Elle crie : Ettore ! Ettore ! Si proche de Terrore ! Terreur des instants minuscules, d’une mort inimaginable. La mère court après son propre effroi. Elle court après sa peur. Puis, au bout de quelques mètres, elle le voit. Ettore ne s’est pas envolé, pas encore. Il marche gentiment sur un chemin qui s’appelle : ennui. Les bras le long du corps. Les pieds à la traîne. Dégaine familière du gosse. La mère s’apaise. L’inquiétude la quitte, mais pour combien de temps ?
*
Voici ce que je nomme : inquiétude.
Veille et terreur qui ne cessent de grandir en nous.
Quiétude que nous espérons,
mais qui nous quitte au fil de l’âge.
Impossible apaisement
dont nous portons le souvenir.
*
C’était il y a longtemps.
Il y a si longtemps, pense-t-on.
Dans un monde d’hier, comme le titre de Zweig :
Le Monde d’hier. Lorsque l’homme était au centre,
la ville autour de lui, et plus loin, maîtrisée, paisible,
la nature, le cycle régulier des saisons.
Cette quiétude passée est à peine un souvenir.
Un âge rêvé qui ne fut sans doute jamais,
mais comment le dire autrement ?
Devrait-on dire : ce fut là notre enfance ?
Ou plus loin encore, le souvenir
d’un âge de la pensée qui se perpétue en nous.
Âge de l’équilibre, de la raison.
Souvenir de ce que l’esprit de l’humanisme
portait comme conscience et espoir.
C’était ça : un monde bien ordonné.
*
L’inquiétude est le nom
que nous donnons à ce siècle neuf,
au mouvement de toutes choses dans ce siècle.
Paysages ! Villes ! Enfants !
Voyez comme plus rien ne demeure.
Tout bouge et flue.
Paysages !
Villes !
Enfants ! »
Camille de Toledo
L’inquiétude d’être au monde
Coll. « Chaoïd », Verdier 2010
15:25 Publié dans Écrivains, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent
mercredi, 10 juillet 2019
Jules Michelet, « L’Insecte »
Jules Michelet par Félix Nadar
« Même aux heures de ses grands silences, la forêt a par moments des voix, des bruits ou des murmures qui vous rappellent la vie. Parfois, le pic laborieux, dans son dur travail de creuser les chênes, s’encourage d’un étrange cri. Souvent, le pesant marteau du carrier, tombant, retombant sur le grès, fait de loin entendre un coup sourd. Enfin, si vous prêtez l’oreille, vous parvenez à saisir un bruissement significatif, et vous voyez, à vos pieds, courir dans les feuilles froissées, des populations infinies, les vrais habitants de ce lieu, les légions de fourmis.
Autant d’images du travail persévérant qui mêlent au fantastique une sérieuse gravité. Ils creusent, chacun à leur manière. Toi aussi, suis ton travail, creuse et fouille ta pensée.
Lieu admirable pour guérir de la grande maladie du jour, la mobilité, la vaine agitation. Ce temps ne connaît point son mal ; ils se disent rassasiés, lorsqu’ils ont effleuré à peine. Ils partent de l’idée très-fausse qu’en toute chose le meilleur est la surface et le dessus, qu’il suffit d’y porter les lèvres. Le dessus est souvent l’écume. C’est plus bas, c’est au dedans qu’est le breuvage de vie. Il faut pénétrer plus avant, se mêler davantage aux choses par la volonté et par l’habitude, pour y trouver l’harmonie, où est le bonheur et la force. Le malheur, la misère morale, c’est la dispersion de l’esprit.
J’aime les lieux qui concentrent, qui resserrent le champ de la pensée. Ici, dans ce cercle étroit de collines, les changements sont tout extérieurs et de pure optique. Avec tant d’abris, les vents sont naturellement peu variables. La fixité de l’atmosphère donne une assiette morale. Je ne sais si l’idée s’y réveille fort ; mais qui l’apporte éveillée, pourra la garder longtemps, y caresser sans distraction son rêve, en saisir, en goûter tous les accidents du dehors et tous les mystères du dedans. L’âme y poussera des racines et trouvera que le vrai sens, le sens exquis de la vie, n’est pas de courir les surfaces, mais d’étudier, de chercher, de jouir en profondeur.
Ce lieu avertit la pensée. Des grès fixes et immuables sous la mobilité des feuilles parlent assez dans leur silence. Ils sont posés là, depuis quand ? Depuis longtemps, puisque malgré leur dureté, la pluie a pu les creuser ! Nulle autre force n’y a prise. Tels ils furent, et tels ils sont. Leur vue dit au cœur : “Persévère”. »
Jules Michelet
L’Insecte
Librairie Hachette, 1858
(à défaut de trouver une des rééditions nombreuses d’occasion, on peut lire sur Gallica :
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