mardi, 19 mai 2020
Claude Esteban, « Deux poèmes de “Fayoum” »
« Mes yeux
sont grands ouverts pour toujours
et pourtant j’étais borgne et tous ceux
qui maintenant me plaignent
se moquaient de moi, on criait, vite
vite, il arrive celui qui n’a qu’un œil
cachez-vous car il jette
le mauvais sort, les filles n’auront jamais
d’amour s’il les regarde et moi
je leur lançais des pierres
et le dedans de mon cœur
devenait chaque fois plus dur et c’est vrai
qu’ils ont peint deux yeux
sur la tablette de cire et que je souris.
* * *
Aimes-tu mes cheveux, mes cils, ma
fourrure, je veux
que tu délires, mon cher amour,
lorsque tu me touches, c’est jour de fête
puisque ton pénis
est grand et qu’il me traverse
je veux
cette sueur encore entre nous comme
un ruisseau de tendresse et qu’il y ait
quand tout s’achève
ce cri, ce repos, ce
cri
où suis-je, mon cher amour, où sont-ils
les chemins pour te rejoindre
dis-moi que tout mon corps
ne va pas mourir
maintenant que les fourmis approchent. »
Claude Esteban
Fayoum
Farrago, 31 décembre 1999 à 199 exemplaires, réservés aux amis de l’auteur & de l’éditeur, tous hors-commerce et numérotés, pour saluer l’an 2000
repris dans Morceaux de ciel, presque rien, Gallimard, 2001
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lundi, 18 mai 2020
Bernard Manciet, « Impromptu de Tabago »
DR
« Impromptu de Tabago
Jaspe noir que ce minuit
cette nuit toute une grappe
tourne et tourne sous la main
hanche lisse argile sombre
rôde encore svelte cruche
t’arrondis comme la paume
lune épaule épanouie
sois pavane lune noire
sur la pointe de ton pied
d’une paume sois la joue
et contre la joue oiseau
cruche toute sois un pleur
parole en forme de larme
sombre ou d’un grain de raisin
goût d’argile goût de rhum
goût de larme goût de brume
à l’aube fine chemise
qu’un souffle disperse en bruine
pour qu’au noir d’aube sois brume
grain d’argile chair de poire
cruche pure figue bleue
de salive revêtue
mais gorgée obscur sanglot
langue laquée et léchée
mais de tes grains couronnée
cruche mon figuier en feux
posée au port de Bordeaux
sois plus ronde sous la main
maison où jeunesse habite
d’un alto l’âme sonore
mais oreille d’aromate
où se chuchote le jais
en trille délicieux
figue sèche lèvre épaisse
violette et vanillée
banane mûre ce cou
qui déteint le long des flancs
tulipe la sombre joue
qui renferme ses cachous
maison de musique cruche
musique de Tabago
tourne ton chancellement
entre les doigts et t’incline
et t’inclinent tes coteaux
nous versant fraîcheur de chai
parfum de vin voyagé
tout le flanc d’un cargo lourd
d’une nuit chaude d’épices
d’une sueur d’août humée
cargo de vin charge creuse
de mots purs sous notre langue
de grain de peaux doux couteau
cruche de vin chancelante
qui déborde sur les hanches
soit touffes soit cheveux grappe
boucles par bouquets ce soir
cruche en vigne toute entière
telle un adolescent tournante
bien fessu lorsqu’il se lève
de sources grives frémie
mon argile aux mille pampres
chair de l’âme si le doigt
trace en couleuvre en lierre
de l’orteil jusques au souffle
frêle fêlure un éclair »
Bernard Mancciet
Impromptus
Bilingue
Traduit de l’occitan par l’auteur
L’Escampette, 1997
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dimanche, 17 mai 2020
Àlex Susanna, « Deux poèmes »
DR
« Nature morte
à Miquel Vilà
Sur la table reposent des livres,
des lunettes, un cahier, un crayon :
les instruments de quelqu’un qui a perdu
son temps à lire et à écrire,
à essayer de peaufiner quelque poème
où entrer et se reposer, ou bien se terrer dans son trou
après une journée plutôt morose…
Avant on trouvait encore des gens qui construisaient
des temples, et même d’imposantes cathédrales :
aujourd’hui nous nous contentons, la nuit venue,
d’une grotte, d’un abri quelconque
pour échapper à cet excès de mauvais temps
et cacher le froid qui par dedans nous ravage.
Sur le son et sur le sens
Il arrive que cette langue, la nôtre,
claque encore comme bois vert :
la verrons-nous brûler un jour
en silence comme ses sœurs ?
Tous ces crépitements, ces grésillements,
ces craquements, ces braillements à foison,
la danse de tous ses sons exacerbés
après tant d’années de prostration,
distrait et charme, excite même
mais finit par lasser :
dans le silence de la nuit,
lorsque d’une langue nous attendons
quelque chose de plus qu’une bonne musique,
nous voudrions arriver à entendre,
tout au fond de chaque vers,
le bourdonnement persistant d’une sobre
combustion, le lointain ressac
des jours à jamais perdus,
les brusques poussées des marées
qui trop souvent nous expulsent
de ce que nous croyons vraiment nôtre,
et tout l’enchevêtrement de courants
et de contre-courants d’un temps transformé,
plutôt qu’en un poulain écervelé
qui fuit sans savoir où il va,
en un coureur de fond
de plus en plus épuisé
qui revient constamment sur ses pas
pour voir si jamais il trouve la sortie
du labyrinthe où sans le vouloir
un beau jour il est entré par distraction. »
Àlex Susanna
Inutile poésie
Poèmes traduits du catalan par Bernard Lesfargues
Bilingue
Fédérop, 2001
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samedi, 16 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Trois poèmes »
DR
« Les avantages de l’érudition
Je suis un homme dépourvu d’ambitions
Et qui a peu d’amis, hautement incapable
De gagner son pain, qui ne
Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité.
Tout seul, mal vêtu, quelle importance ?
À minuit, je mets à chauffer
Un bol de vin blanc à la cardamone.
Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret,
Assis dans le froid à écrire des poèmes,
À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois,
Je copule avec des nymphomanes
De seize ans nées de mon imagination.
Miroir vide
Tant que nous vivons perdus
Dans le règne de la finalité
Nous ne sommes pas libres. Je m’assois
Dans ma cabane de dix mètres carrés.
Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles.
Frémissement des feuilles. Murmure
De l’eau sur les rochers.
Le canyon m’enserre.
Au moindre geste, la grenouille de Basho
Sauterait dans la mare.
Tout l’été les feuilles dorées
Des lauriers ont virevolté dans l’espace.
J’ai remarqué aujourd’hui
Qu’une feuille d’érable flottait
Sur la mare. Dans la nuit
Je reste à fixer le feu.
Je voyais autrefois des cités de feu,
Villes, palais, guerres,
Aventures héroïques
Dans les feux de camp de la jeunesse.
Je ne vois plus qu’un feu désormais.
Ma poitrine bouge tranquillement.
Les étoiles bougent là-haut.
Dans l’obscurité transparente
Un dernier tison rougeoie
Parmi les cendres.
Sur la table, il y a une peau de serpent
Desséchée, une pierre brute.
“Dans l’air chaud d’avril…”
Dans l’air chaud d’avril,
Allongés nus au pied des pins,
Sous l’abri ensoleillé d’une falaise.
Tu t’agenouilles sur moi et je vois
De minuscules empreintes rouges sur tes flancs,
Comme des morsures, là où des pommes de pin
Ont appuyé sur ta peau.
On peut apercevoir les mêmes marques
Incrustées dans le lignite de la falaise
Au-dessus de nous. Sequoia
Langsdorffii avant la période glaciaire,
Et sempervirens de nos jours,
Ce qui ne fait de différence
Qu’en nombre d’années.
Ici, dans la douce et moribonde
Puanteur des fleurs printanières, rejetés,
Deux épaves ensemble,
Sous cet arbre l’espace d’un instant,
Nous avons échappé aux duretés
De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour
Trahi. Et ce qui aurait pu être,
Comme ce qui pourrait être, s’évanouit
Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser
Que ces idéogrammes
Imprimés sur les immortels
Hydrocarbures de chair et de pierre. »
Kenneth Rexroth
Les constellations d’hiver
Poèmes traduits de l’américain par Joël Cornuault
Bilingue
Librairie La Brèche, 1999
http://librairielabrecheditions.blogspot.com/p/catalogue.html
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vendredi, 15 mai 2020
Kenneth Rexroth, « Deux poèmes »
DR
« Au pied du mont Soratte
L’autre jour, dans des rangées
Inexplorées au fond de la bibliothèque,
Cerné par les volumes sévères
De la Patrologie de Migne,
Debout, je lisais les déchirantes
Plaintes d’Abélard. Soudain,
Je m’aperçus que depuis un moment,
Un parfum doux et léger
M’entourait, très subtil, très chic,
Puis, j’entendis le tintement
De fins bracelets et une respiration
Qui ne cessait de monter et descendre.
Dans l’allée, de l’autre côté,
Un garçon et une fille
Faisaient l’amour dans le coin
Le plus reculé du savoir.
La roue tourne
Tu portais robe de satin et voile de gaze
À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades.
J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi*
Composa quand il avait un certain âge.
Ils surent me toucher malgré ma jeunesse.
J’ignorais alors que, à mi-vie,
Une ravissante et jeune danseuse
M’accompagnerait près des chutes de cristal,
Sous les sommets de neige et de granit.
Je savais moins encore qu’elle serait
À la différence de Po, ma propre fille.
La terre tourne vers le soleil.
L’été s’installe sur les cimes.
Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges
Au long des jours lumineux.
Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte
Dans tes cheveux.
Deux fois deux hirondelles d’un vert violet
Jouent au-dessus du lac.
Les oiseaux bleus sont revenus
Nicher sur la petite île.
Les hirondelles boivent au vol,
Badinent, zigzaguent, piquent
Et rappellent celles qui virevoltent
Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches
Une pluie fine traverse le lac
Dans un léger sifflement. Après l’ondée,
Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces
De tortues, naissent au bord du pré.
Les neiges de mille hivers
Fondent sous le soleil d’un unique été.
Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau.
Des truites tournent dans l’eau transparente.
Cris des marmottes, le soir dans les rochers.
Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent.
Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune.
Le tonnerre gronde dans le lointain.
Notre campement, lumière isolée
Au cœur de cents monts et cascades.
Les voix entremêlées de l’eau
Qui chute conversent la nuit durant.
Au chaud dans ton duvet,
Joues et paupières éclairées par les étoiles,
Ton souffle s’abaisse et s’élève
Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée.
Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour.
Dix mille années tournent inchangées.
Cela fut et ne se retrouvera plus. »
* Po Chu Yi ou Bai Juyi — 772-846 —, aussi appelé L’ermite du Mont parfumé (Note du blogueur)
Kenneth Rexroth
L’automne en Californie
Traduit de l’américain et présenté par Joël Cornuault
Bilingue
Fédérop, 1994
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jeudi, 14 mai 2020
Denise Levertov, « Deux poèmes »
DR
« Le lit
Nous sommes une prairie où bruissent les abeilles,
l’esprit, le corps sont presque confondus
lorsque le feu s’avive dans le poêle
et que nos yeux se ferment,
et que, bouche à bouche, blottis
dans la tiédeur de la laine,
nous dormons comme dorment les chevaux dans l’herbage,
à l’unisson. Pourtant l’automne froid
enserre notre lit, et pourtant tout le jour
nous sommes singuliers et souvent solitaires.
Les esprits apaisés
Le voyageur arrive enfin, au cœur de la forêt,
dans la cabane où, lui a-t-on promis,
un sage le recevra.
Mais il n’y a personne ; des oiseaux, des bêtes menues
s’agitent, disparaissent, puis reviennent pour l’observer.
Nul regard humain ne l’accueille.
Pourtant, dans la cabane, il trouve de la nourriture,
gardée chaude près des tisons,
des habits odorants, à sa taille,
pour remplacer les haillons de l’errance,
et une couche de bruyère des collines.
Il reste là, il attend. Chaque jour
quelqu’un charge le feu, remplit la cruche
pendant qu’il dort.
Lui-même tire l’eau du puits,
écrit le récit de ses voyages, guette le bruit d’un pas.
Peu à peu il découvre
que l’absent, le sage, lui parle,
qu’il est présent.
C’est ainsi
que vous m’avez parlé, ainsi que — surprise —
je vous ai entendus. Lorsque j’en ai besoin,
un livre ou une feuille de papier
apparaît dans ma main, où la vôtre a écrit : messages
qui m’attendent sur les étagères de la cave,
dans des boîtes oubliées,
jusqu’à ce que j’écoute.
Vos esprit s’apaisent ;
maintenant, elle regarde, murmurez-vous,
maintenant elle commence à voir. »
Denise Levertov
Un jour commence
Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jean Joubert
Coll. Comme, Les Cahiers des brisants, 1988
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mercredi, 13 mai 2020
Jean-Michel Reynard, « L’enfant-P. »
« “je n’aurai pas aimé…”
— où ne s’inscrit jamais, proférant, l’être que d’un pays — espace auquel, matière ou site, couverture rocheuse debout — le désert, appartiennent : mottes, sémaphores ravinés que nous sommes, rongés, des enfants qui s’ébattent, notre loi, l’hystérie modèle d’un talion, l’effondrement des chevaux et, plus que tout, là-bas, l’heure d’un village ocre et rouge, frêle, blessé de colère, sa souffrance — invalide. mais où la fête pauvre, bientôt, parce qu’un carré d’enfuis vient un moment, s’y rallier, brandit joie et danse, musique, par la bouche épanouie, près du feu, d’un gamin qui suit sa tête en rêvant. enfants porteurs d’hommes. par eux, l’histoire est délestée — ravi le moindre écho de jeu mortel. qu’à chaque rasade, dès lors, ou massacre, le groupe s’esclaffe, les rires qui s’ébrouent retombent au ciel, crèvent en terre, reliefs d’une empreinte dont, d’emblée, le cercle recueilli autour d’un combat d’insectes, vite flambés vifs, aura, dans le regard froid — malice et gaieté misérable — d’une fillette longuement vue, sa cruauté de jour —, déjà récapitulé, ou mimé, la représentation sanglante. seules, comme déborde du lait, bave une peinture, brèves, des charpies de nuages, aube ou soir, frottent encore, lessivent de chair les montagnes, trament d’un chant la dérive infantile du monde. cris. orgies dérisoires. frontière. femmes. et, juste pour finir, cette fille, choisie, aimée, payée pour l’enfance, la même, le retour d’écart en nous — probe, sous l’aveuglement. pour en finir : ensemble. si proches, eux, égaux, manqués l’un l’autre, qu’on ne croit, sans doute, qu’y peser le temps de son âge, la race, vieille avant, avec soi — l’impasse tremblante des yeux, et la bouteille, vide, interminablement pétrie. dans un coin, un nouveau-né pleure. crypte de cette chambre exemplaire, obscure, où, une fois de plus, seule la détresse aura joui. vertige du désir de nier bien plus que de prendre. pour qu’au moins tout s’achève. la mort, la vie, l’image et les jeux. la terre, fatiguée. et la langue. ce qu’un autre enfant va tuer. par chance. servir : baptiser. hurlements, éventaire salubre d’une bataille dans laquelle, comme jadis, on se redresse, déjà mort, pour périr, saigner, et encore choir. étal. pourquoi non ? l’enfant n’aura cessé d’écrire le récit, de tourner les pages. il sourit. il est au monde. la fille bue peut désormais refermer sur le siècle — le nôtre —, naissant, l’anachronisme solaire de ceux qui ne savent plus — ou trop bien — que les enfants seuls jouent à mourir. »
Jean-Michel Reynard
Le détriment
Fourbis, 1992
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mardi, 12 mai 2020
Pierre Vandrepote, « Lumière frisante »
Gouache de Christian Bouillé
« Le poète est un regard possible du monde : il est ce fragment qui, par nature, ne peut qu’embrasser la totalité du monde. À la fois centre et marge. Son pouvoir est complet parce qu’exclusif d’aucun autre. Le poète n’impose rien, il est à soi-même sa propre imposition. Sa plus somptueuse parure est sa nudité. Loin de se briser aux frontières de celles des autres, la liberté du poète s’agrandit des libertés de tous comme elle les agrandit en retour.
* * *
À peine la poésie s’est-elle approchée de la fulgurance du monde dans une saisie unique, aussitôt elle dérive à nouveau comme le fétu le plus fragile sur des eaux inconnues.
* * *
La poésie pointe le cœur de toutes les contradictions, mais rien ne prouve qu’une quelconque dialectique permettra jamais de les surmonter : l’homme est un espoir désespéré, un rire chaud et glacé. La poésie se moque des paradis, elle est un appel d’air que rien ne saurait épuiser.
* * *
Lorsque, sans raison apparente, je décide de me jeter dans la rue ; lorsque je plonge dans le gouffre d’une nuit si noire qu’elle m’apparaît comme un trou du réel sans mémoire ; lorsque je croise l’inconnue en bout de piste du rêve-réalité ; lorsque je me dévisage sur le plan des villes qui me sont peut-être à tout jamais interdites ; lorsque le Chevalier à la Sombre Demeure m’invite à jouer le jeu de la dernière partie d’effroi ; lorsque la rue n’est plus que le vertige blanc pris au piège du polaroïd d’une nouvelle Alice ; lorsque le monde s’abolit dans les volets clos de l’amour ; lorsque plus rien ne semble devoir passer puisqu’on est arrivé trop tard à son propre rendez-vous ; lorsque, l’œil fixe mais incroyablement lucide, on éprouve les craquelures du temps dans l’arrière-salle d’un bar qu’on ne connaît pas ; lorsqu’un oiseau s’envole comme un signe impénétrable ; lorsque la tête fait horriblement mal mais qu’on a le sentiment d’avoir gagné quelque chose sur la laideur ; lorsqu’on tente d’appuyer à fond sur l’accélérateur de vie et qu’on se retourne pour mieux rire de soi ; lorsque les après-midis défilent désertiques ; lorsque je ne me suis rendu compte de rien et que je me retrouve assis au bord d’une petite route de montagne ; lorsque je suis joué par les plus petits hasards de la vie ; lorsque le réel est si transparent qu’il prend sa revanche sur son propre poids ; alors je jette mes ciseaux dans le ravin le plus proche et je contemple le grand collage de la pensée et du monde.
* * *
Il n’y a plus d’autre possibilité que celle de déserter sous tous rapports le champ social. Il est temps de croire en nous, en nous seulement, – absolument.
L’individu est pour l’individu son seul exemple, son seul modèle, son seul inconnu. »
Pierre Vandrepote
Lumière frisante
Avec sept gouaches originales de Christian Bouillé
Coll. Cent quatre-vingt degrés, Pierre Bordas et fils, 1983
16:46 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : pierre vandrepote, lumière frisante, christian bouillé, cent quatre-vingt degrés, pierre bordas et fils
lundi, 11 mai 2020
André Gorz, « Lettre à D. »
André & Dorine, DR
« […] Nous pouvions presque tout mettre en commun parce que nous n’avions presque rien au départ. Il suffisait que je consente à vivre ce que je vivais, à aimer plus que tout ton regard, ta voix, ton odeur, tes doigts fuselés, ta façon d’habiter ton corps pour que tout l’avenir s’ouvre pour nous.
Seulement voilà : tu m’avais fourni la possibilité de m’évader de moi-même et de m’installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l’irréalisation du réel, moi-même y compris, auquel je procédais depuis sept ou huit ans par l’activité d’écrire. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j’étais un réfugié à l’existence illégitime, dont l’avenir ne dépassait jamais trois mois. Je n’avais pas envie de revenir sur terre. Je trouvais refuge dans une expérience merveilleuse et refusais qu’elle soit rattrapée par le réel. Je refusais au fond de moi ce qui, dans l’idée et la réalité du mariage, implique ce retour au réel. Aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours cherché à ne pas exister. Tu as dû travailler des années durant pour me faire assumer mon existence. Et ce travail, je crois bien, n’a jamais été achevé.
[…] J’ai eu beaucoup de difficultés avec l’amour (auquel Sartre avait consacré environ trente pages de L’Être et le Néant) car il est impossible d’expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l’exclusion de toute autre.
À l’époque, je n’ai pas cherché la réponse à cette question dans l’expérience que j’étais en train de vivre. Je n’ai pas découvert, comme je viens de le faire ici, quel était le socle de notre amour. Ni que le fait d’être obsédé, à la fois douloureusement et délicieusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente du goût que nous avons de nos corps – et quand je dis corps je n’oublie pas que “l’âme est le corps” chez Merleau-Ponty aussi bien que chez Sartre – renvoie à des expériences fondatrices, plongeant leurs racines dans l’enfance : à la découverte première, originaire, des émotions qu’une voix, une odeur, une couleur de peau, une façon de se mouvoir et d’être, qui seront pour toujours la norme idéale, peuvent faire résonner en moi. C’est cela : la passion amoureuse est une manière d’entrer en résonnance avec l’autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie.
[…] Tu viens juste d’avoir quatre-vingt deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que je ne comble que ton corps serré contre le mien. La nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. j’entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante : “Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr” et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »
Kathleen Ferrier & Bruno Walter, Frauenliebe und Leben, de Robert Schumann : https://www.youtube.com/watch?v=Xljmp4jvIG4
André Gorz
Lettre à D. — Histoire d’un amour
Galilée, 2006
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2861
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dimanche, 10 mai 2020
Gérard Haller, « all / ein »
DR
« […]
nuit / 21
allein
allein
[TU APPELLES]
TOI : tu es là / MOI : oui
[TEMPS]
c’est comme la mer
on veut y retourner on appelle on appelle on voudrait faire que c’est fini le séparé mais non
c’est parce que la mer aussi est vide
dedans que tout vient dehors
nuit /22
c’est parce que la mer aussi sans fin se vide
là-bas qu’il y a tout ce va-et-vient ici
des corps et tout tu sais c’est de la poésie
tout ça mais quand même c’est pas rien c’est pas rien
ce reste de peuple ainsi que nous sommes non
ça doit bien faire quelque chose comme un peuple
encore d’être comme ça tenus ensemble
par rien d’autre que les autres non je veux dire
tous ces corps ici devant la mer là oui bleue
ces mouettes là voilà qui rient comme ça
bêtement oui qui crient toujours comme un qui vient
de perdre père et mère [ah les mères les mères ]
et l’air autour sur quoi elles passent leur temps
oh / et l’eau dessous qui les attend voilà qui
leur tend les bras on dirait ça fait quelque chose
non que tout ça se touche comme ça ici
exposé bord à bord / oh / peaux / oh / et os eaux
air écume embruns vents marées matière quoi
du début à la fin / ô / infini éclat
de matière tout ça à chaque peau chaque grain
de peau et chaque de poussière je dis in
ouï corps à corps tout ça de la matière oui
le plus pauvre galet aussi bien cette moule
là cette capote cette vieille bouteille (vide
tu penses bien) et cette vague au loin ces seins
de lait ce lit ce bateau ce bout de papier
à lettres (tiens tiens encore un des ces robin
son là-bas sur son lit de pluie) et cette vieille
sèche à encre et ces vers blancs dedans toujours prêts
à tout décomposer oui c’est comme ça oui
qu’il y a quelque chose comme la poé
sie
nuit / 23
allein
allein
la nuit chaque nuit les mots du dehors et les mots du dedans se joignent dans toi et disjoignent tu dis et comme ça sans fin t’abandonnent toi aussi au battement de tout
oui tu sais c’est comme ça
nuit / 24
chaque nuit tu dis ça revient
les mots d’avant te manquer
komm
viens
komm
komm jetzt
c’est fini
komm / geh
c’est fini
geh jetzt
geh
va
allez
ça va aller
oui tu sais c’est comme ça
c’est pour appeler
c’est tout c’est parce que les mots aussi sont coupés de tout qu’il faut répéter l’appel »
Gérard Haller
all / ein
Galilée, 2003
http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2870
16:44 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : gérard haller, all ein, galilée
samedi, 09 mai 2020
Pascal Quignard, « Désenchanter »
« […] Tout homme qui œuvre est un juste. Comment son art justifie-t-il l’artisan ? L’homme qui œuvre à sa chose encore inexistante est justifié par l’émotion improviste qu’il lui arrive d’éprouver en regardant ce qu’il a fait autrefois.
Quand nous inventons, la surprise de l’invention échappe, puisque nous la préparons et que nous l’ajustons. Mais le temps s’écoule. Et, alors que nous n’avons pas conservé la mémoire de sa fabrication laborieuse, elle nous a surpris. Ce destin où les sources se mêlent nous approche de l’impétuosité de la source. C’est cette proximité au chaos qui nous juge. C’est notre seul juge. Nous ne pouvons pas en vérité nous faire un mérite de la joie qu’elle nous a délivrée en retour. Ce qui nous console dans ce que nous avons fait n’est pas la reconnaissance des hommes, ni l’instant de la vente et le produit qui en résulte, ni l’admiration de quelques-uns, mais l’attente de ces retours imprévisibles. Ce n’est pas un autre monde ou une postérité dans les siècles qui nous animent : c’est cet oubli de ce que nous avons fait et qui revient sur nous comme une lumière neuve, qui promet notre vie à un court-circuit d’ébahissement et d’anéantissement de nous-mêmes. Ce sont des extases. Nous nous faisons un bonheur de nous perdre dans nos œuvres. Les journées passent alors à la vitesse d'une foudre qui tombe. Alors nous pleurons des pleurs qui ne nous sont plus personnels et qui se fondent au premier Déluge que les dieux assourdis envoyèrent. Nous nous engloutissons.
[…]
J’ai les doigts vides.
Je ne supporte ni ordre, ni sens, ni paix. Je ramasse les séquelles du temps. Je mets en lambeaux les règles du passé et du présent que je n’ai jamais comprises.
Logos voulait jadis dire “collecte”. Je collecte les décombres, les trouées de lumière fugitive,
les “intervalles morts”,
l’intrus et le désorienté,
les sordidissima de l’antre : la nuit est le fond des mondes. Tout va au non-langage. J’ai essayé de faire revenir des choses qui étaient sans code, sans chant et sans langage et qui erraient vers la source du monde. Il fallait penser jusqu’à l’absence d’issue d’une fonction prédatrice vide. J’aurais voulu relancer l’épidémie d’anachorèse des anciens Romains, lorsque Auguste imposa dans le sang l’empire, ou l’exil baroque des Solitaires que Rome, le ministère et le roi pourchassaient et désiraient éradiquer, perturbant les images que les historiens avaient construites, je ne m’y serais sans doute pas pris autrement. J’aimerais avoir tout replongé dans une espèce d’activité mythique.
Naître ne sert aucune cause et ne connaît pas de fin : certainement pas la mort.
Il n’y a pas de fin parce que la mort n’achève pas. La mort ne termine pas : elle interrompt. […] »
Pascal Quignard
« IXe traité, Désenchanter »
La haine de la musique
Calmann-Lévy, 1996
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vendredi, 08 mai 2020
Millième page : Pierre Bergounioux / Sophie Chambard, « ARTIS SIMIA NATURA »
C’est un fait aussi ancien que la vie, sans doute, que les apparences trompeuses qu’elle adopte pour assurer sa propre conservation. Du jour qu’ont surgi les premiers prédateurs, leurs proies potentielles ont développé une gamme infinie de moyens de défense, d’esquive ou de dissimulation qui laissent confondus les hommes que nous sommes, l’espèce symbolique par excellence. Les formes, les coloris du règne animal, il en est redevable — et nous qu’ils remplissent d’admiration — à la nécessité, sous peine de mort, de paraître autre qu’on est. La phyllie, le phasme se donnent pour une feuille, une brindille. Nous en avons tiré la leçon. C’est la forêt de Birnham en marche vers le château de Macbeth, toutes les espèces de camouflage, depuis que « le feu tue ».
On ne peut manquer de trouver quelque peu ironique la fantaisie qu’il a pris à Araschiana levana de mimer une carte géographique. Après que nous nous sommes ingéniés à copier la nature, à en relever les contours, la teneur, un petit papillon se mêle d’imiter ce produit hautement élaboré de la culture.
Artis simia natura.
Ce livre d’artiste a été réalisé à 6 exemplaires sur vélin d’Arches, dans la collection Le singulier imprévisible, en octobre 2018.
Il est ici reproduit avec l’amicale autorisation de Sophie Chambard & de Pierre Bergounioux à l’occasion de la millième page du blog Un nécessaire malentendu, qu’ils en soient mille fois remerciés.
17:00 Publié dans Anniversaires, Écrivains, Édition, Livre, Sophie Chambard : Boîtes à papillons | Lien permanent | Tags : pierre bergounioux, sophie chambard, artis simia natura, le singulier imprévisible, mille pages