mardi, 09 juin 2020
Claire Malroux, « Soleil de jadis »
DR
« L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Loin, dans le bas du village
elle a pris l’embranchement de la grand-route
passé le dos d’âne où tient en équilibre
la maison de l’entrepreneur des transports
Un car lilliputien conduit les paysans
au chef-lieu de canton les jours de foire
De l’autre côté elle aperçoit en contrebas
une petite maison blanche et sa terrasse adjacente au lavoir
Elle est tombée un jour dans ce lavoir
en glissant sur l’ombre liquide des dalles
Le trou de la serrure découpe une allée
de branches en fleurs sous lesquelles
des vêtements gonflent indolemment sur une corde à linge
et une enfant nue se balance
rescapée du temps
*
L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Les porte à qui ?
Elle a oublié, happée par le prodige du matin d’été
le déluge de plis bleus sur ses épaules
les remous argent de la rivière
autour des rochers captifs au milieu de son lit
Les filles de l’ogre crachent en souriant la salive de l’écume
loin du couteau paternel
L’enfant jette une poignée de cerises sur l’eau blanche
Si tu avales le noyau, l’a-t-on avertie
un arbre poussera dans ton ventre
Un verger peut-il jaillir de l’eau ?
*
L’enfant s’apprête à franchir le pont
serrant l’anse d’un panier rempli de très rouges cerises
Plus loin la rumeur de la forge s’élève
sinistre en ce bas-fond
On dit que les deux filles du forgeron
sont atteintes de tuberculose
En face rouille la grille jamais ouverte du château
caché par les arbres de son parc, sapins et mélèzes
C’est un lieu interdit où n’entre
et d’où ne sort personne
Un sentier mouillé rongé d’ornières le longe
Ses hautes murailles de buis
crépitent de chaleur en été
De ce labyrinthe on sait
qu’on ne trouvera jamais seul l’issue
*
L’enfant ne franchira pas le pont
L’univers déborde d’univers aussi ronds que ses cerises
mais elle ne peut faire un pas
sans déchirer la trame
où son être est inséré
Figée au confluent des images
elle naît à elle-même à cet instant
ayant découvert ses propres rives »
Claire Malroux
Soleil de jadis
Préface d’Alain Borer
Couverture de Colette Deblé
Le Castor Astral, 1998
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samedi, 06 juin 2020
Emily Dickinson, « Il est une fleur… »
« Il est une fleur que l’Abeille préfère —
Et que le Papillon — désire —
À gagner cette Pourpre Démocrate
Le Colibri — aspire —
Et Tout Insecte qui passe —
Emporte du Miel
À proportions de ses besoins divers
Et de ce qu’elle — contient —
Son visage est plus rond que la Lune
Et plus vermeil que la Robe
De l’Orchis dans la Prairie —
Ou du — Rhododendron —
Elle n’attend pas Juin —
Avant que le Monde soit Vert —
On voit — affronté au Vent —
Son robuste petit Corps
Disputer à l’Herbe —
Sa proche Parente —
Le don de la Motte et du Soleil —
Doux Plaidants pour la Vie —
Et quand les Collines sont garnies —
Qu’éclosent les modes nouvelles —
Ne soustrait pas la moindre épice
Dans un accès de jalousie —
Son Public — est Midi —
Sa Providence — le Soleil —
Son progrès — l’Abeille — le proclame —
En Musique Soutenue — royale —
La plus Vaillante — de la Foule —
Elle se rend — en dernier —
Ignorant même — sa Défaite —
Quand l’annule le Gel — »
Emily Dickinson
Y aura-t-il pour de vrai un matin — cahier 31
Bilingue
Traduit et présenté par Claire Malroux
Coll. « Domaine romantique », José Corti, 2008
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vendredi, 05 juin 2020
W. H. Auden, « Dis-moi la vérité sur l’amour »
« D’aucuns disent que l’amour est un petit garçon,
D’autres disent que c’est un oiseau,
D’aucuns disent qu’il fait tourner le monde,
D’autres disent que c’est absurde,
Et quand je demandai au voisin,
Qui feignait de s’y entendre,
Sa femme se fâcha vraiment,
Et dit qu’il ne faisait pas le poids.
Ressemble-t-il à un pyjama,
Ou au jambon dans un hôtel de la ligue anti-alcoolique ?
Son odeur rappelle-t-elle les lamas,
Ou a-t-il une senteur rassurante ?
Est-il épineux au toucher comme une haie,
Ou doux comme un édredon pelucheux ?
Est-il dur ou plutôt souple sur les bords ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
Nos livres d’histoire en parlent
Avec des petites notes ésotériques,
C’est un sujet assez ordinaire
Sur les navires transatlantiques ;
J’ai vu la question traitée
Dans le récit de suicides,
Et je l’ai même vu griffonné au dos
Des indicateurs de chemin de fer.
Hurle-t-il comme un berger allemand affamé,
Ou gronde-t-il comme une fanfare militaire ?
Peut-on l’imiter à la perfection
Sur une scie ou sur un Steinway ?
Chante-t-il sans freins dans les réceptions ?
N’apprécie-t-il que le classique ?
Cessera-t-il quand on veut la paix ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
J’ai regardé dans la maison de vacances ;
Il n’y était même pas ;
J’essayai la Tamise à Maindenhead
Et l’air tonique de Brighton.
Je ne sais pas ce que chantait le merle,
Ou ce que disait la tulipe ;
Mais il ne se trouvait ni dans le poulailler,
Ni sous le lit.
Peut-il faire des mimiques extraordinaires ?
Est-il souvent malade sur la balançoire ?
Passe-t-il tout son temps aux courses,
Ou gratte-t-il des bouts de cordes ?
A-t-il une opinion sur l’argent ?
Pense-t-il assez au patriotisme ?
Ses plaisanteries sont-elles vulgaires mais drôles ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour.
Quand il viendra, viendra-t-il sans avertissement
Au moment où je me gratterai le nez ?
Frappera-t-il à ma porte un beau matin,
Ou me marchera-t-il sur les pieds dans l’autobus ?
Viendra-t-il comme le temps change ?
Son accueil sera-t-il aimable ou brutal ?
Bouleversera-t-il toute mon existence ?
Ô, dis-moi la vérité sur l’amour. »
W. H. Auden
Dis-moi la vérité sur l’amour
Traduit de l’anglais par Gérard-Georges Lemaire
Christian Bourgois, 1995
Repris, suivi de Quand j’écris je t’aime, traduit par Béatrice Vierne, Points / Seuil, 2009
15:09 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : w h auden, dis-moi la vérité sur l'amour, gérard-georges lemaire, quand j'écris je t'aime, béatrice vierne, christian bourgois, seuil
jeudi, 04 juin 2020
W. G. Sebald, « …Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu… Austerlitz, extrait »
« Le paysage, depuis la pièce au plafond bleu qu’Adela désignait toujours comme ma chambre, frisait en vérité le surnaturel. Mon regard dominait la cime des arbres, pour la plupart des cèdres et des pins parasols, tableau de vertes collines étagées depuis la route en contrebas de la maison jusqu’aux rives du fleuve ; je voyais de l’autre côté les plis sombres des masses montagneuses et restais de longs moments les yeux rivés sur la mer d’Irlande, dont l’aspect changeait sans cesse au gré des heures et des caprices du temps. Combien de fois ne me suis-je planté devant cette fenêtre ouverte sans pouvoir retenir la moindre pensée à la vue de ce spectacle jamais le même. Le matin, là-bas, la face ombreuse du monde et la grisaille de l’atmosphère reposaient en strates sur les eaux. L’après-midi, au sud-ouest, de gros nuages ventrus montaient souvent à l’horizon, se bousculaient et se multipliaient à foison pour former versants à la blancheur neigeuse et abruptes falaises, s’accumulaient pour atteindre des hauteurs toujours plus vertigineuses, aussi vertigineuses, me dit un jour Gerald, que les sommets des Andes ou les montagnes de Qaraqorum. Puis, dans le lointain, des averses chassées vers les terres pendaient sur l’océan comme les lourds rideaux d’un théâtre ; et les soirs d’automne, les brumes roulaient sur la plage, s’amoncelaient sur les flancs des reliefs et partaient à l’assaut de la vallée. Mais surtout, par les lumineuses journées d’été, toute la baie de Barmouth était revêtue d’un éclat si uniforme que le sable et les eaux, la mer, le rivage, le ciel et la terre se confondaient. Toutes les formes et les couleurs étaient noyées dans une vapeur gris perle ; il n’y avait plus de contrastes ni de dégradés, seulement une pulsation imperceptible et instable de la lumière, un flou indifférencié d’où n’émergeaient que les figures les plus fugitives ; et singulièrement, je m’en souviens très bien, c’est l’évanescence de ces contours qui, à l’époque, me donna le sentiment de l’éternité. »
W. G. Sebald
Austerlitz
Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau
Actes Sud, 2002
mercredi, 03 juin 2020
Kobayashi Issa, « Ora ga haru – Mon année de printemps »
«On dit que les grenouilles ont appris l’art de voler à un ermite chinois et qu’elles ont laissé une réputation guerrière horrible dans la grande bataille de Tennôji. Cependant, c’est une histoire du passé et maintenant, s’adaptant à notre époque bien gouvernée où la paix est établie, elles vivent en paix avec les hommes.
Les soirs d’été je déroule ma natte de paille derrière la maison et je les appelle affectueusement. Bientôt du buisson du coin elles s’approchent lentement et, comme les hommes, viennent se rafraîchir. À voir l’expression de leur visage, il semble qu’elles récitent des poèmes. C’est pourquoi elles furent élues juges du concours de poésie Mushi awase “le concours des petits bêtes” de Chôsôji, ce qui devint la gloire de leur vie.
Sereine
une grenouille
regarde la montagne
Au rossignol
la grenouille
rend une visite de courtoisie
Kikaku
Tu caches
ce que tu penses
grenouille ?
Kyokusui
Une goutte de pluie,
la grenouille
s’essuie la tête »
Kobayashi Issa
Ora ga haru – Mon année de printemps
Traduit du japonais, présenté et annoté par Brigitte Allioux
Cécile Defaut, 2006
18:20 Publié dans Écrivains, Édition, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : kobayashi issa, ora ga haru, mon année de printemps, brigitte allioux, cécile defaut, grenouille, kyokusui, kikaku, rossignol, art de voler, ermite chinois, bataille de tennôji, concours des petites bêtes
mardi, 02 juin 2020
Jacques Roubaud, « Ciel et terre et ciel et terre, et ciel »
« Grâce à l’art de Constable, lui, Goodman, avait retrouvé non pas le passé, ni le temps, qu’on ne perd jamais parce qu’il n’a jamais été en notre possession mais, ne serait-ce que pour des moments précaires, et sans cesse effacés, quelque chose de son enfance, que la fracture de la guerre, que l’absence de sa mère, la séparation d’avec sa mère, le meurtre de sa mère lui avait fait perdre pendant toutes ces années. Il ne s’agissait pas d’une restitution impossible. Seulement l’offre d’une possibilité : un regard réconcilié avec le passé, avec l’oubli.
Il avait aimé et rêvé posséder les nuages ; et par les nuages, le ciel. Il avait rêvé d’un lieu sur la terre pour y vivre, qui avait eu pour lui le nom d’Angleterre et qui, il le savait maintenant, n’était pas un endroit ayant jamais existé en ce monde, mais un pays rêvé et inventé par un peintre, le pays de Constable, Constable’s Country. Il avait perdu ces rêves, et de la manière la plus brutale. Et pourtant, il n’avait pas tout perdu. Par le chemin des images, de ciel et de sol, de nuages et de rivières, il pouvait revenir au centre de sa mémoire, au pin d’été dans la garrigue, à la chambre de l’hiver révolu.
M. Goodman alors pensa que Constable avait fait d’une quête du temps la forme centrale de sa peinture, et découvert, là était son génie, une solution picturale à son mystère dans le contraste entre ciel et terre, entre une terre peuplée des images fixes du passé, des lieux de l’enfance, et un ciel peuplé des images mobiles du présent perpétué en futur, les nuages.
Loin de s’opposer, comme il l’avait simplistement d’abord cru, les paysages de la Stour Valley et les Cloud Studies de Hampstead ne se contredisaient pas. C’était leur mise ensemble, leur savante “composition” silmutanée qui avait pris en charge le temps. Les nuages en étaient le signe. Ils étaient le signe d’un paradoxe essentiel tracé largement, perpétuellement, dans le ciel : le paysage au sol nous offre la permanence, la fixité émouvante du souvenir. Le ciel éternellement changeant a, lui aussi, une sorte de permanence, puisque les “châteaux de nuages” sans cesse sont défaits puis rebâtis par le vent. Mais cette permanence-là est infiniment plus durable que celle des objets terrestres. Le pourrissement végétal, les ruines des habitations, la mort des êtres, désignent sur terre le passé irrémédiable. Le plus fugitif, le plus changeant, le formel sans forme de la vapeur aérienne dans le ciel se révèle être plus durable que les moulins, que les herbes, que le cottage de Willy Lott, que la Stour River.
Voilà ce que l’art de Constable avait accompli. Et, pensa M. Goodman, il l’avait fait aussi pour lui. »
John Constable, Études de nuages avec oiseaux, 1821, huile sur papier, Yale Center for British Art, New Haven
John Constable, Le champ de blé, 1826, huile sur toile, 1826, The National Galery, Londres
Jacques Roubaud
Ciel et terre et ciel et terre, et ciel
Coll. Musées secrets, Flohic, 1997
16:28 Publié dans Arts, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : jacques roubaud, ciel terre et ciel et terre, et ciel, john constable, le champ de blé, flohic, argol, nuage, goodman, mère, passé, ciel, sol, temps, lieux de l'enfance, permanence, châteaux de nuages, willy lott, stour river, hampstead, constable's country, cloud studies, études de nuages avec oiseaux
lundi, 01 juin 2020
Claude Esteban, « Le partage des mots »
« Je crois que je ne pus retenir mes larmes lorsque je parvins à dire tout haut : “Il fait jour.” Je comprenais soudain que c’était là le seul poème que j’eusse composé vraiment, que tous les autres n’avaient été qu’une animation factice du discours, qu’il fallait mériter les mots pour qu’ils reviennent, et qu’on ne les méritait qu’en mourant à soi. Ce n’étaient que trois mots, les plus banals de la langue, mais ils disaient hors de toute catégorie esthétique, ce que je n’avais pas su exprimer avec des richesses empruntées à d’autres. Ils étaient devant moi, derechef vivant, reconnaissant, disant le monde. Le langage de la poésie ne constituait pas un univers de signes différent de celui dont usaient les autres hommes. Il était à la fois le même et il se distinguait de celui-ci par une qualité charnelle qu’il était seul à détenir – et cette chair c’était la substance même du poète, devenue parole et promesse de vérité. […]
La poésie ne se souciait pas de significations établies, codifiées par l’usage, dont les mots représenteraient en quelque sorte la caution. Elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux catégories, qui faisait de ces mots, quels qu’ils soient, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. Elle n’avait nul besoin, pour cela, d’une langue plus riche que telle autre. Elle prenait ses matériaux où bon lui semblait. Et l’on pouvait imaginer, tout aussi bien, un poète qui n’aurait disposé que d’un idiome particulièrement démuni, réduit aux signes les plus élémentaires, et dont il se serait cependant emparé pour faire surgir un chant aussi fastueux que l’Iliade. Puisque les trois mots que j’avais sauvés du néant, et sur lesquels je recommençais à bâtir, m’avaient été donnés en français, c’est en français que d’autres viendraient leur apporter un soutien. Eussent-ils été prononcés en espagnol – mais pourquoi ne l’avaient-ils pas été ? – que j’aurais, tout pareillement, répondu à leur appel en cette langue. Je n’avais pas à choisir. Toutes les langues se valent, mais la poésie, plus encore que le lieu où s’est inscrit un destin, décide de celle qui sera la nôtre. Il peut se faire que ce soit la langue que nous considérions comme seconde. Mais ce partage ne dépend pas de nous. Seul le bilingue, par une étrange tentation de l’esprit, croit qu’il peut aller d’un idiome à l’autre à sa guise. Mais il ne vit qu’à la surface de lui-même. Il s’épuise dans la relation : il est en perpétuelle errance, tout persuadé qu’il se veuille de ses pouvoirs d’ubiquité.
Après plus de vingt ans d’exil, j’avais enfin trouvé une terre, une langue. Certes, elles ne m’avaient accordées que trois mots. Mais c’était le présent le plus magnifique que j’eusse reçu jamais. Car au-delà de ces trois mots s’ouvrait un horizon immense. Je ne faisais que l’entrevoir ; j’avais toute une vie pour essayer de le rejoindre. »
Claude Esteban
Le partage des mots
Coll. L’un et l’autre, Gallimard, 1990
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dimanche, 31 mai 2020
Claude Esteban, « Au matin »
© : cchambard
« je suis debout j’avance et le sol me répond
j’ai devant moi l’espace immense
je vois que tout est neuf je recommence
à mettre un signe sur chaque chose comme autrefois
je trébuchais contre un caillou je m’émerveille
qu’il soit si dur et si durable dans le temps
je ne crains plus la violence du vent
je ne crains plus qu’une fleur se fane
ai-je douté du monde ai-je pleuré
je ne reconnais plus les blessures anciennes
ni la douleur présente à chaque pas
je suis debout les astres m’accompagnent
une chenille est là qui me guide sur le chemin
je sens l’odeur des roses sur mes mains
*
c’est une enfant qui danse dans un jardin
l’été quand la chaleur se glisse entre les branches
ses bras sont si menus sa robe de dentelle est blanche
on dirait que le jasmin se penche pour l’embrasser
c’est le soir dans une île toute ronde
on en fait le tour sans presque y penser
les jours se ressemblent et l’on peut aimer
simplement ce bonheur facile de vivre ensemble
c’est une île obscure où personne ne retourne jamais
la mort qui passait l’a frôlée de l’aile
la courbe du soleil s’est brisée contre un mur
maintenant la mer est toujours la même
l’enfant lève un bras qui ne frémit plus
et sa robe est aussi légère qu’un nuage »
Claude Esteban
« Au matin »
in La mort à distance
Gallimard, 2007
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samedi, 30 mai 2020
Claude Esteban, « Le travail du visible »
Claude Lorrain, Paysage avec Énée à Délos, 1672, National Gallery, Londres
« L’image – figurative ou non, considérons que la querelle est close – ne nous restitue pas, formellement ou par analogie, une relation particulière de l’extérieur, un récit du réel, retranscrit et régi par des modèles de l’intelligible ou de l’onirique. L’image nous informe, rêveusement, sur la présence diffuse du sensible, sur le fait qu’il y a de l’être autour de nous, en nous, plutôt que rien. C’est, si l’on veut, une manière de preuve ontologique, mais qui ne cherche pas en dehors d’elle son garant ni sa vérité transcendante. Elle est là, elle déconcerte le vouloir de la raison hégémonique, le rapport du sujet superbe et de l’objet. Elle affirme que tout se tient entre les choses, mieux encore, entre les choses et nous. Qu’il a suffi d’un peu de matière, d’un peu d’espace discernable, pour que l’énergie, derechef, se soulève et reprenne son essor, par la convocation de quelques lignes, de quelques taches de couleurs mises ensemble. Il y a la prose qui raconte ce qui est et qui le distribue dans notre entendement, côte à côte. Il y a, soudain, la poésie, je veux dire l’invention du sens à travers les signes, le geste inaugural d’un seul qui fait de cette image la première, celle qui nous accueille au monde, celle, peut-être, qui nous réconcilie. »
Claude Esteban
Le travail du visible et autre essais
Fourbis, 1992
15:26 Publié dans Arts, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, le travail du visible, fourbis, claude lorrain; image, figuratif, récit, réel, sensible, prose, poésie
vendredi, 29 mai 2020
Claude Esteban, « D’une couleur qui fut donnée à la mer »
DR
« Le poème ne se situe sans doute pas à l’origine du langage, du moins est-il consubstantiel au devenir de la langue, ou plus justement, des langues multiples de la terre, à ces mots qui s’inventent, s’opposent, se concertent, ici et là, sous des ciels dissemblables, par des étendues qui s’ignorent et qui toutes ensemble font notre monde. Mallarmé, ce questionneur tenace de l’idée, mais aussi, et peut-être davantage, cet artisan du mot le plus juste, s’alarmait – qu’on me permette l’écho symbolique de son nom – du “défaut des langues1”, de leur inaptitude à restituer toute la saveur du réel, et il imputait ce manque à l’absence d’une langue unique, où rien n’eût été perdu de la substance de l’immédiat. On peut aussi, me semble-t-il, à rebours de sa rêverie, se féliciter au contraire de cette pluralité des idiomes que la faute immémoriale de Babel a infligée aux peuples et à leur dispersion planétaire, non point – ce serait là corroborer la vindicte d’un dieu jaloux – pour que prolifèrent entre eux l’équivoque, la confusion, le mensonge, mais à seule fin que chacun dans sa différence façonne sa langue à lui, c’est-à-dire, assume et renforce par les liens de la parenté une relation plus étroite, plus adéquate, entre les données du sensible – l’olivier, la vigne, la mer, ou pour d’autres, la lande, la brume, la bruyère – et cette formulation qui s’élabore dans sa bouche, et qui fait de chaque dialecte, serait-il réduit au cercle de l’horizon, comme la plante la plus tenace de son pays, celle qu’on ne parviendra demain à déraciner sans que tout meure autour d’elle.
De ces alliances, de ces connivences ombreuses du sens et des sens, il se peut que nous ne voulions rien entendre dans notre hâte à nous croire neufs, sans attaches avec la durée et le lent parcours de la langue. Mais qu’un seul vers, et pourquoi pas celui qui m’habite depuis si longtemps, surgisse à l’improviste dans la mémoire, voilà qu’une sorte de mystérieux travail s’accomplit en nous, et comme un dormeur qui sort de ses songes, qui en rassemble précieusement les débris, voilà que la langue se souvient, qu’elle chasse le marmonnement des phrases vaines, qu’elle retrouve cet instant où dans l’éclat matinal de la lumière, elle célébrait la mer couleur de vin2.
Et c’est alors qu’une fraîcheur nous enlève, un souffle dont nous ne cherchons plus à savoir s’il vient des choses ou de nous, et tel Ulysse, le vieux voyageur, découvrant Nausicaa sur la rive, nous pressentons que le monde n’a pas fini de naître, et que les mots, les mots d’un poème, peuvent le dire encore. »
1. Stéphane Mallarmé, Crise de vers
2. Homère. L’Odyssée.
La mer couleur de vin est le titre d’un livre de récits de Leonardo Sciascia, traduit par Jacques de Pressac, et publié chez Denoël. (Notes du blogueur)
Claude Esteban
D’une couleur qui fut donnée à la mer
Fourbis, 1997
15:45 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, d'une couleur qui fut donnée à la mer, fourbis
jeudi, 28 mai 2020
Claude Esteban, 5 pages de « Sur la dernière lande »
DR
« Ce sera le soir, la même heure
du soir, les colombes
commenceront à se poser sur les branches,
quelqu’un dira, comme
l’herbe est haute, allons nous asseoir,
racontons-nous
pour passer le temps une histoire un peu folle,
celle d’un roi
qui croyait tout savoir et qui perdit
tout, quelqu’un
dira, c’en est fini des fables
tristes, oublions-les,
comme le soleil se couche lentement.
*
Tout sera fini, nous regarderons
un petit arbre rose
et les pétales tomberont sur nous
doucement, il y aura
du soleil et sans doute au loin la forme
vague d’un nuage
comme pour dire que les choses
ne pèsent plus et ce sera
comme si le malheur était une histoire
vieille,
si vieille que personne ne se souvient.
*
La nuit ne reviendra plus, on pourra
marcher, toi et moi,
loin des routes, chanter, dire merci
à chaque feuille, on était
si nus, si tremblants, qui nous reconnaîtra
dans nos vêtements de lumière
qui voudra dire, ceux-là
sont morts, ils avaient souffert trop longtemps
car nous serons debout
parmi tous ceux qui tombent, nous
qui n’avions plus rien, nous donnerons tout.
*
Ah la feuille, la feuille du saule
qui ne guérit pas, qui console
tu vas par les ombres grises,
le soleil n’est plus ton ami
si tu te perds à midi,
suis le chemin des chenilles
ah la feuille, la feuille du lierre
qui s’attache et qui persévère.
*
Et peut-être que tout était écrit dans le livre
mais le livre s’est perdu
ou quelqu’un l’a jeté dans les ronces
sans le lire
n’importe, ce qui fut écrit
demeure, même
obscur, un autre qui n’a pas vécu
tout cela
et sans connaître la langue du livre, comprendra
chaque mot
et quand il aura lu, quelque chose
de nous se lèvera
un souffle, une sorte de sourire entre les pierres. »
Claude Esteban
Sur la dernière lande
Fourbis, 1996
repris in Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001
15:55 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre, Poésie | Lien permanent | Tags : claude esteban, sur la dernière lande, fourbis, gallimard
mercredi, 27 mai 2020
Claude Esteban, « Compartiment C, voiture 293 »
Edward Hopper, Compartment C, car 293, 1938, Collection IBM, Armonk, New York
« On prend encore le train pour voyager, surtout lorsqu’on est une jeune femme seule. Il y a des trains commodes qui partent en fin d’après-midi et qui vous laissent, le soir, déjà loin des grandes villes, dans de charmantes gares de province. On peut ainsi, sans vraiment se fatiguer, rejoindre sa famille pour le week-end, et revenir le dimanche, pas trop tard, après avoir embrassé ses parents, sur le quai, dans une gentille station en briques rouges. Il y a des compartiments pour dames, où une dame peut lire sans être dérangée, ou bien regarder tout simplement le paysage. Mais la nuit tombe vite, et il vaut mieux feuilleter un magazine pour dames que l’on a acheté avant de partir et qui est plein d’articles intéressants pour entretenir son jardin ou se faire friser les cheveux. Ce sont des compartiments très agréables, presque des salons. Les banquettes sont en velours vert avec de gros accoudoirs sur l’allée centrale. Dans l’angle supérieur, il y a une lampe avec un abat-jour blanc, presque une lampe de chevet. La lumière qu’elle diffuse est douce. Sur le dossier, la housse blanche est toujours très propre. Les employés doivent la changer tous les jours, peut-être même à chaque voyage. C’est presque comme si l’on était chez soi, avec quelque chose en plus, le paysage qui bouge, un pont de pierre que l’on aperçoit, juste un instant, à travers la vitre. On peut croiser les jambes, mais il est préférable de garder son chapeau. Une autre dame pourrait venir s’asseoir en face de vous, une dame un peu âgée, très convenable. On parlerait alors avec elle, après un moment, par courtoisie. On dirait que l’on apprécie cette couleur vert pâle des fauteuils, qu’elle est reposante, même si, pour sa part, on aurait choisi le rose. On parlerait peut-être aussi du temps. On regretterait qu’il fasse si chaud, en fin d’été, dans les grandes villes. On dirait qu’on aimerait vivre à la campagne, dans une ferme, avec des animaux. On a gardé son chapeau, on est seule dans le compartiment. Le temps passe. On a presque fini de lire cette revue. Il ne reste plus que les mots croisés. On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacent en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde les jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines. »
Claude Esteban
Soleil dans une pièce vide
Flammarion, 1991
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