mercredi, 29 avril 2020
Franck Venaille, « Pour en finir… »
DR
Pour en finir, jamais souvenir d’enfance ce
Garçon au tablier noir est-ce vraiment moi ?
Pour en finir il faudrait que la faute, enfin,
Soit reconnue telle : tout cela dans une odeur
Forte de prêtre Le péché sent L’homme en
Noir également N’y touchez pas ! Ne mettez
Jamais plus votre chair contre celle de l’en-
Fant Que vous ne prendrez plus sur vos genoux
Pour finir, en terminer à jamais avec vous.
* * *
Nos blessures intimes demandent à s’asseoir près de
Nous sur le banc, avec une sorte de tristesse avide
Un besoin mélancolique de partager le chagrin du
Temps Que pouvons-nous pour elles ? Que faut-il
Leur dire ? Comment ne pas être touché par leur
Silence ? Sont-elles à la recherche de l’absolu, là
Où il se trouve ? Bercé par le corps qui souffre, lui,
D’avoir à leur parler comme on le fait avec des
Enfants fiévreux Dans un monde combien las !
* * *
Ô visages égarés sur la route du temps quand
Le corps entier tentait de découvrir qui il
Était vraiment Ô complicité de cette jeunesse
Qui ne fut jamais mienne, combien maladroit à la
Recherche des autres, voués, eux, à l’harmonie
Et moi suffoquant sous les mots serrés en gorge,
Ô gauche, amer, refusant tout contact avec la
Vie généreuse, celle de deux inconnus mêlés
Enlacés, découvrant ensemble les miracles ! »
Franck Venaille
Ça
Mercure de France, 2009
17:29 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : franck venaille, pour en finir…, ça, mercure de france
mardi, 28 avril 2020
Claude Margat, « Chant de l’arbre d’or »
© : les Yeux d'Izo
« Un jour
la bouche a nommé
brume qui jamais ne se lève
l’appui sans parole
le souffle sans image
combien de jours avant
combien ?
Il y eut ensuite
cet autre jour
millénaire de désirs et de peine
entre ciel et sentier
l’herbe gelée sous un vent blanc
et dans les yeux
de longues histoires d’aveugles
Ailleurs
un azur impeccable
laissait suinter sang et sable
présent passé qu’importe
mur de soie ou feuillage d’or
si s’interrompait le murmure des choses
qui en retrouverait la mélodie ?
Le regard va
un autre au sein du même attend
présence de chose
remplace la chose
mais n’en fait rien
Le tourbillon de vent
qui porte l’âme
et fait voler à l’angle du vieux mur
les feuilles mortes
est comme aujourd’hui
celui qui tourne
dans le creux de ta main
il parle
mais qui l’écoute ?
On dit en effet qu’un jour parfois
le temps cesse d’aller
mais est-ce d’aller qu’il cesse
ou de venir
le temps ?
Dans l’âtre tout à coup
le feu s’emballe
au cœur du brasier apparaît
la caverne où naquit
l’immaculé Phénix
chaque mot comme un nuage
avance entre son ombre et son contraire
chaque vivant
vers sa propre absence
Tout au loin
tout au fond de
l’hermétique mémoire s’affranchit
l’écume de la vague où
le rocher commence
à se pencher vers le caillou
l’arbre vers l’air
le ciel vers la terre
la pensée vers son propre suspend
On sait bien qu’il vient de loin
le puissant appel
on sait qu’il vient d’avant
comme un grand vent d’espace et
qu’à l’endroit où l’élan s’épuise et
fait retour sur lui-même
bat le temps juste
le temps qui anime l’aile et porte
la lumière où rien
jamais
n’est encore joué. »
Claude Margat
En marge d’une vie
Préface de Bernard Noël
L’Atelier du Grand Tétras, 2016
en prime, le film consacré à Claude par les yeux d’Izo :
https://www.youtube.com/watch?time_continue=8&v=KM1MODCix2A&feature=emb_logo
16:44 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : claude margat, chant de l'arbre d'or, en marge d'une vie, bernard noël, l'atelier du grand tétras
lundi, 27 avril 2020
Emily Dickinson, « Fais-moi un tableau de soleil »
« Fais-moi un tableau du soleil —
Que je l’accroche dans ma chambre.
Et fasse semblant de me réchauffer
Quand les autres s’écrieront “Jour” !
Dessine-moi un Rouge-gorge — sur une tige —
À l’entendre, je rêverai,
Et quand les Vergers ne chanteront plus —
Rangerai — mon simulacre —
Dis-moi s’il fait vraiment — chaud à midi —
Si ce sont des Boutons d’or — qui “voltigent” —
Ou des Papillons — qui “fleurissent” ?
Puis — omets — le gel — sur la prairie —
Omets la Rousseur — sur l’arbre —
Jouons à ceux-là — jamais n’adviennent ! » 1861
Emily Dickinson
Y aura-t-il pour de vrai un matin ?
Traduit et présenté par Claire Malroux
Domaine Romantique, José Corti, 2008
18:01 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : emily dickinson, fais-moi un tableau du soleil, y aura-it-il pour de vrai un matin, claire malroux, josé corti
dimanche, 26 avril 2020
Jean de la Croix, « Chanson entre l’âme et l’époux 1 à 12 »
« I
Épouse
Mais où t’es-tu caché
me laissant gémissante mon ami ?
Après m’avoir blessée
tel le cerf tu as fui,
sortant j’ai crié, tu étais parti.
2
Pâtres qui monterez
là-haut sur les collines aux bergeries,
si par chance voyez
qui j’aime dites-lui
que je languis, je souffre et meurs pour lui.
3
Mes amours poursuivrai,
j’irai par les montagnes et les rivières,
les fleurs ne cueillerai,
ne craindrai lions, panthères
et passerai les forts et les frontières.
4
Demande aux créatures
Ô forêts et taillis
que mon ami a de sa main plantés,
verdoyantes prairies
de fleurs tout émaillées,
dites si parmi vous il est passé.
5
Réponse des créatures
Mille grâces versant,
en hâte par ces bois il est passé
et en les regardant
son visage a jeté
sur eux le vêtement de la beauté.
6
Épouse
Ah, qui me guérira !
Achève enfin d’entièrement t’offrir,
ne me dépêche pas
d’envoyés pour me dire
ce qui ne peut répondre à mon désir.
7
Et tous ceux-là qui errent
me vont de toi mille grâces évoquant
et tous plus me lacèrent
et me laisse mourante
je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.
8
Mais comment vivre encore,
âme, là où tu vis ne vivant pas,
et faisant pour ta mort
les traits que tu reçois
de ce qu’en toi de l’ami tu conçois ?
9
Pourquoi l’ayant meurtri,
n’as-tu pas soulagé le cœur blessé
et, me l’ayant ravi,
pourquoi l’avoir laissé
sans emporter ce que tu as volé ?
10
Mon tourment, éteins-le
puisqu’à l’apaiser nul ne suffira
et que te voient mes yeux
car tu es leur éclat
et je ne veux les avoir que pour toi.
11
Cristalline fontaine,
si, parmi tes visages argentés,
tu figurais, soudaine,
les yeux si désirés
qui sont dans mes entrailles dessinés.
12
Ami détourne-les,
le vol me prend
Époux
Colombe, reviens-moi,
voici le cerf blessé
qu’au tertre on aperçoit,
qui au vent de ton vol s’aère et boit. »
Jean de la Croix
Cantique spirituel
traduit de l’espagnol par Jacques Ancet
in « Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres »
édition de Jean Canavaggio
Pléiade / Gallimard, 2012
15:36 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jean de la croix, chanson entre l'âme et l'époux 1 à 12, jacques ancet, œuvres, jean canavaggio, pléiade gallimard
samedi, 25 avril 2020
Luís de Camões, « Deux sonnets »
« Amour, j’avais perdu toute espérance
lorsque j’ai visité ton temple souverain ;
pour laisser un témoin de mon naufrage,
au lieu de vêtements, j’ai déposé ma vie.
Que veux-tu donc de plus ? Tu as détruit
tous les ravissements que j’ai connus.
Ne songe pas à me forcer la main :
je ne sais retourner en un lieu sans issue.
Voici mon espérance et ma vie et mon âme,
ces doux trophées de mon bonheur passé
autant que l’a voulu la belle que j’adore.
Tu peux, sur ces trophées, prendre de moi vengeance ;
et si tu ne t’es pas encore assez vengé,
contente-toi des larmes que je pleure.
* * *
Être hardi jamais n’a fait tort en amour
et aux audacieux la Fortune sourit ;
car toujours la craintive lâcheté
est un boulet pour une pensée libre.
Ceux qui montent au Firmament sublime
trouvent là leur étoile qui les guide ;
car le bonheur enclos dans l’imagination
n’est que pure illusion, le vent l’emporte.
Il faut ouvrir une voie à la chance ;
nul ne sera heureux s’il n’agit par lui-même ;
les débuts seuls sont aidés par le sort.
C’est être brave et non fou que d’oser ;
celui qui de vous voir aura la chance
perdra par lâcheté s’il ne bannit sa peur. »
Luís de Camões
La poésie lyrique – une anthologie
Traduit du portugais par Maryvonne Boudoy & Anne-Marie Quint
L’Escampette, 2001
Pour fêter l’anniversaire de la Révolution des Œillets,
25 avril 1974
16:12 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : luís de camões, sonnet, la poésie lyrique, maryvonne boudoy, anne-marie quint, l'escampette
vendredi, 24 avril 2020
Jean Ristat, « Le Parlement d’amour »
DR
« J’aurai vieilli avant l’âge dans le regard
Des jeunes gens comme un miroir éteint l’ardeur
N’y fait rien quand les loups rôdent par les chemins
Sautent de rochers en rochers ou bien se terrent
Dans les cavernes immobiles l’œil mauvais la
Bouche pour mordre lorsque passe un enfant pâle
Et solitaire je poursuis ma route sans
Savoir où la nuit m’emporte j’attends le dé
Nouement à qui parler quelle épaule où crier
Je n’entends que le vent dans les pins sa chanson
Triste et monotone comme un air démodé
Demain peut-être il fera jour demain peut-être
Nous ne mourrons pas nous oublierons le malheur
Il y aura dans les verres un vin d’italie
Des palmes pour l’amour et dans la tête des
Cloches comme à pâques la volée bourdonne
Pour croire encore au printemps nous n’aurons plus peur »
Jean Ristat
Le Parlement d’amour
Gallimard,1993
16:21 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jean ristat, le parlement d'amour, gallimard
jeudi, 23 avril 2020
Pascal Quignard, « Bacon à Chandos »
© : claude chambard
« […] Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C’est-à-dire quand vous n’étiez même pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu. La subjectivité n’est qu’une mélancolie, une aire nue qui n’apparaît si terriblement que quand le flot de la sève et du sang se retire, et non quand le langage déserte. Alors travaillez toutes ces impuissances à dire et forcez, pressez, cultivez toutes les détresses qui en découlent. La langue dont vous disposez a la capacité de votre émotion puisqu’elle en est le lit. Il ne faut pas travailler la langue pour jouir d’elle, ni pour s’abuser, ni pour l’orner, ni pour respecter ses règles, ni pour séduire d’autres hommes, ni même pour héler une femme qui s’est perdue à l’instant de naître et dont la perte vous poursuit d’une façon insaisissable après qu’elle vous a abandonné dans le jour. Il ne faut pas décomposer l’âme dans un esprit d’autopsie alors que ce n’est qu’un souffle emprunté à l’air que la naissance délivre. Il faut adorer, dans la langue acquise, la défaillance d’acquisition qui limite tout sans cesse et qui ne la borne jamais. Il faut lutter avec cette défaillance à dire le monde perdu. […]»
Pascal Quignard
La Réponse à Lord Chandos
Galilée, 2020
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3525
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.
16:19 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : pascal quignard, bacon à chandos, la réponse à lord chandos, galilée, anniversaire
mardi, 21 avril 2020
Umberto Saba, « Deux poèmes »
DR
« Après la tristesse
Ce pain a goût de souvenir,
que j’ai mangé dans cette pauvre auberge,
au point le plus perdu, le plus encombré du port.
J’aime le goût amer de cette bière,
assis à mi-chemin du retour,
face aux montagnes ennuagées et au phare.
Mon âme venue à bout de l’une de ses peines
avec des yeux nouveaux dans le soir ancien
regarde un pilote avec sa femme enceinte ;
puis un bâtiment dont la vieille coque
lui au soleil, et dont la cheminée
longue comme ses deux mâts est un dessin
d’enfant que j’ai fait, il y a bien vingt ans.
Et qui m’aurait prédit ma vie
aussi belle, avec tant de doux tourments,
et tant de béatitude solitaire !
1910-1912
Pour une fable nouvelle
Tous les ans, un pas en avant et le monde dix
en arrière. À la fin, je suis resté seul.
Mais tu me rends ce que j’ai perdu, rossignol
qui te poses sur ma branche, et tu racontes
pour moi l’histoire de l’ange qui vit
deux jours et demi sur la terre. Ta main inexperte
écrit et fait en sorte qu’autour
de la fable nouvelle mes pensées
s’agglutinent avec ardeur comme des abeilles sur le miel.
Tu accuses la difficulté de l’art et les mots
d’être de glace pour l’image. Et moi, je pense
que tu es plus jeunot que ton âge ;
que celui qui mûrit vite (c’est un vieux dicton)
tombe en peu de temps de sa tige. »
1947-1948
Umberto Saba
Il Canzoniere
Traduit de l’italien par Odette Kaan, Nathalie Castagné, Laïla et Moënis Taha-Hussein et René de Ceccaty
L’Âge d’homme, 1988
19:56 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : umberto saba, après la tristesse, pour une fable nouvelle, il canzoniere, odette kaan, nathalie castagné, laïla et moënis taha-hussein, rené de ceccaty, l'âge d'homme
lundi, 20 avril 2020
Hilda Doolittle, « Le don »
DR
« Au lieu de perles — d’un fermail ouvragé —
d’un bracelet — accepteras-tu ceci ?
Tu sais ce qui est écrit —
tu vas sursauter, t’étonner :
que reste-t-il, quelle formule
après la nuit ? Ceci :
Le monde est encore vierge pour toi,
tu espères, tu attends —
tu es comme les enfants,
tu hantes tes propres pas,
pour grappiller ici ou là — peigne
qui aurait glissé,
gland doré, effiloché,
arraché à ton écharpe,
tortillonné entre tes doigts si fins,
échappé dans la rue —
fleur déchue.
Ne me crois pas si candide,
moi qui ai tenté de te retenir
au moment où le gosse dans la rue se jetait
sur les perles que tu avais semées
ce jour-là (il faisait chaud)
quand ton collier s’est cassé.
Ne va pas rêver que je parle
comme une qui serait frustrée de plaisir,
une malade, qui tremblerait à chaque battement de cœur,
paralysée, tendue à lâcher prise,
et qui dit, à bout de souffle :
ces poires mûres
sont trop amères au goût,
ce vin est trafiqué, il pique —poison.
Je ne marche pas —
qui marcherait ?
La vie est un trou de bousier — je fuis —
moi, je la rejette,
moi qui gis étendue sur cette couche.
Ton jardin tombait en pente vers la mer,
le myrte recouvrait les allées,
ambre et miel tachaient d’or chaque feuille,
la tête du lys-citron —
une parmi les autres, en nombre —
pesait de tout son poids — toute douceur.
Le cerfeuil odorant
s’étendait au bas du talus,
les violettes striaient l’herbe
de rayures noires.
La maison, elle aussi, était ainsi,
sur-fardée, sur-séduisante —
c’est le monde qui est ainsi.
Nuits sans sommeil,
je me souviens des initiés,
de leurs gestes, de leur regard paisible.
J’ai appris qu’en extase,
durant leur vision, ils parlent
avec une autre race d’êtres,
plus beaux, plus forts que ceux-ci.
J’en rirais presque —
plus beaux, plus forts ?
Peut-être qu’une autre vie fait
toujours contraste avec celle-ci.
Raisonnons :
j’ai vécu comme eux vivent
dans le secret de leurs rites —
ils subissent une grande tension nerveuse
pendant le déroulement du rituel.
Moi, c’est sans cesse que je souffre —
les jours passent, tous semblables,
comme une torture — épuisants.
C’est ce que j’avais oublié la nuit dernière :
tu n’es certes pas à blâmer,
il n’y a là rien de ta faute ;
comme à une enfant, une fleur — toute fleur
m’a déchiré le cœur —
chicorée des près, herbe commune,
fantôme de pétale, teinte de fleur
inattendue, l’hiver, sur une branche.
Raisonnons :
une autre vie possède ce qui manque à celle-ci,
une mer sans marées, sans mouvement —
qui ne nous force nullement
à nous hausser jusqu’à elle, à suivre son rythme —
une bande de sable,
sans jardin au-delà, qui étouffe
de l’odeur de ses cerfeuils —
un coteau recouvert non de violettes noires
mais de pierres, de rochers nus,
d’arbres nains, tordus, sans beauté
qui fasse distraction — qui presse
folie sur folie.
Un lieu tranquille, voilà tout,
et peut-être quelque horreur aussi,
quelque hideur pour frapper la beauté
d’un sceau, d’un signe — impossible à changer —
sur nos cœurs.
Je n’envoie pas de collier de perles,
pas de bracelet — accepte ce seul cadeau-ci. »
Hilda Doolittle
Le jardin près de la mer (1916)
Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry
Orphée / La différence, 1992
18:49 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : hilda dollittle, le don, le jardin près de la mer, jean-paul auxeméry, orphée, la différence
dimanche, 19 avril 2020
Louis-René des Forêts, « Ostinato »
DR
« Le gris argent du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leurs feuilles.
Le parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.
La colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et parfume les prairies.
Le rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d’une bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.
Les craquements nocturnes de la peur.
Le goût des mûres cueillies au fourré où l’on se cache et qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche.
La rude voix de l’océan étouffé par la hauteur des murailles.
Les caresses pénétrantes qui flattent l’enfance sans entamer sa candeur.
La rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées aux vocables latins enveloppent dans l’exultation des liturgies pour célébrer la formidable absence du maître souverain.
Les grands jeux dits innocents où les corps se chevauchent dans la poussière avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à l’insulte et aux railleries.
Le bel été qui tient les bêtes en arrêt et l’adolescent comme un vagabond assoupi sur la pierre.
Le pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d’inquiétude.
Le vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l’écharde du repentir.
Les fêtes intimes d’une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses des oiseaux.
La fausse guerre dans les cavernes et la neige de Lorraine. Le désastre public sanctionné par l’ignorance, l’avilissement, les aberrations de l’esprit, les discordes, tous les décrets et spoliations qui préparent aux grands ouvrages de la mort.
L’attente du petit jour, l’ivresse d’avoir peur, les risques encourus aux clairières à franchir d’une foulée haletante.
La fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.
Le cri émerveillé des naissances. La riante turbulence des oisillons qui s’éveillent et s’abandonnent au vertige encore inouï de la langue.
La foudre meurtrière.
L’enfant si belle couchée dans la chaleur blanche.
Le temps qui les en éloigne cruellement sans desserrer la souffrance.
Les nuits de mauvais sommeil, la parole perdue, son dépôt amer. Les pages embrasées par liasses comme on se dépouille d’un habit impur.
Le coude-à-coude serré dans l’abandon au rêve d’un renouveau qui abolirait les distances.
Tout ce qui ne peut se dire qu’au moyen du silence, et la musique, cette musique des violons et des voix venues de si haut qu’on oublie qu’elles ne sont pas éternelles.
Il y a ce que nul n’a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse.
Mais quand le tour est joué, faut-il en appeler à l’ancienne vie, réinventer son théâtre étonnant, avec ses cris, ses sauvages blessures, ses folies et ses larmes, si c’est pour n’y faire figurer que cette seule ombre tout occupée par le souci de la mort à inscrire son nom sur un tas de déchets hors d’usage ? Vieilleries, vieilleries ! Mettez le feu au décor, réduisez ce décor en cendres, foulez cette cendre avec la même indifférence que la terre qui n’est qu’un charnier où le bruit de nos pas sonne aussi creux que les os des morts.
– Tout ceci n’est donc qu’une fantasmagorie ! Il faut tout brûler ?
– Laissez. Le temps s’en chargera. »
Louis-René des Forêts
Ostinato
Mercure de France, 1997
15:54 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : louis-rené des forêts, ostinato, mercure de france
samedi, 18 avril 2020
Giuseppe Ungaretti, « Trois poèmes de “Dialogue” »
DR
« Don
Dors à présent, cœur inquiet,
Dors à présent, va, dors.
Dors, l’hiver
T’a envahi, menace,
Crie : “Je te tuerai,
Tu n’auras plus sommeil.”
Ma bouche, dis-tu, donne
Paix à ton cœur,
Dors, dors en paix,
Écoute, va, ton amoureuse
Pour triompher de la mort, cœur inquiet.
Tu as vu dans mes yeux
Tu prêtes à l’horrible solitude
Pouvoir de courir au Jardin,
Généreux amour.
Tu as vu dans mes yeux s’éteindre
L’amassement de tant de souvenirs
Chaque jour plus féroces,
Et un seul souvenir
Prendre forme soudain.
Ton âme l’a enfermé dans mon cœur
Et je suis né de nouveau.
À l’épouvante de la solitude
Tu offres le miracle de ces libres jours.
Guéris-moi de l’âge, donatrice enfant.
L’éclair de la bouche
Des milliers d’hommes avant moi,
Même plus que moi chargés d’âge,
Mortellement furent blessés
Par l’éclair d’une bouche.
Ce n’est pas une raison
Qui apaise la douleur.
Mais qu’avec compassion tu me regardes
Et parles, un chant commence,
J’oublie que la blessure brûle. »
1966-1968, Traduction : Philippe Jaccottet
Giuseppe Ungaretti
Vie d’un homme – Poésie 1914-1970
Traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin
Préface de Philippe Jaccotet,
Éditions de Minuit/Gallimard, 1973
14:34 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : giuseppe ungaretti, dialogue, don, tu as vu dans mes yeux, l'éclair de ta bouche, vie d'un homme, philippe jaccottet, minuit, gallimard
vendredi, 17 avril 2020
Herberto Helder, « Du monde »
DR
« Celui qui atteint son poème par ce que les poèmes ont de plus haut,
touche au lieu où c’en est fini du monde : je ne le veux pas
pour le charme, ou l’erreur, dit-il,
je le veux pour l’étoile plénière qui existe à certains endroits de certains poèmes
abrupts, sans indication d’auteur.
Il y découvrit ce que tout cela contenait
d’âpreté :
plutonium, l’abîme.
La lune travaillait à la vitesse de la splendeur.
Les clous vivants au-dedans de la tête, je sais.
Un vase fait sur le vif, soufflé chaud, dit-il, je sais.
Le système du son au plus secret du poème à jamais,
poème intact, de
musique et
d’exaltation.
Où se trouve pour le délire, dans la partie
haute, dévorée par l’or, la partie inhospitalière.
Hanté aussi par le plus simple :
quantité et fraîcheur, un exemple :
les fruits enivrent.
Quelqu’un a dit : l’étoile absolue a pénétré ta douceur.
De traverse en traverse d’os – parce que tu étais vierge – alors elle te transmua,
fils.
La bouche meurtrie par l’air inspiré, l’air expiré.
Brûlé là où la chair se ferme, ou bien ouvert peut-on
dire
comme un trou de matière maternelle.
Un âpre tas de sacs en haut :
des sacs brillants, des sacs de sang amarré.
————
Miroir qui regarde un miroir : image
arrachant à l’image, oh
merveille de sa profondeur même, l’eau vive
que son œuvre enchâsse, lumière tissée
pour qu’on voie la lumière.
————
Œuvre à cette chose ancienne tandis que le monde marche
sur son centre,
comme si chaque point de ton ouvrage formait le cœur du monde. »
Herberto Helder
« Du monde » – 1994
in Le poème continu – 1961-2008
Traduit du portugais par Magali Montagné et Max de Carvalho
Préface de Patrick Quillier
Chandeigne, 2002, réédition, Poésie / Gallimard, 2010
16:22 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : herberto helder, du monde, le poème continu, magali montagné, max de carvalho, patrick quillier, chandeigne, poésie gallimard