jeudi, 16 avril 2020
Jean-Jacques Viton, « Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé »
DR
« XXII
un matin dans le bas d’un rideau de fenêtre
en travers dans les plis un visage brûlé
plein d’épaisseurs il soutient le regard
observé d’un lit le visage change
les plis du rideau deviennent simples
difficile de retrouver la forme
ce n’est plus un visage on peut chercher
dans l’obscur le clair le gris
quelques angles une ressemblance improbable
écarter les murs comme des feuilles les repousser
pour espérer agrandir l’espace mal composé
des rayons de phares se déplacent au plafond
poursuivis par une troupe de taches sombres
ce sont cinq cents chiens sauvages
un gros chiffre ils bougent dans un galop ralenti
ils suivent une piste déterminée
maintiennent le principe du tout droit
rien n’est décelable en face mais ils passent
c’est un chemin liquide un ciel qui coule
on ne comprend pas de quel côté
il traverse des vides et des volumes
nombreuses surfaces coloriées sans origine
quand il y a du brouillard les maisons sont en paix
dans le brouillard une maison est une maison
ce sont des aspects ou des constellations
des constellations déterminées par le temps
on invente tout avec le tout qui existe
on ne sait jamais au juste ce qu’on pense
où est le vieux vagabond de la Divine Comédie
où est le vieil homme qui traversait Philadelphie
avec trois rouleaux sous le bras
où est le vagabond étrange qui marchait sur l’eau
où est le vieux vagabond qui allait dans les montagnes
les poches pleines de morceaux de pain
qu’il trempait dans des ruisseaux
où est le vagabond noir dernier vestige de Bruegel
personne ne sait ce qu’il a dans son sac
où est Essenine qui profita de la révolution russe
pour courir dans les villages arriérés de la Russie
en buvant du jus de pommes de terre
qui songe en admirant le Jardin de l’Amour de Lahore
à la terrifiante dévastation d’Hiroshima
où sont les crocodiles qui brûlent les arbres avec leur urine
ce sont de fausses routes une idée de frontières
c’est une invention on peut y circuler
microraptor précurseur de six centimètres
avait des pattes antérieures plumées
était-ce un parachute pour les trous forestiers
ou des ailes qui battaient pour propulser
l’ancêtre de l’avion cet oiseau aquatique
dormait à la dérive bec dans la poitrine
rien ne colle ne veut pas dire rien ne va
on entre dans le présent c’est un état
il nous entraîne là où nous ne devions pas aller
la Rift Valley vue de satellite
les Orgues de la chaussée des Géants
la Taïga dans la région de la Kolyma
c’est une invention on peut y circuler
sommes-nous sûrs d’avoir un visage »
Jean-Jacques Viton
Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé
P.O.L, 2008
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mercredi, 15 avril 2020
Bernard Delvaille, « Blanche est l’écharpe d’Yseut »
« À Tintagel
les roses meurent aussi
Un pan de mur
un papier de soleil
quelques mètres carrés de neige
et ce ciel bleu
quand il rentre au matin
avec sur lui
une odeur de garçon
Il oublie tout
né il y a trop longtemps
Il a froid
les anges sont blessés
Ses lèvres sont deux oiseaux
Le mort
qui par sa bouche
du foutre jette encore
c’est lui
Des bruits sourds
dans la nuit
martèlent son cerveau
Il s’endort la main
sur la couverture glacée du livre
prêtant serment
et les draps froids
sont le linceul
préparé pour l’absence
qui est séparation
comme fleur coupée
en vase
au vol des guêpes
funéraires
Mais où dis-tu
qu’il s’est enfui
a-t-il respiré
l’odeur des feuilles
l’appel du matin
quand l’enfance qui n’est pas
ne sera jamais
quand tout serait à naître
mais s’écroule comme
sous le poids du lierre
le mur
Les dieux peut-être
les avaient
l’un à l’autre promis
Désormais
que savent-ils
de ce sommeil interrompu
de ces falaises de la chair
d’où l’on se jette
à l’aube
mordant les draps les lèvres
léchant sur le ventre de l’autre
le sperme de l’enfance
miel dont se nourrissent
ceux qui ne naîtront pas
Que savent-ils de cet instant
où tout se brise où tout
se donne en glace
au jeu du soi et du non-soi
À être un seul
en deux visages
sur les flots
à ne savoir quel est le vrai
on invente ses blessures
ses travestis
Quand vient le bal
on n’est plus deux
mais un motard
aux lèvres peintes
assassin aux yeux faits
vidant sa vie tel un moteur
avant le gel
Et cet enfant
qui n’est pas né
ce frère en l’herbe chaude
est-ce à toi qu’il eût ressemblé
est-ce à moi
Je l’entends dans la nuit
qui marche
et me retourne
quand son pas cherche
à me rejoindre
C’est le poids de mon ombre
cet enfant dont les yeux
ne se sont pas ouverts
qui n’eut pour toute chambre
qu’un ventre de chair et de sang
et un tombeau
Ô laissez-moi je vous en prie
lui tendre le premier rameau
d’aubépine
et partir avec lui
avec toi dans la nuit
des eaux vives
brisé
fidèle à cette image
inconnue
est-il toi
es-tu lui
et
moi
toi
nul ce chemin
qui longe la mer
interlocutrice
dans les ajoncs
Sais-je
ce que de moi il attendait
de celui qui
à sa place
vivrait
qu’il ne connaîtrait pas
Vacant
d’inusité
dans l’aurore glacée
attendre
attendre encore
la barque
qui le ramènerait
si »
Bernard Delvaille
Blanche est l’écharpe d’Yseut
Les Cahiers des brisants, 1980
réédition in Poëmes (1951-1981), Seghers, 1982
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mardi, 14 avril 2020
Mathieu Bénézet, « Toute la lumière était désirable »
« Toute la lumière était désirable.
Maintenant tout est dissous et changé. Tout.
C’est une pluie qui tombe sur moi avec égalité. Je parlais de dormir et de vivre. Mais ce sont nos phrases mêmes.
— Sans nos voix.
— Oui.
Et des couleurs fragiles, presque conservées. Il y avait des entassements de livres et je cherchais à les remuer, de quoi parler. Poursuivre. Je cherchais et je disais :
— Je vais abandonner.
Car, pour finir, toute lumière se brise. Et qu’en dire ? Et pourquoi parler de cendre ? Que ne me suis-je ignoré !
J’ai dit :
— Plus de douleur.
Quand le ciel touchait nos mains. Ce matin j’ai pleuré. Je t’ai écrit une longue lettre que j’ai déchirée. Il ne sert à rien d’écrire ni de parler. C’était l’hiver.
J’attendais le printemps et des choses nouvelles. J’attendais de partir.
— Regarde moi : je suis fou.
C’est la douleur de parler. Viendras-tu.
Et cette noirceur dans le sentier. Mais c’est le printemps. Ô, joie de la ville et de ce café. Je t’ai écrit avec la hâte de me quitter. Pour toi j’ai recopié ces mots : “Inachevé, parmi les plâtres, et des débris de bois — tout un matériel qui eût pu signifier une dévastation.” C’était déjà cela. Quand le souvenir de ta tête près de moi évoque l’odeur du jasmin. Et quinze ans plus tard.
— Pourquoi le roman est-il cette destruction de moi ?
Je ne sais plus ce qui fut. Une larme demeure en moi comme une douceur. Ô, enfant qui respirait dans les fleurs. Mais je suis plus étranger que le reste des hommes. Mais qu’on me laisse, et, content, j’irai jusqu’au jardin. Je me disposerai dans l’ombre et j’attendrai le soir. J’attendrai dans le printemps.
Mais t’en viendras-tu. Ô, fragments et ces brins de vert dans le mur. J’attendais d’écrire et de parler. Que tu me dises ces mots, et ainsi chaque année. Je te disais :
— Plus de douleur.
Ô, sœur oubliée et le ciel de toute part. J’ai passé le chemin et je suis venu jusqu’à toi. C’étaient des tables disposées contre des vitres. Mais je me souviens de fleurs. Je ne sais pourquoi j’évoquais le roman dans ces collines quand j’écoutais le bruit des grillons. »
Mathieu Bénézet
Pantin, canal de l’Ourcq
Coll. Digraphe, dirigée par Jean Ristat, Flammarion, 1981
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lundi, 13 avril 2020
Liliane Giraudon, « Fonction Meyerhold »
© Marc-Antoine Serra
« que bois-tu que fumes-tu
mangez-vous du caviar des aubergines
j’ai épluché pour toi une orange
appelée sanguine les tranches
je les ai disposées sur une petite
soucoupe blanche
ça te rafraîchira »
Liliane Giraudon
Le travail de la viande
P.O.L, 2019
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4796-5
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dimanche, 12 avril 2020
Ariel Spiegler, « Tu es chaud et parfumé »
DR
« Tu es chaud et parfumé ;
tu dors dans tes rêves.
Tu es magnifique, mon grand ami.
Tu as fait de ma vie un jardin,
de mon réveil une valise
pour des vacances au bord de l’Océan.
Tu as bien voulu attendre à la porte
et apprendre le morse
pour que je te comprenne.
Bientôt tu reviendras, tu sonneras,
je t’ouvrirai, je te verrai
je te toucherai, je te retiendrai,
je t’exaspérerai de caresses
et il y aura moins de petits poissons dans la mer,
comme chantait cet homme étrange
à la voix pleine de terre,
que de petits baisers sur ta bouche.
Et je t’emmènerai au pays où je suis née
pour que tu y manges du maïs et des mangues.
Je te montrerai ces drôles de perroquets verts
qui se balancent amoureux,
tous les soirs dans les branches. »
Ariel Spiegler
Jardinier
Gallimard, 2019
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samedi, 11 avril 2020
Emmanuel Hocquard, « Élégie 5 – IV »
© : Claude Royet-Journoud
« Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux :
le jardin d’autrefois et celui d’aujourd’hui,
le jardin immobile.
Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom
et que nous avions appris à nommer ;
Nous progressâmes dans les livres
au milieu de ce que nous apprenions,
L’arbre vivant et l’arbre mort au même titre,
songeant peut-être qu’une telle coïncidence
Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa mort
et la pensée du modèle sa fin.
Notre amour n’eut pas d’autres lieux
Qu’une succession de regards sur des lieux de fortune,
morceaux de choix ravis aux circonstances,
Une alternance de mémoire et d’oubli pour les choses connues
et puis l’indifférence aux choses sues.
Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de tous les jours,
une brèche délibérée dans le temps des paroles.
Et là nous ressentîmes ce que d’autres à notre place
auraient également éprouvé,
Un contentement certain, quoique tempéré,
d’être parvenus là où nous étions parvenus
Et déjà pourtant le vague désir de nous en retourner,
Une telle coïncidence ne pouvant pas durer
puisque sa croissance serait sans fin. »
Emmanuel Hocquard
Les élégies
P.O.L, 1990
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vendredi, 10 avril 2020
Sergueï Essénine, « Je suis toujours le même »
« Je suis toujours le même.
J’ai toujours le même cœur.
Tels des bleuets dans le seigle,
Mes yeux fleurissent sur mon visage.
Déployant la belle nappe de mes vers,
Je veux vous dire quelque chose de doux.
Bonne nuit !
Bonne nuit à tous !
Dans l’herbe du crépuscule,
La faux s’est tue.
Aujourd’hui j’ai très envie
À ma fenêtre de pisser sur la lune.
C’est une telle lumière bleue !
Dans ce bleu même on mourrait sans peine.
Tant pis si je ressemble à un cynique,
Une lanterne accrochée au derrière !
Vieux et bon Pégase fourbu,
Ai-je besoin de ton trot mollasson ?
Je suis venu comme un maître sévère,
Chanter et glorifier les rats.
Ma caboche est comme l’août,
Elle répand le vin écumeux de mes cheveux.
Je veux être une voile jaune
Dans ce pays où nous voguons. »
Novembre 1920
Sergueï Essénine
Poèmes 1910-1925
Bilingue
Traduction du russe et postface de Christian Mouze
Avant-propos : Mots pour Sergueï Essènine (Poèmes) par Olivier Gallon
La Barque, 2015
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jeudi, 09 avril 2020
Emily Jane Brontë, « Il devrait n’être point de désespoir pour toi »
« Il devrait n’être point de désespoir pour toi
Tant que brûlent la nuit les étoiles,
Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,
Que le soleil dore le matin.
Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes
Ruissellent comme une rivière :
Les plus chères de tes années ne sont-elles pas
Autour de ton cœur à jamais ?
Ceux-ci pleurent, tu pleures, il doit en être ainsi ;
Les vents soupirent comme tu soupires,
Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin
Là où gisent les feuilles d’automne.
Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort
Ne saurait être séparé :
Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,
Du moins jamais le cœur brisé. »
Novembre 1839
Emily Jane Brontë
Poèmes
Choisis et traduits d’après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris
Gallimard, 1963
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mercredi, 08 avril 2020
Joë Bousquet, « Isel »
DR
« Vous serez reine, Isel.
Seule, oubliée et triste. Vous avez, chaque jour, ajouté une fleur à un bouquet de roses blanches. Un chagrin plus seul, plus grand, plus oublié que le vôtre attendait l’aumône de ce bouquet.
Les mêmes faits qui nous enveloppaient jadis sans se découvrir, parce que nous aimons, soudain, nous abordent par une autre voie, ils ont une façon nouvelle de nous engager dans ce que nous sommes.
Ceci m’apparaît, m’apprenant mille choses, m’imposant mille exigences. Rien n’a plus le même sens. Chaque fait achève ma vie et la commence. Où il s’est produit, il n’existait qu’en écho, attendant que tous les éléments de mon corps s’étreignent mutuellement en le nommant.
Pendant que nos yeux nous voient, sage, immobile, au bout d’un regard qui se veut indifférent, toute la nuit pourpre qui m’habite se change en vous pour se dévêtir derrière mon cœur, et il me semble qu’aveugle et léger comme mon souffle, je traverse toute la pierre verte et deviens la lueur dont vous faites votre image.
…Toute votre enfance est restée dans la fraîcheur exquise de votre chair. Je voudrais l’y saisir des yeux à la dimension d’une fleur, et, par une action aussi lente que celle du soleil de mai, l’épanouir ; la grandir, courber votre corps à sa rencontre, jusqu’à réunir sur vous cette transparence d’aube et de rosée, tout ce qui évoque une femme, tout ce qui évoque un enfant. Ce doit être le moyen d’élever un corps au-dessus du temps écoulé, comme une étoile, et entrer vivant dans l’oubli des ombres. Se faire, dans un corps que la naïveté de son attitude illumine, l’ombre de celui que l’on porte au-dedans de soi.
Je veux aider le temps à m’apporter celle que vous devenez. Parlez-moi de l’avenir, donnez-moi le moyen de l’appeler en imagination, sur nous. Je veux penser les mois, les semaines, les jours, avant de penser les instants, déshabiller le temps sur la nudité de la nuit qui nous verra…
J’ai voulu que ma vie devienne mon être de chair et qu’elle se sensualise sans se viriliser.
Entre mon amour et Isel il n’y a pas de place pour mon corps. Elle redevient une enfant pour me donner les yeux qui la voient ailleurs. Je voudrais que tout mon être ne fut dans tous ses actes d’autrefois et de demain que la grâce de s’entrepénétrer et la beauté hors vie de son corps en même temps que sa douce présence où s’entrouvrent mes lèvres.
On apprend à être poète, comme on apprend la musique… En s’éloignant intérieurement de chaque mot, jusqu’à y voir le son et la couleur dans l’instant qu’ils s’y épousent. Je veux que son langage lui devienne un instrument pour sensibiliser les choses et pour s’en affranchir. Alors nous serons ensemble, toujours. Le mot attendre ne signifiera plus rien. Car le réel ne s’accroît pas, ne diminue pas, ne se divise pas. Un geste, un regard, élevés jusqu’à un mort d’invention deviennent des cimes, et il n’est rien, alors, dans un jour, un an, dont ils ne soient les sommets.
Je t’apprendrai à aimer la vie qui est l’amour d’elle, à se faire le cœur de l’amour qui a sa beauté pour image. Elle est l’ombre et le chant d’un pin que je vois grandir : G., mon sourire enfant.
Elle m’apportera des heures qui ne finiront pas. »
Joë Bousquet
« Lettres à Isel » in Isel
Rougerie, 1979
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mardi, 07 avril 2020
John Ashbery, « En flânant »
DR
« Quel nom ai-je pour toi ?
Certainement il n’y a pas de nom pour toi
Dans le sens où les étoiles ont un nom
Qui leur va plus ou moins. En flânant,
Objet de curiosité pour quelques-uns,
Mais tu es trop préoccupé
Par la macule secrète dans le dos de ton âme
Pour dire beaucoup, et tu vagues
Souriant à toi-même et aux autres.
C’est décourageant d’être du genre solitaire
Mais en même temps déconcertant,
Improductif, quand tu te rends compte une fois de plus
Que le plus long chemin est le plus efficace,
Celui qui s’enroulerait parmi les îles, et
Tu semblais toujours voyager dans un cercle.
Maintenant que la fin est proche
Les segments du voyage restent ouverts comme une orange.
Il y a de la lumière là-dedans, et du mystère, et de la nourriture.
Viens voir. Ne viens pas pour moi mais pour cela.
Mais si je suis encore ici, permets que nous puissions nous voir l’un l’autre. »
John Ashbery
Quelqu’un que vous avez déjà vu
Traduit de l’américain par Pierre Martory et Anne Talvaz
P.O.L, 1992
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lundi, 06 avril 2020
Henri Deluy, « Deux poèmes de “L’infraction” »
DR
« La plus belle eau
Le lis au lys
Liliacée vous même
Mais au fond
Au fond levé du sexe
L’eau manque encore et toujours
Un peu d’amour
Je ne sais pas où je t’ai vue, la première fois.
C’était peut-être sous une porte cochère.
Le jour des cadeaux. Il pleuvait pour moi.
Tu avais mal aux bras.
J’étais cet enfant-là qui foule les rivières.
Aujourd’hui,
Pour finir,
Tu repasses en moi tes aiguilles et ton faux fil.
Nu dans le chenil,
Je viendrai ce soir
Boire allongé cette eau dont tu es faite.
J’ai ton anniversaire aux bouts des doigts. »
Henri Deluy
L’infraction
Poésie 74, Seghers
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dimanche, 05 avril 2020
W. G. Sebald, « La sombre nuit fait voile »
DR
« III
Dans une cage à grillons chinoise
nous avons gardé un temps le bonheur
enfermé. Les pommes de paradis prospéraient,
splendides, il y avait plein d’or
sur l’aire de battage, et tu disais
que la nuit il fallait veiller sur le fiancé
comme sur un clerc. C’était plus souvent carnaval
pour les enfants. Il y avait dans le ciel
des petits nuages en forme d’agneau. Les amis
venaient déguisés en Ormuz
et Ahriman. Mais ensuite il y eut, inattendue,
cette histoire à propos du monsieur
élégant de l’Opéra, et je trouvai
un orvet dans le poulailler.
Une corneille en volant perdit une plume
blanche, le curé, messager
boiteux en pardessus noir,
apparut seul le matin du Nouvel An
sur le vaste champ de neige.
Depuis nous nous armons
de patience, depuis le sable
s’écoule par la boîte aux lettres,
les plantes en pots ont une drôle de manière
de garder le silence. Une tragédie
nordique, coups d’échec et coups en coin,
nécessairement s’accomplit toujours
la fin. Pourquoi faut-il qu’on s’évertue
à une entreprise aussi difficile ? Le malheur
d’autres gens reste comme consolation
jaune poisson au chapeau de la bien-aimée,
et pourtant il était si beau naguère.
Prose du siècle dernier,
une robe qui s’est prise
dans les chardons, un peu de sang, une
exaltation, une lettre déchirée,
une petite étoile d’uniforme et d’assez longues
stations à la fenêtre. Des rêveries
mauvaises dans une chambre
obscure, des péchés ressassés,
des larmes même et dans la mémoire
des poissons un feu mourant,
Emma en train de brûler
son bouquet de mariée. Que peut bien se dire alors
un pauvre médecin de campagne ? Aux funérailles
il rêve d’une paire de bottes vernies
étincelantes et d’une séduction
posthume. Mais maintenant vient
un temps sans couleur. Toi, au milieu
de l’obscénité aveuglante,
je vais me rappeler ton œil
apeuré, tel que je l’ai vu
pour la première fois,
à Haarlem le jour où
le flot nous emporta par une brèche dans la digue.
Anniversaires et nombres,
comme tout cela est loin,
un tableau plein de lettres à peine
déchiffrables à travers les lentilles
de verre. En fait, j’entends
la petite opticienne chinoise dire en fait,
vous devriez maintenant pouvoir
lire cela facilement, et l’espace d’un instant
je sens le bout de ses doigts
sur mes tempes, je sens
une onde traverser
mon cœur, et je vois dans le carré
lumineux de l’image-test
alignées les lettres
YAMOUSSOUKRO, le nom,
je le sais pertinemment, d’un
grand bateau rouillé
d’Abidjan, qu’il y a des années
j’ai vu un jour sortir
du port de Hambourg.
Des matelots noirs étaient
accoudés au bastingage.
Ils faisaient signe au passage,
le soleil se couchait,
et les ombres déjà
tremblaient
sur leurs bords. »
W. G. Sebald
D’après nature – Poème élémentaire (1988)
Traduit de l’allemand par Sibylle Muller et Patrick Charbonneau
Actes Sud, 2007
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