mardi, 26 mai 2020
Claude Esteban, Trois pages de « L’insomnie, journal »
DR
« Corridors
Qu’on ne ferme pas la porte
durant la nuit.
Non, s’il vous plaît. Pas même
si le vent caille
en pierre fine,
en air irrespirable, en
poumon gris.
Non. Il se peut
qu’une tête s’approche,
le chignon d’une femme,
une virtualité.
Laissez-la venir. Qu’elle passe
et qu’elle se perde,
pauvre ombre sans corps
entre les murs
entre les flaques de sang
inodores.
Laissez la porte
ouverte à qui voudra
aller et venir
entre deux fêtes
sans lendemain.
27 déc. 86
Matin
Le jour qui n’a pas été
continue de revenir.
Il descend dans la rue
et déambule
entre les gilets neufs et les bouteilles,
léchant les vitrines,
dorant les statues.
Le jour qui n’a pas été
ne se défend pas. Il
n’a pas besoin de voir, il sait
tout.
Qui va vivre et qui
porte déjà
le signe de la mort à la boutonnière.
Le jour qui n’a pas été
ne me connaît pas
et il cogne à moi sur les trottoirs.
28 déc. 86
Ombre
Elle me dit : viens. J’avance
mais je ne la trouve pas.
Je trébuche dans mon sommeil
sur des milliers de mouettes,
sur des bateaux sans moteur, sur
des bicyclettes,
sur des rapports scellés auxquels je ne comprends rien.
Elle me dit : viens. Et je n’ai
plus de bras
ni d’yeux pour voir, ni nom
entier.
Elle me dit : viens. Mais l’insomnie
tire le rideau.
30 déc. 86 »
Claude Esteban
L’insomnie, journal
traduit de l’espagnol par Emmanuel Hocquard & Raquel Levy
Fourbis, 1991
Extrait du seul livre pour lequel la langue espagnole s’est imposée à Claude Esteban. Publié dans cette langue avec une traduction italienne de Jacqueline Risset sous le titre Diaro immovil par Scheiwiller à Milan en 1987. Claude Esteban ne voulut pas se traduire en français. Emmanuel & Raquel donnèrent cette version, remercions-les.
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lundi, 25 mai 2020
Isabelle Baladine Howald, « La lisibilité des signes »
Isabelle Baladine Howald, entre Sophie & Claude Chambard, été 1985, château de Bonaguil
« J’avais six ans, j’apprenais à lire, à écrire, de façon inséparable.
Je n’ai désormais plus jamais séparé ces deux choses.
Je lisais tout, le moindre panneau, la moindre affiche, la moindre enseigne, le dos d’une boîte, l’étiquette d’un produit, et les livres, tous les livres. J’ai lu tard des livres enfantins, et suis passée en un mois de temps à la littérature.
J’écrivais très mal, c’est toujours le cas —“Écriture impossible”, sur les bulletins ; ça ne m’a jamais arrêtée… J’avais trouvé un monde, le mien, silencieux, solitaire, d’où je n’émergeais que contrainte et forcée, à demi hallucinée, peuplée de fantômes.
Maupassant, dans un de ses livres, décrit son “éblouissement”, enfant, découvrant lors d’un mariage – il me semble –, en se glissant sous la table, “le bracelet de chair” entre le bas et la jarretelle de la jeune fille, tellement émerveillé qu’il dit avoir passé le reste de sa vie à la recherche de ce qu’il éprouva ce jour-là et qu’il n’a, bien sûr, qu’illusoirement retrouvé de temps en temps… C’est le sujet de tous ses livres : l’illusion perdue. L’écriture a de l’expérience érotique au moins cette approche de l’autre dont on ne fait que s’approcher. Mais l’autre, pas plus que l’écriture, personne, jamais, ne l’aura à soi.
La découverte de ce continent fut mon éblouissement à moi. Je passerai ma vie à rechercher cet instant et, parfois, parfois, éperdument reconnaissante, je m’en approche.
Je passerai ma vie à aimer les livres, à tout aimer d’eux, pas seulement les lire ou en écrire. J’aime les écrivains, les éditeurs, les libraires, les lecteurs ; j’aime les bibliothèques privées, plus secrètes que les publiques ; j’aime les textes ; j’aime m’occuper des livres, les ranger, les porter, les nettoyer, les couvrir, les dévêtir de ces affreux plastiques qui les isolent de l’air et des mains, les offrir, les annoter, regarder s’ils sont collés ou cousus (je les préfère cousus), prendre le coupe-papier… Il n’y a plus guère que les éditeurs de poésie à ne pas couper les cahiers des livres par avance. Il y a aussi un petit Beckett, L’Image, qui se vend mal, et dont le stock d’exemplaires non découpés n’est sans doute pas encore épuisé…
J’aime tous des livres. Le plus mauvais d’entre eux sera toujours bien traité ; j’aurai toujours du mal à l’imaginer mis au pilon.
Je m’épuise dans cet amour et, parfois, je désespère de tout ce que je ne peux lire.
Dans le jour qui se lève, on me trouve assise à écrire.
C’est sans doute pour retrouver la lisibilité des signes ou écrire le livre qu’à six ans j’ai cru voir. »
Isabelle Baladine Howald
in Soixante-cinq histoires de livres
Arléa, 2003
Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Isabelle Baladine Howald – née le 25 mai1957.
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samedi, 23 mai 2020
Claude Esteban, « L’ordre donné à la nuit »
Le Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1599-1600.
Rome, chapelle Contarelli de l'église saint-Louis-des-Français
« […] je ne puis, aujourd’hui encore, discerner très précisément les mobiles de ce véritable envoûtement qu’a exercé sur moi La Vocation de saint Matthieu. Qu’était-ce donc qui venait là séduire et comme violenter mon regard ? Devais-je l’attribuer à cette façon insolite de disposer les formes dans l’espace, les noyer d’ombres, les harceler d’éclats — ou bien à la scène ici infligée aux yeux et à la conscience par un vouloir farouche ? Dès lors qu’on s’attache à des formulations picturales, en vérité presque toutes celles qui ont précédé le vingtième siècle en Occident, où la représentation figurée est évidente – fictions mythologiques, scénographies sacrées, portraits ou simples paysages –, il se révèle singulièrement ardu, et peut-être chimérique, de faire le départ entre les signes dans leur pure terminologie plastique et ce qu’ils véhiculent d’intentions et de finalités secondes, dont nous sommes en quelque sorte les réceptacles, et même à notre insu. Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant. »
Claude Esteban
L’ordre donné à la nuit
Coll. L’Image, Verdier, 2005
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mercredi, 20 mai 2020
Salah Stétié, « Cinq poèmes de “Inversion de l’arbre et du silence” »
DR
« Dans le cercle du cercle
Est le cercle, est le contenu du cercle
Endormi dans l’oiseau
Au bois très frais de la pluie effrayée
Contenu dans le contenu du doute
: Oiseau de pluie sorti
Le goudronneux l’oiseau
Enfermé dans le doute
Fils du deuil il rompt les fagots de pluie
*
Dans l’immortalité de ce mourir
Avec le bois renoncé de la forêt
Et la fillette et la violette et la craie
La brume ensemencée étant brume
Le soudain corps – brisé sa lampe : larme
Ô recueillie et prise aux cils errants
Le corps ayant brisé sa lampe
Une fillette a recueilli ce peu
De rien au désordre du verre
*
Quelle eau très pure
près des larmes ?
Et qui retient l’éplorée d’une brume
Son bois tremblé
Luttant de ruse avec le rossignol
*
Le livre, le rompu, l’indécidé
En absolu théâtre
Et la poupée de son cri s’est éloignée
Voilée de vin, voilée de pauvre blé
Aux fins du pain inexpliqué, aux fins
, Livre enterré, du blé qui sera blé
Livre enterré dans la terre du livre
Comme poupée séparée de son cri
À l’aube, au tranchant vieilli des charrues
*
L’herbe qui bruit, enfance
Avant mourir, source lavée
Par l’herbe uniquement, tenant
Un peu de neige au feu de la poitrine
La terre aussi : image
Atteinte à la pointe arquée de libellule
Avant la mort, centre
Au centre de cela inapparue
Puis parue Oh ! ô blé de transparence
Par le cristal du centre
Du centre de cela formé de neige
Au point du centre de cela (…) dans le souffle »
Salah Stétié
Inversion de l’arbre et du silence
Gallimard, 1980
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mardi, 19 mai 2020
Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »
« Mes yeux
sont grands ouverts pour toujours
et pourtant j’étais borgne et tous ceux
qui maintenant me plaignent
se moquaient de moi, on criait, vite
vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil
cachez-vous car il jette
le mauvais sort, les filles n’auront jamais
d’amour s’il les regarde et moi
je leur lançais des pierres
et le dedans de mon cœur
devenait chaque fois plus dur et c’est vrai
qu’ils ont peint deux yeux
sur la tablette de cire et que je souris.
* * *
Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma
fourrure, je veux
que tu délires, mon cher amour,
lorsque tu me touches, c’est jour de fête
puisque ton pénis
est grand et qu’il me traverse
je veux
cette sueur encore entre nous comme
un ruisseau de tendresse et qu’il y ait
quand tout s’achève
ce cri, ce repos, ce
cri
où suis-je, mon cher amour, où sont-ils
les chemins pour te rejoindre
dis-moi que tout mon corps
ne va pas mourir
maintenant que les fourmis approchent. »
Claude Esteban
Fayoum
Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000
repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001
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lundi, 18 mai 2020
Bernard Manciet, « Impromptu de Tabago »
DR
« Impromptu de Tabago
Jaspe noir que ce minuit
cette nuit toute une grappe
tourne et tourne sous la main
hanche lisse argile sombre
rôde encore svelte cruche
t’arrondis comme la paume
lune épaule épanouie
sois pavane lune noire
sur la pointe de ton pied
d’une paume sois la joue
et contre la joue oiseau
cruche toute sois un pleur
parole en forme de larme
sombre ou d’un grain de raisin
goût d’argile goût de rhum
goût de larme goût de brume
à l’aube fine chemise
qu’un souffle disperse en bruine
pour qu’au noir d’aube sois brume
grain d’argile chair de poire
cruche pure figue bleue
de salive revêtue
mais gorgée obscur sanglot
langue laquée et léchée
mais de tes grains couronnée
cruche mon figuier en feux
posée au port de Bordeaux
sois plus ronde sous la main
maison où jeunesse habite
d’un alto l’âme sonore
mais oreille d’aromate
où se chuchote le jais
en trille délicieux
figue sèche lèvre épaisse
violette et vanillée
banane mûre ce cou
qui déteint le long des flancs
tulipe la sombre joue
qui renferme ses cachous
maison de musique cruche
musique de Tabago
tourne ton chancellement
entre les doigts et t’incline
et t’inclinent tes coteaux
nous versant fraîcheur de chai
parfum de vin voyagé
tout le flanc d’un cargo lourd
d’une nuit chaude d’épices
d’une sueur d’août humée
cargo de vin charge creuse
de mots purs sous notre langue
de grain de peaux doux couteau
cruche de vin chancelante
qui déborde sur les hanches
soit touffes soit cheveux grappe
boucles par bouquets ce soir
cruche en vigne toute entière
telle un adolescent tournante
bien fessu lorsqu’il se lève
de sources grives frémie
mon argile aux mille pampres
chair de l’âme si le doigt
trace en couleuvre en lierre
de l’orteil jusques au souffle
frêle fêlure un éclair »
Bernard Mancciet
Impromptus
Bilingue
Traduit de l’occitan par l’auteur
L’Escampette, 1997
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dimanche, 17 mai 2020
Àlex Susanna, « Deux poèmes »
DR
« Nature morte
à Miquel Vilà
Sur la table reposent des livres,
des lunettes, un cahier, un crayon :
les instruments de quelqu’un qui a perdu
son temps à lire et à écrire,
à essayer de peaufiner quelque poème
où entrer et se reposer, ou bien se terrer dans son trou
après une journée plutôt morose…
Avant on trouvait encore des gens qui construisaient
des temples, et même d’imposantes cathédrales :
aujourd’hui nous nous contentons, la nuit venue,
d’une grotte, d’un abri quelconque
pour échapper à cet excès de mauvais temps
et cacher le froid qui par dedans nous ravage.
Sur le son et sur le sens
Il arrive que cette langue, la nôtre,
claque encore comme bois vert :
la verrons-nous brûler un jour
en silence comme ses sœurs ?
Tous ces crépitements, ces grésillements,
ces craquements, ces braillements à foison,
la danse de tous ses sons exacerbés
après tant d’années de prostration,
distrait et charme, excite même
mais finit par lasser :
dans le silence de la nuit,
lorsque d’une langue nous attendons
quelque chose de plus qu’une bonne musique,
nous voudrions arriver à entendre,
tout au fond de chaque vers,
le bourdonnement persistant d’une sobre
combustion, le lointain ressac
des jours à jamais perdus,
les brusques poussées des marées
qui trop souvent nous expulsent
de ce que nous croyons vraiment nôtre,
et tout l’enchevêtrement de courants
et de contre-courants d’un temps transformé,
plutôt qu’en un poulain écervelé
qui fuit sans savoir où il va,
en un coureur de fond
de plus en plus épuisé
qui revient constamment sur ses pas
pour voir si jamais il trouve la sortie
du labyrinthe où sans le vouloir
un beau jour il est entré par distraction. »
Àlex Susanna
Inutile poésie
Poèmes traduits du catalan par Bernard Lesfargues
Bilingue
Fédérop, 2001
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samedi, 16 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Trois poèmes »
DR
« Les avantages de l’érudition
Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne
Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer
Un bol de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
De seize ans nées de mon imagination.
Miroir vide
Tant que nous vivons perdus
Dans le règne de la finalité
Nous ne sommes pas libres. Je m’assois
Dans ma cabane de dix mètres carrés.
Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.
Frémissement des feuilles. Murmure
De l’eau sur les rochers.
Le canyon m’enserre.
Au moindre geste, la grenouille de Basho
Sauterait dans la mare.
Tout l’été les feuilles dorées
Des lauriers ont virevolté dans l’espace.
J’ai remarqué aujourd’hui
Qu’une feuille d’érable flottait
Sur la mare. Dans la nuit
Je reste à fixer le feu.
Je voyais autrefois des cités de feu,
Villes, palais, guerres,
Aventures héroïques
Dans les feux de camp de la jeunesse.
Je ne vois plus qu’un feu désormais.
Ma poitrine bouge tranquillement.
Les étoiles bougent là-haut.
Dans l’obscurité transparente
Un dernier tison rougeoie
Parmi les cendres.
Sur la table, il y a une peau de serpent
Desséchée, une pierre brute.
“Dans l’air chaud d’avril…”
Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins,
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où des pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Sequoia
Langsdorffii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence
Qu’en nombre d’années.
Ici, dans la douce et moribonde
Puanteur des fleurs printanières, rejetés,
Deux épaves ensemble,
Sous cet arbre l’espace d’un instant,
Nous avons échappé aux duretés
De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour
Trahi. Et ce qui aurait pu être,
Comme ce qui pourrait être, s’évanouit
Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser
Que ces idéogrammes
Imprimés sur les immortels
Hydrocarbures de chair et de pierre. »
Kenneth Rexroth
Les constellations d’hiver
Poèmes traduits de l’américain par Joël Cornuault
Bilingue
Librairie La Brèche, 1999
http://librairielabrecheditions.blogspot.com/p/catalogue.html
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vendredi, 15 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »
DR
« Au pied du mont Soratte
L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic,
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.
La roue tourne
Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*
Composa quand il avait un certain âge.
Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.
La terre tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au cœur de cents monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus. »
* Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —, aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)
Kenneth Rexroth
L’automne en Californie
Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault
Bilingue
Fédérop, 1994
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jeudi, 14 mai 2020
Denise Levertov, « Deux poèmes »
DR
« Le lit
Nous sommes une prairie où bruissent les abeilles,
l’esprit, le corps sont presque confondus
lorsque le feu s’avive dans le poêle
et que nos yeux se ferment,
et que, bouche à bouche, blottis
dans la tiédeur de la laine,
nous dormons comme dorment les chevaux dans l’herbage,
à l’unisson. Pourtant l’automne froid
enserre notre lit, et pourtant tout le jour
nous sommes singuliers et souvent solitaires.
Les esprits apaisés
Le voyageur arrive enfin, au cœur de la forêt,
dans la cabane où, lui a-t-on promis,
un sage le recevra.
Mais il n’y a personne ; des oiseaux, des bêtes menues
s’agitent, disparaissent, puis reviennent pour l’observer.
Nul regard humain ne l’accueille.
Pourtant, dans la cabane, il trouve de la nourriture,
gardée chaude près des tisons,
des habits odorants, à sa taille,
pour remplacer les haillons de l’errance,
et une couche de bruyère des collines.
Il reste là, il attend. Chaque jour
quelqu’un charge le feu, remplit la cruche
pendant qu’il dort.
Lui-même tire l’eau du puits,
écrit le récit de ses voyages, guette le bruit d’un pas.
Peu à peu il découvre
que l’absent, le sage, lui parle,
qu’il est présent.
C’est ainsi
que vous m’avez parlé, ainsi que — surprise —
je vous ai entendus. Lorsque j’en ai besoin,
un livre ou une feuille de papier
apparaît dans ma main, où la vôtre a écrit : messages
qui m’attendent sur les étagères de la cave,
dans des boîtes oubliées,
jusqu’à ce que j’écoute.
Vos esprit s’apaisent ;
maintenant, elle regarde, murmurez-vous,
maintenant elle commence à voir. »
Denise Levertov
Un jour commence
Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jean Joubert
Coll. Comme, Les Cahiers des brisants, 1988
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mercredi, 13 mai 2020
Jean-Michel Reynard, « L’enfant-P. »
« “je n’aurai pas aimé…”
— où ne s’inscrit jamais, proférant, l’être que d’un pays — espace auquel, matière ou site, couverture rocheuse debout — le désert, appartiennent : mottes, sémaphores ravinés que nous sommes, rongés, des enfants qui s’ébattent, notre loi, l’hystérie modèle d’un talion, l’effondrement des chevaux et, plus que tout, là-bas, l’heure d’un village ocre et rouge, frêle, blessé de colère, sa souffrance — invalide. mais où la fête pauvre, bientôt, parce qu’un carré d’enfuis vient un moment, s’y rallier, brandit joie et danse, musique, par la bouche épanouie, près du feu, d’un gamin qui suit sa tête en rêvant. enfants porteurs d’hommes. par eux, l’histoire est délestée — ravi le moindre écho de jeu mortel. qu’à chaque rasade, dès lors, ou massacre, le groupe s’esclaffe, les rires qui s’ébrouent retombent au ciel, crèvent en terre, reliefs d’une empreinte dont, d’emblée, le cercle recueilli autour d’un combat d’insectes, vite flambés vifs, aura, dans le regard froid — malice et gaieté misérable — d’une fillette longuement vue, sa cruauté de jour —, déjà récapitulé, ou mimé, la représentation sanglante. seules, comme déborde du lait, bave une peinture, brèves, des charpies de nuages, aube ou soir, frottent encore, lessivent de chair les montagnes, trament d’un chant la dérive infantile du monde. cris. orgies dérisoires. frontière. femmes. et, juste pour finir, cette fille, choisie, aimée, payée pour l’enfance, la même, le retour d’écart en nous — probe, sous l’aveuglement. pour en finir : ensemble. si proches, eux, égaux, manqués l’un l’autre, qu’on ne croit, sans doute, qu’y peser le temps de son âge, la race, vieille avant, avec soi — l’impasse tremblante des yeux, et la bouteille, vide, interminablement pétrie. dans un coin, un nouveau-né pleure. crypte de cette chambre exemplaire, obscure, où, une fois de plus, seule la détresse aura joui. vertige du désir de nier bien plus que de prendre. pour qu’au moins tout s’achève. la mort, la vie, l’image et les jeux. la terre, fatiguée. et la langue. ce qu’un autre enfant va tuer. par chance. servir : baptiser. hurlements, éventaire salubre d’une bataille dans laquelle, comme jadis, on se redresse, déjà mort, pour périr, saigner, et encore choir. étal. pourquoi non ? l’enfant n’aura cessé d’écrire le récit, de tourner les pages. il sourit. il est au monde. la fille bue peut désormais refermer sur le siècle — le nôtre —, naissant, l’anachronisme solaire de ceux qui ne savent plus — ou trop bien — que les enfants seuls jouent à mourir. »
Jean-Michel Reynard
Le détriment
Fourbis, 1992
16:56 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : jean-michel reynard, l'enfant-p., le détriment, fourbis
mardi, 12 mai 2020
Pierre Vandrepote, « Lumière frisante »
Gouache de Christian Bouillé
« Le poète est un regard possible du monde : il est ce fragment qui, par nature, ne peut qu’embrasser la totalité du monde. À la fois centre et marge. Son pouvoir est complet parce qu’exclusif d’aucun autre. Le poète n’impose rien, il est à soi-même sa propre imposition. Sa plus somptueuse parure est sa nudité. Loin de se briser aux frontières de celles des autres, la liberté du poète s’agrandit des libertés de tous comme elle les agrandit en retour.
* * *
À peine la poésie s’est-elle approchée de la fulgurance du monde dans une saisie unique, aussitôt elle dérive à nouveau comme le fétu le plus fragile sur des eaux inconnues.
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La poésie pointe le cœur de toutes les contradictions, mais rien ne prouve qu’une quelconque dialectique permettra jamais de les surmonter : l’homme est un espoir désespéré, un rire chaud et glacé. La poésie se moque des paradis, elle est un appel d’air que rien ne saurait épuiser.
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Lorsque, sans raison apparente, je décide de me jeter dans la rue ; lorsque je plonge dans le gouffre d’une nuit si noire qu’elle m’apparaît comme un trou du réel sans mémoire ; lorsque je croise l’inconnue en bout de piste du rêve-réalité ; lorsque je me dévisage sur le plan des villes qui me sont peut-être à tout jamais interdites ; lorsque le Chevalier à la Sombre Demeure m’invite à jouer le jeu de la dernière partie d’effroi ; lorsque la rue n’est plus que le vertige blanc pris au piège du polaroïd d’une nouvelle Alice ; lorsque le monde s’abolit dans les volets clos de l’amour ; lorsque plus rien ne semble devoir passer puisqu’on est arrivé trop tard à son propre rendez-vous ; lorsque, l’œil fixe mais incroyablement lucide, on éprouve les craquelures du temps dans l’arrière-salle d’un bar qu’on ne connaît pas ; lorsqu’un oiseau s’envole comme un signe impénétrable ; lorsque la tête fait horriblement mal mais qu’on a le sentiment d’avoir gagné quelque chose sur la laideur ; lorsqu’on tente d’appuyer à fond sur l’accélérateur de vie et qu’on se retourne pour mieux rire de soi ; lorsque les après-midis défilent désertiques ; lorsque je ne me suis rendu compte de rien et que je me retrouve assis au bord d’une petite route de montagne ; lorsque je suis joué par les plus petits hasards de la vie ; lorsque le réel est si transparent qu’il prend sa revanche sur son propre poids ; alors je jette mes ciseaux dans le ravin le plus proche et je contemple le grand collage de la pensée et du monde.
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Il n’y a plus d’autre possibilité que celle de déserter sous tous rapports le champ social. Il est temps de croire en nous, en nous seulement, – absolument.
L’individu est pour l’individu son seul exemple, son seul modèle, son seul inconnu. »
Pierre Vandrepote
Lumière frisante
Avec sept gouaches originales de Christian Bouillé
Coll. Cent quatre-vingt degrés, Pierre Bordas et fils, 1983
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