lundi, 11 mai 2020
André Gorz, « Lettre à D. »
André & Dorine, DR
« […] Nous pouvions presque tout mettre en commun parce que nous n’avions presque rien au départ. Il suffisait que je consente à vivre ce que je vivais, à aimer plus que tout ton regard, ta voix, ton odeur, tes doigts fuselés, ta façon d’habiter ton corps pour que tout l’avenir s’ouvre pour nous.
Seulement voilà : tu m’avais fourni la possibilité de m’évader de moi-même et de m’installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l’irréalisation du réel, moi-même y compris, auquel je procédais depuis sept ou huit ans par l’activité d’écrire. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j’étais un réfugié à l’existence illégitime, dont l’avenir ne dépassait jamais trois mois. Je n’avais pas envie de revenir sur terre. Je trouvais refuge dans une expérience merveilleuse et refusais qu’elle soit rattrapée par le réel. Je refusais au fond de moi ce qui, dans l’idée et la réalité du mariage, implique ce retour au réel. Aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours cherché à ne pas exister. Tu as dû travailler des années durant pour me faire assumer mon existence. Et ce travail, je crois bien, n’a jamais été achevé.
[…] J’ai eu beaucoup de difficultés avec l’amour (auquel Sartre avait consacré environ trente pages de L’Être et le Néant) car il est impossible d’expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l’exclusion de toute autre.
À l’époque, je n’ai pas cherché la réponse à cette question dans l’expérience que j’étais en train de vivre. Je n’ai pas découvert, comme je viens de le faire ici, quel était le socle de notre amour. Ni que le fait d’être obsédé, à la fois douloureusement et délicieusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente du goût que nous avons de nos corps – et quand je dis corps je n’oublie pas que “l’âme est le corps” chez Merleau-Ponty aussi bien que chez Sartre – renvoie à des expériences fondatrices, plongeant leurs racines dans l’enfance : à la découverte première, originaire, des émotions qu’une voix, une odeur, une couleur de peau, une façon de se mouvoir et d’être, qui seront pour toujours la norme idéale, peuvent faire résonner en moi. C’est cela : la passion amoureuse est une manière d’entrer en résonnance avec l’autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie.
[…] Tu viens juste d’avoir quatre-vingt deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que je ne comble que ton corps serré contre le mien. La nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. j’entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante : “Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr” et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »
Kathleen Ferrier & Bruno Walter, Frauenliebe und Leben, de Robert Schumann : https://www.youtube.com/watch?v=Xljmp4jvIG4
André Gorz
Lettre à D. — Histoire d’un amour
Galilée, 2006
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2861
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dimanche, 10 mai 2020
Gérard Haller, « all / ein »
DR
« […]
nuit / 21
allein
allein
[TU APPELLES]
TOI : tu es là / MOI : oui
[TEMPS]
c’est comme la mer
on veut y retourner on appelle on appelle on voudrait faire que c’est fini le séparé mais non
c’est parce que la mer aussi est vide
dedans que tout vient dehors
nuit /22
c’est parce que la mer aussi sans fin se vide
là-bas qu’il y a tout ce va-et-vient ici
des corps et tout tu sais c’est de la poésie
tout ça mais quand même c’est pas rien c’est pas rien
ce reste de peuple ainsi que nous sommes non
ça doit bien faire quelque chose comme un peuple
encore d’être comme ça tenus ensemble
par rien d’autre que les autres non je veux dire
tous ces corps ici devant la mer là oui bleue
ces mouettes là voilà qui rient comme ça
bêtement oui qui crient toujours comme un qui vient
de perdre père et mère [ah les mères les mères ]
et l’air autour sur quoi elles passent leur temps
oh / et l’eau dessous qui les attend voilà qui
leur tend les bras on dirait ça fait quelque chose
non que tout ça se touche comme ça ici
exposé bord à bord / oh / peaux / oh / et os eaux
air écume embruns vents marées matière quoi
du début à la fin / ô / infini éclat
de matière tout ça à chaque peau chaque grain
de peau et chaque de poussière je dis in
ouï corps à corps tout ça de la matière oui
le plus pauvre galet aussi bien cette moule
là cette capote cette vieille bouteille (vide
tu penses bien) et cette vague au loin ces seins
de lait ce lit ce bateau ce bout de papier
à lettres (tiens tiens encore un des ces robin
son là-bas sur son lit de pluie) et cette vieille
sèche à encre et ces vers blancs dedans toujours prêts
à tout décomposer oui c’est comme ça oui
qu’il y a quelque chose comme la poé
sie
nuit / 23
allein
allein
la nuit chaque nuit les mots du dehors et les mots du dedans se joignent dans toi et disjoignent tu dis et comme ça sans fin t’abandonnent toi aussi au battement de tout
oui tu sais c’est comme ça
nuit / 24
chaque nuit tu dis ça revient
les mots d’avant te manquer
komm
viens
komm
komm jetzt
c’est fini
komm / geh
c’est fini
geh jetzt
geh
va
allez
ça va aller
oui tu sais c’est comme ça
c’est pour appeler
c’est tout c’est parce que les mots aussi sont coupés de tout qu’il faut répéter l’appel »
Gérard Haller
all / ein
Galilée, 2003
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2870
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samedi, 09 mai 2020
Pascal Quignard, « Désenchanter »
« […] Tout homme qui œuvre est un juste. Comment son art justifie-t-il l’artisan ? L’homme qui œuvre à sa chose encore inexistante est justifié par l’émotion improviste qu’il lui arrive d’éprouver en regardant ce qu’il a fait autrefois.
Quand nous inventons, la surprise de l’invention échappe, puisque nous la préparons et que nous l’ajustons. Mais le temps s’écoule. Et, alors que nous n’avons pas conservé la mémoire de sa fabrication laborieuse, elle nous a surpris. Ce destin où les sources se mêlent nous approche de l’impétuosité de la source. C’est cette proximité au chaos qui nous juge. C’est notre seul juge. Nous ne pouvons pas en vérité nous faire un mérite de la joie qu’elle nous a délivrée en retour. Ce qui nous console dans ce que nous avons fait n’est pas la reconnaissance des hommes, ni l’instant de la vente et le produit qui en résulte, ni l’admiration de quelques-uns, mais l’attente de ces retours imprévisibles. Ce n’est pas un autre monde ou une postérité dans les siècles qui nous animent : c’est cet oubli de ce que nous avons fait et qui revient sur nous comme une lumière neuve, qui promet notre vie à un court-circuit d’ébahissement et d’anéantissement de nous-mêmes. Ce sont des extases. Nous nous faisons un bonheur de nous perdre dans nos œuvres. Les journées passent alors à la vitesse d'une foudre qui tombe. Alors nous pleurons des pleurs qui ne nous sont plus personnels et qui se fondent au premier Déluge que les dieux assourdis envoyèrent. Nous nous engloutissons.
[…]
J’ai les doigts vides.
Je ne supporte ni ordre, ni sens, ni paix. Je ramasse les séquelles du temps. Je mets en lambeaux les règles du passé et du présent que je n’ai jamais comprises.
Logos voulait jadis dire “collecte”. Je collecte les décombres, les trouées de lumière fugitive,
les “intervalles morts”,
l’intrus et le désorienté,
les sordidissima de l’antre : la nuit est le fond des mondes. Tout va au non-langage. J’ai essayé de faire revenir des choses qui étaient sans code, sans chant et sans langage et qui erraient vers la source du monde. Il fallait penser jusqu’à l’absence d’issue d’une fonction prédatrice vide. J’aurais voulu relancer l’épidémie d’anachorèse des anciens Romains, lorsque Auguste imposa dans le sang l’empire, ou l’exil baroque des Solitaires que Rome, le ministère et le roi pourchassaient et désiraient éradiquer, perturbant les images que les historiens avaient construites, je ne m’y serais sans doute pas pris autrement. J’aimerais avoir tout replongé dans une espèce d’activité mythique.
Naître ne sert aucune cause et ne connaît pas de fin : certainement pas la mort.
Il n’y a pas de fin parce que la mort n’achève pas. La mort ne termine pas : elle interrompt. […] »
Pascal Quignard
« IXe traité, Désenchanter »
La haine de la musique
Calmann-Lévy, 1996
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vendredi, 08 mai 2020
Millième page : Pierre Bergounioux / Sophie Chambard, « ARTIS SIMIA NATURA »
C’est un fait aussi ancien que la vie, sans doute, que les apparences trompeuses qu’elle adopte pour assurer sa propre conservation. Du jour qu’ont surgi les premiers prédateurs, leurs proies potentielles ont développé une gamme infinie de moyens de défense, d’esquive ou de dissimulation qui laissent confondus les hommes que nous sommes, l’espèce symbolique par excellence. Les formes, les coloris du règne animal, il en est redevable — et nous qu’ils remplissent d’admiration — à la nécessité, sous peine de mort, de paraître autre qu’on est. La phyllie, le phasme se donnent pour une feuille, une brindille. Nous en avons tiré la leçon. C’est la forêt de Birnham en marche vers le château de Macbeth, toutes les espèces de camouflage, depuis que « le feu tue ».
On ne peut manquer de trouver quelque peu ironique la fantaisie qu’il a pris à Araschiana levana de mimer une carte géographique. Après que nous nous sommes ingéniés à copier la nature, à en relever les contours, la teneur, un petit papillon se mêle d’imiter ce produit hautement élaboré de la culture.
Artis simia natura.
Ce livre d’artiste a été réalisé à 6 exemplaires sur vélin d’Arches, dans la collection Le singulier imprévisible, en octobre 2018.
Il est ici reproduit avec l’amicale autorisation de Sophie Chambard & de Pierre Bergounioux à l’occasion de la millième page du blog Un nécessaire malentendu, qu’ils en soient mille fois remerciés.
17:00 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition, Livre, Sophie Chambard | Lien permanent | Tags : pierre bergounioux, sophie chambard, artis simia natura, le singulier imprévisible, mille pages
jeudi, 07 mai 2020
Durs Grünbein, « Deux poèmes »
DR
« Un mouvement
Ce petit coup de vent éphémère, tourbillon aérien
infinitésimal, quand un
moineau effrayé s’envola sous
mon nez, déjà il était
hors de vue, et une des
feuilles les plus légères le suivit déchiquetée dans
son sillage. (1988)
D’un livre des faiblesses
Un gigantesque agenda, cette vie –
Si différente de ce qu’on attendait, et pourtant telle.
Nous nous voyons, en fermant les yeux,
Dans un ascenceur qui passe par les années comme par des étages.
Souvent, quelqu’un descend en route, court dans le couloir
À la rencontre de lui-même, son propre double.
On trébuche une moitié du chemin, on frappe à la mauvaise porte
Parce qu’un cœur est dessiné dessus. Et alors –
S’affaisser d’épuisement fait tellement de bien.
Chaque jour à présent un pétale tombe
Du bouquet de fleurs délirant qui, hier, manquait
De faire exploser le vase par sa splendeur.
Hortensias bleus, anémones sauvages, tulipes noires –
Tout ça à l’air d’une improvisation libre :
Études pour un piano d’enfant – vers inconsistant.
Et cette inconsistance veut dire : nous mourons
Imperceptiblement ; et soudain nous prenons plaisir
À vivre comme si nous étions immortels,
Alors que l’écriture nous endigue et que le moindre
Mot est crucial. Alors vas-y,
Écris un livre sur tes faiblesses quotidiennes. (2017) »
Durs Grünbein
Presque un chant
suivi de « Notes sur moi-même » par l’auteur
Traduits de l’allemand et présenté par Jean-Yves Masson & Fedora Wesseler
Coll. Du monde entier, Gallimard, 2019
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mercredi, 06 mai 2020
Su Tung po, « Puisant de l’eau dans la rivière pour préparer le thé »
« l’eau vive a besoin d’un feu vif pour bouillir
je me rends au rocher où l’on pêche pour puiser dans l’onde profonde et limpide
avec une grande calebasse emprisonnant la lune, je la transvase dans la jarre
avec une petite louche je remplis la bouilloire nocturne d’eau de la rivière
quand frémit le thé une écume neigeuse se forme
au moment où l’on entend le vent dans les pins*, il faut tout de suite servir
les entrailles desséchées pas encore complètement humidifiées, j’arrête à la troisième tasse
assis, j’écoute dans la ville déserte les coups longs et courts qui annoncent l’heure »
* l’expression « on entend le vent dans les pins » signifie que l’eau commence à frémir — elle est parfois augmentée de « et la pluie dans les cyprès »
Su Tung po (Su Che) — 8 janvier 1037- 24 août 1101
in L’extase du thé — poèmes chinois
Traduits par Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 2002
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mardi, 05 mai 2020
Dušan Matić, « Chambre d’hôtel »
« Au cours de la nuit un homme se réveille, soudain, dans une ville inconnue, dans une chambre d’hôtel inconnue. L’homme entrouvre les volets de la fenêtre. La nuit est paisible.
Des pas inconnus.
Pour la première fois, l’homme se voit autre : inconnu.
D’où lui vient ce corps ? La nostalgie qui l’accompagne ? Les passions ? L’homme allume la lampe. Il contemple son corps. C’est la première fois qu’il voit ce corps. Il marche. Il voit son ombre sur le mur.
En quel lieu ? ce personnage ? ce corps ? ces souvenirs inconnus de lui ? ces pensées ? sa stupeur ? Où descend-il maintenant ? N’est-il pas le témoin inconnu, de ces pas, de sa propre chute ?
Plus un bruit.
L’écho des pas inconnus se fait entendre à nouveau. Qui portent-ils ? Où se presse celui qui marche ?
L’homme retourne à ses souvenirs. Aucune trace de souvenir. Ils sont vides, vidés – flacons vides qui auraient pu (qui auraient dû) être pleins. Qui détient l’eau potable du souvenir ? Ne reste-t-il que ces formes vides ?
Seule est réelle cette obscurité autour de lui, autour des souvenirs, autour de ce corps inconnu.
Qui habite ce corps ? Les passions, celle de la nuit d’abord, puis les autres, passions dévorantes qui disparaissent, sitôt présentes. Que faut-il faire ? Que doit-il faire pour éteindre ce feu, celui des souvenirs, des pensées, le feu insatiable des passions.
Au-dehors, le bruit des pas a cessé. C’était donc lui-même celui-là qui marchait sous la fenêtre. Où courait-il ? Pourquoi fuir ? Fuir cette ombre sur le mur, ce corps.
De nouveau, les pas.
Qui donc à son réveil imagine cet inconnu ? Pourtant, l’homme est sans besoins, sans désirs, absent. Où situer cet impossible passé : la vie ?
Ne pas aller jusqu’à cette ombre, là, sur le mur. Ne pas croire à ses pas, à ses désirs, à ses passions, à cette lampe qui le projette là, sur le mur.
Quels témoignages ? Que faire de celui qui ne peut ni ne sait plus dormir ? que faire de cette impitoyable renaissance ?
Sur la rive enfin déserte, il “est” à peine ce corps, cette ombre esquissée, aussi intouchable que son corps, lointaine, qui disparaît dans ce lieu qu’il ne peut ni ne veut circonscrire. À chaque nuit, pour chaque réveil, le démon de sa nuit – plus et moins qu’un homme, plus et moins qu’une ombre. Et ce dernier même, il ne le hait point.
Pour la première fois, l’homme s’est à lui-même apparu – ombre incertaine, l’ombre d’un rêve. Semblable à cette voix, en lui, en moi, proche de moi, la voix d’un autre, en tous cas.
Cela, je l’ai compris tout de suite.
Toujours ce masque, sur le visage, collé à ses tempes. Je marche, porteur de ce masque – et, chaque fois, un masque différent qu’il ne reconnaît pas. […] »
Dušan Matić,
« Chambre d’hôtel »
La porte de nuit – songes et mensonges de la nuit II
Traduit du serbe par André Dalmas
Illustrations de Gérard Titus-Carmel
Fata Morgana, 1973
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lundi, 04 mai 2020
Vadim Kozovoï, « Hors de la colline »
litographie de Henri Michaux
« Entre deux points de douleur, la poésie est la voie la plus courte. Courte tellement qu’à son coup solitaire tombe décapité le temps.
Il reste
Seul mon pin qu’il soit près de ta montagne
les ailes rognées ni ne tourne la tête
limpide est sans cils la merveille citadelle
aux aiguilles des yeux en coulisse de colombe
est-ce au fils de bâtir par vallées décrépites ?
leurs saisons s’enlisent et leur siècle croule…
ériger à nouveau sous l’orage proche ?
les lointains on y touche foules se resserrent…
si tant est vu tordu dilapidé en miettes
filouté flûté tout sauf la limpide
près de la montagne seul mon pin reste
sans tourner les yeux au passé quittes
à scruter quelle merveille et rien tête à dire
rien de plus aux ailes rognées au cimeterre
Ton aile
Aile de hölderlin en détresse flottant par sa propre seule faute d’illimité
d’une faille timide m’a effarouché au point de l’aube l’argileuse fente
car la veille au soir dans les purs-étangs nous avions moi et mioche mon petit
vu un hippopotame tenter ivre noir d’abreuver un cygne plus noir vêtu
fut verdâtre la brute aux souliers tordus qui sous hardes sans indices d’âge
étirait à bleuir craquelées serrant les babines au nuage frissonneux de sang
que son âme à vau-l’eau de s’ouvrir transie pourchassait au loin bouche volcanique
et souffrait de la noire inaccessibilité du bec noir sous la tienne seule en détresse »
Vadim Kozovoï
Hors de la colline
Version française de l’auteur avec la collaboration de Michel Deguy et de Jacques Dupin
Illustrations de Henri Michaux
Postface de Maurice Blanchot
Hermann, 1984
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dimanche, 03 mai 2020
Yves Bonnefoy, « Deux poèmes »
DR
« L’arbre, la lampe
L’arbre vieillit dans l’arbre, c’est l’été.
L’oiseau franchit le chant de l’oiseau et s’évade.
Le rouge de la robe illumine et disperse
Loin, au ciel, le charroi de l’antique douleur.
Ô fragile pays,
Comme la flamme d’une lampe que l’on porte,
Proche étant le sommeil dans la sève du monde,
Simple le battement de l’âme partagée.
Toi aussi tu aimes l’instant où la lumière des lampes
Se décolore et rêve dans le jour.
Tu sais que c’est l’obscur de ton cœur qui guérit,
La barque qui rejoint le rivage et tombe.
Une voix
Combien simples, oh fûmes-nous, parmi les branches,
Inexistants, allant au même pas,
Une ombre aimant une ombre, et l’espace des branches
Ne criant pas du poids d’ombres, ne bougeant pas.
Je t’avais converti aux sommeils sans alarmes,
Aux pas sans lendemains, aux jours sans devenir,
À l’effraie aux buissons quand la nuit claire tombe,
Tournant vers nous ses yeux de terre sans retour.
À mon silence ; à mes angoisses sans tristesse
Où tu cherchais le goût du temps qui va mûrir.
À de grands chemins clos, où venait boire l’astre
Immobile d’aimer, de prendre et de mourir. »
Yves Bonnefoy
Pierre écrite
Mercure de France, 1965
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samedi, 02 mai 2020
Malcolm Lowry, « Deux poèmes »
© Júlio Pomar
« Poème bizarre
J’ai connu un homme sans cœur :
Il dit que des enfants le lui ont arraché
Et l’ont donné à un loup affamé
Qui s’est enfui l’emportant dans sa gueule.
Et les enfants ont fui avec l’instituteur ;
L’animal aussi s’est enfui bien vite,
Et derrière lui, bizarre poursuite,
Titubait encor cet homme sans cœur.
J’ai vu cet homme l’autre jour,
Gonflé d’un orgueil ridicule,
Le cœur remis en place et la mine égayée ;
À son côté, tout radouci, trottait le loup.
Pierres blessées
Parfois l’enfant ne sait pas dire son chagrin,
Mais il entend, le soir, les étranges présages
Qui annoncent aux pierres blessées, à même le sol,
Leur libération, ou il apprend que les pierres
Cœurs brisés, ont parfois l’éclat dur d’un langage.
Le bruit de la mer rugit au vestiaire
— Et un reproche ; mais cela même est rassurant :
Un reproche de moins entre lui et la mort…
Et là, sur le tapis devant la cheminée,
Il regarde l’enfer et voit son avenir
— Qui sait, peut-être une chambre de chauffe ? —
Pourtant l’enfant, je pense, a connu des fous-rires
(On dit que de la vie ce sont les seuls remèdes),
Et puis, n’eût-il pas survécu,
Saurait-il que Rimbaud a connu ces chagrins,
Rimbaud dont l’âge d’homme aussi, comme le sien,
Fut déserté d’amour et privé de langage ? »
Malcolm Lowry
Pour l’amour de mourir
Traduit par J.-M. Lucchioni
Préface de Bernard Noël
Goauches découpées de Júlio Pomar
Coll. Le Milieu, éditions de la Différence, 1976
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vendredi, 01 mai 2020
Charles Cros, « La vie idéale »
Autoportrait de Charles Cros
« à May
Une salle avec du feu, des bougies,
Des soupers toujours servis, des guitares,
Des fleurets, des fleurs, tous les tabacs rares,
Où l’on causerait pourtant sans orgies.
Au printemps lilas, roses et muguets,
En été jasmins, œillets et tilleuls,
Rempliraient la nuit du grand parc où, seuls
Parfois, les rêveurs fuiraient les bruits gais.
Les hommes seraient tous de bonne race,
Dompteurs familiers des Muses hautaines,
Et les femmes, sans cancans et sans haines,
Illumineraient les soirs de leur grâce.
Et l’on songerait, parmi ces parfums
De bras, d’éventails, de fleurs, de peignoirs,
De fins cheveux blonds, de lourds cheveux noirs,
Aux pays lointains, aux siècles défunts. »
Charles Cros
Le coffret de santal — 1873
in « Œuvres complètes »
Jean-Jacques Pauvert, 1964
16:10 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : charles cros, la vie idéale, le coffert de santal, autorportrait, œuvres complètes, jean-jacques pauvert
jeudi, 30 avril 2020
Alain Veinstein, « De loin »
DR
« De loin, avec l’enfant,
non pas avec les mots.
Enfermé là, comme autrefois,
sans un mot, sans changement.
Nul pas franchi, comme avant,
et ce n’est qu’une partie du jour.
* * *
Personne au commencement.
Cette chambre. Le silence. Impossible
de savoir si le jour est gagné.
Je cherche les mots d’une phrase perdue,
une phrase du temps où je vivais
de mon travail…
* * *
Bien plus tard, je ne sais plus le jour,
pas un mot en retour, le silence,
le poids d’une main
comme jamais l’amour…
Mon enfant (qui peut le dire ?)
c’est possible, c’est donc possible –
même un enfant
dans cette chambre où nous grimaçons
à cause du soleil.
* * *
Ӄvanoui de nous
aux commencements…”
“Je donnerais mon sang
pour mettre fin
au supplice…”
Vers l’absence de soutien,
revenir à la terre, l’étendue. »
Alain Veinstein
Même un enfant
Le Collet de Buffle, 1988
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