Marguerite Duras

Que tout avait été habité, occupé, par des peuples, des gouvernements.
Qu’il y avait des palais sur les rives des fleuves et, entre les palais, des fourrés d’orties, de ronces et des nuées d’enfants courants. Des femmes, maigres.
Qu’il y avait des îles.
Des temples.
Qu’il y avait une forêt.
Je ne sais rien des généralités des peuples et du monde.
Aucune d’entre elles ne me tiendra lieu de vous, de cette préférence que je vous porte. Aucune. »
Aurélia Steiner
Mercure de France, 1979, rééd. Folio n° 2009, 1989

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »
« Dans l’enfance déjà le regard ne parvenait pas à trouver des limites à ce qu’il voyait, c’était toujours au-delà, les iris, puis plus loin les pivoines, encore plus loin les lilas, ensuite ne sachant plus, debout devant le grillage rouillé, des arbres, et après ces arbres, des feuillages, et après ces feuillages, le début des montagnes, et après ces montagnes, tout était peut-être inventé, le brouillard, toutes choses qui s’effaçant, menacent, et ne laissent ni voir, ni entourer. »
« Aujourd’hui — mais n’est-ce qu’aujourd’hui ? —, la chose en soi, l’intrinsèque ne comptent plus, seules comptent les conséquences : un événement, un être, une personne, une idée, un objet, on ne leur voit plus que des conséquences. L’être de la chose, l’origine, le mouvement vers ce qui préexiste même à la morale, vers un avant-« Dieu » – ce qui expliquerait pourquoi le remords est si atroce et si, parfois, impossible – sont oubliés parce qu’ils font peur ou parce qu’ils exigent de la pensée. Les idéologues eux-mêmes, ceux qui se font désigner comme philosophes et qui souffrent probablement de cette disparition de l’être, ne traitent plus de l’être mais de la société dans laquelle les êtres doivent se débrouiller. Le faire n’en est pas moins oublié. Il semblerait que ce qui compte c’est seulement les mots par lesquels chacun manifeste qu’il ne veut plus même approcher de l’être ni du faire.»